Entre Paul et Nietzsche, une histoire occidentale !

Du premier, que pourrions-nous bien dire ? Parmi ceux qui, contre vents et marées, restent intrigués par le personnage, combien ont retenu et compris ces trois mots essentiels qui décidèrent de sa nouvelle vie : "Christ en moi ! " ?

Du second, la plupart d’entre nous ne savent rien, ni de sa vie, ni de sa pensée, emportés par l’ouragan qu’il déclencha dans le ciel des hommes : " Dieu est mort ! "

Tout, en apparence, sépare ces deux hommes, Paul étant à l’évidence l’artisan de la propagation du christianisme, Nietzsche, son adversaire déclaré !

Tout bien considéré, une première chose peut toutefois les unir, car si Paul n’est en rien responsable de la déviance de l’Eglise félonne qui verra le jour au crépuscule de l’empire romain, celle-ci est responsable de la confusion faite par Nietzsche entre son discours fallacieux et le véritable christianisme !

La seconde, et non des moindres, c’est ce qu’ils nous disent, l’un et l’autre, de la liberté !

Entre ces deux-là, près de deux mille ans se sont écoulés, bien documentés, et qui nous permettent de soulever un coin du voile sur le mystère de l’exil occidental !

Si, désormais réfugiés au sein des représentations qui sont les nôtres, nous entendions un quidam proclamer en public ces mots étranges : “Non pas moi, mais Christ en moi ! “, son compte ne serait-il pas vite réglé ?…

Ne nous dirions-nous pas : " Quel est cet allumé ? " …

Sans même imaginer braquer enfin les projecteurs sur cette évolution psychique majeure, car ce "moi "qui nous paraît désormais comme "allant de soi" et que nous dégainons plus vite que notre ombre, à tort et à travers, était encore balbutiant à l’époque de Paul !

Pour qui en douterait, ne fit-il pas l'objet, en raison de la responsabilité, de l'autonomie, de la liberté qu'il suppose, d'une vive polémique entre saint-Augustin, retardataire sur ce point, et le moine Pélage ?

Tout ça pour nous confier à la fin de sa vie que, tout compte fait, il n'avait parlé que de cela, de son "moi" ! ...

Entre les premiers signes observés de l'émergence de ce tout nouveau sentiment et ce combat d’arrière-garde d’un éminent Père de l’Eglise, dix siècles au bas mot s’étaient écoulés ! …

Signature de l’individu, ce mutant apparu au beau milieu des siens quelque part entre Homère et Socrate, avant même d’être promu citoyen, il exprimait alors un étrange sentiment d’autonomie, de bouleversante intériorité …

Sur La Porte des Lions, nous avons souvent rappelé cette mutation psychique essentielle, bien documentée en Grèce antique et qui nous annonce, au moment même où le Bouddha, bien que ne se souciant pas habituellement d’histoire et moins encore d’évolution, dénonce de manière véhémente ce "moi" comme fallacieux et cause de nos malheurs !

Observé en biologie, mais jamais ou presque pour ce qui concerne notre psychisme, une avancée se paye souvent d’un recul !

Ainsi, la conscience du moi fit s’éteindre celle du monde suprasensible, bien observée celle-ci par de multiples marqueurs, sans que jamais les deux phénomènes ne soient mis en relation …

Bien avant nos actuels chercheurs, Homère déjà, avait donné l’alerte en décrivant l’émancipation des hommes à la fin de la guerre de Troie, les Grecs s’attribuant la victoire, et les troyens reprochant aux dieux leur terrible défaite !

Ce "moi" est donc bien le sceau de notre liberté nouvelle, au prix de l’oubli toutefois, d'un "exil sans mémoire" diraient les soufis. C’est donc à l’Homme de décider s’il renoue ou non le fil avec ses véritables racines !

C’est tout le sens de cette étrange parole de Paul, comme en écho à la confidence prophétique faite par le Galiléen à la Samaritaine !

Nietzsche en avait décidé tout autrement !

Par où commencer ?

Par la fin peut être !

Ou plus exactement par le début de la fin, par ce moment où Nietzsche "s’apprête" à laisser là son corps, livrant in extremis à ceux qui restent, le temps d’un étrange éclair de "lucidité", quelques propos énigmatiques …

Jugez-en plutôt !

Alors qu'il se promène le long du Pô, il songe à ce professeur de philosophie qu’il fut à Bâle, à ce long combat aussi, finalement victorieux, mené contre les prétentions de son " moi ", son "égoïsme", disait-il …

Enfin, l’illusion s’était dissipée, et, consécration ultime : il est désormais Dionysos !

Le temps toutefois de vaquer à d'autres occupations, car il est aussi ce criminel dont parle la presse du moment …

Il pleure avec son frère cheval, harangue les insensés, les endormis, ces derniers hommes en partance sur le quai de la gare …

La syphilis, l’hérédité, tous s’affrontèrent et s’affrontent encore pour déterminer la cause de sa folie, laissant à d’autres fous, dont votre serviteur, le soin d’observer ce singulier, cet insolent message du destin qu'il s’était efforcé d’aimer …

Nous y reviendrons, l’affaire est d’importance ! 

Un homme pressé !

Pour tenter de comprendre le combat de Nietzsche, ce qu’il est venu faire à la surface de Gaïa à ce moment de l’histoire, il me semblerait fécond d’examiner enfin le psychisme des Grecs d’avant Socrate, période de son cœur, pour ne pas dire "objet de son obsession", après laquelle, selon lui, tout s’est inversé, tout s’est arrêté, tout s’est délité !

Notre fatigue est pourvoyeuse de révoltes radicales, et son jugement épidermique trouva à s’y loger !

Dans un ultime effort de lucidité, tentons toutefois de ne point nous contenter de son opinion, quelque peu bâclée sur cette perversion des valeurs, cette décadence, ce mal absolu, incarnés, selon son mauvais vouloir, par Socrate et Platon et, à leur funeste suite, ce "christianisme" - comme il disait ! - toujours aussi pressé d'en finir ! …

Nous nous pencherons donc sur les raisons de ce bouleversement longtemps oublié des historiens de la philosophie et des mentalités, qu’il aurait de toute façon, n’en doutons pas, rayé d’un habile trait de plume !

Car en effet, à ses mains trop fines la plume légère et assassine réussissait mieux que ce marteau brandi quelque jour de faiblesse, et qu'il avait dû emprunter aux premiers "chrétiens" fanatiques, destructeurs de bas-reliefs, à ces Khmers rouges de la basse antiquité ...

Le rapport à la mort, au corps, à la vie, au temps, à la responsabilité, à soi, à l’autre, au tout autre, au mutisme des cieux, voilà autant de marqueurs des représentations qui, selon moi, une fois précisés, peuvent nous projeter dans une époque révolue, et chemin faisant, nous permettre de découvrir ce que sont devenues les nôtres !

"Ces hommes d’un rapide destin !"

Tel est le témoignage lapidaire qu’il nous reste d’Empédocle quant aux représentations de ses contemporains !

Accessoirement, cette réduction ne pourrait-elle pas convenir à Nietzsche, aussi bien qu’à nous-mêmes, en ce sens que ce premier des soufis désigne ainsi la multitude, celle qui dort en s’éveillant, et envisage la vie, notre vie, comme commençant à la naissance pour se terminer à la mort ?

Plus proche de nous, c’est un peu comme si un physicien disait d’une particule qu’elle existe seulement à l’endroit, et au moment où elle lui apparaît !

Point d’avant pour cette luciole, rien non plus après, aucune chance, selon cet observateur infesté de bon sens, qu’elle puisse exister sous d’autres modalités, et pour tout dire, libre de son regard …

"Mieux vaut être mendiant à la surface de la Terre que roi au royaume des ombres !"

Ce constat amer d’Achille résume en quelque sorte l’attachement des anciens Grecs à cette vie ici-bas, et à elle-seule, par contraste avec la totale dévalorisation de l’après :  Hadès sinistre et froid, royaume des ombres, parcouru ici et là de ces fumées fugitives, vagabondes, que furent les hommes, dénuées de toute conscience …

Comme tout héros, Achille ne doit ce qu’il reste de la sienne qu’aux actes dont il s’est montré capable aux yeux des dieux ; pour autant, en cet endroit régi par l’oubli, il n’a pas plus de personnalité qu’il n’en avait alors qu’il combattait sous les murailles de Troie !

Soudain, en l’espace de deux ou trois siècles, ce qui revient au même à l’échelle de l’évolution, tout bascule, tout s’inverse, au grand dam de Nietzsche qui pourtant, selon nos actuelles conceptions de la vie, à commencer par la sienne, ne pouvait pas être là !

Quelle est cette inversion, ignorée de la plupart de nos historiens de la philosophie, mais à l’évidence pas du sourd ressentiment de Nietzsche, metteur en scène tonitruant, caricatural contempteur de cette tragédie qui nous annonçait ?

Délaissant par idéologie les merveilleux enseignements des mythes : le rapt de Perséphone, ce récit en images du récent processus d’intériorisation, la mise en pièces de Dionysos Zagros par les titans, donnant naissance à l’individu, cet insolent mutant, conscient de son "moi" … nos modernes chercheurs ont dû, comme il se doit désormais, se contenter des symptômes !

Mais il est vrai que ceux-ci sont nombreux : surgissement de l’individu aperçu dans la poésie lyrique, envisageant son écrasante responsabilité dans la tragédie, installée désormais dans un temps linéaire, "psychologique" aurait dit Einstein, inquiétude existentielle, recherche inquiète d’un salut individuel, déplacement de l’enfer et de l’oubli, son implacable loi, de l’instant de la mort à celui de la naissance, émancipation de l’âme, conçue désormais comme une entité distincte du corps, conception révolutionnaire de l'isonomie …

Les philosophes sont avant tout les témoins de leur époque, comme des mutations qui s’y produisent !

Pour autant les points de vue peuvent différer du tout au tout ! …

Les présocratiques ioniens si chers à son cœur, après avoir tenté de décontaminer tant bien que mal la nature de la présence des dieux, cherchèrent l’un derrière le multiple, l’identité à soi derrière le singulier, l'éphémère, la fugacité des phénomènes !

Mais patatras !

Au pays du soleil couchant, en Grande Grèce, sud de l’Italie, d’autres philosophes se mettent en tête que l’Homme est double, corps et âme ! …

L’âme n’est donc plus "une simple partie du corps, un mot, une illusion", n’en déplaise à cet ancien admirateur de Schopenhauer, lui-même fasciné par le vent d’est qui souffle alors sur l'Allemagne, par la solennelle mise en garde de Gautama dit le Bouddha, assortie de la détestation de ce monde …

En rupture d’amitié, notre philosophe avait toutefois opéré un tri sélectif, gardant, "chevillé au corps", ce mépris du "moi", laissant aux autres, chrétiens, insensés, endormis et autres derniers hommes, la détestation de ce monde !

Après le dieu jaloux, terrible, vengeur, après le dieu indifférent, ne voilà-t-il pas que, de guerre lasse, ou pour toute autre raison, à commencer par la nôtre, il serait mort !

Chacun aura reconnu, tour à tour, le dieu de Moïse, celui de Spinoza, ainsi que, pour finir, la terrible annonce faite à ces derniers hommes que nous sommes, par ce prophète d’un avenir qui se fera sans nous ! …

Certains l’auront remarqué, il en manque un à l’appel, et non des moindres, mais n’est-il pas vrai, qu’à la décharge de notre génial aboyeur, l’Eglise fit tant et si mal que l’on avait fini par oublier son étrange singularité ! …

En effet, celui qui défraya la chronique, après avoir partagé notre funeste destin  au prix de la croix infamante, n’était ni jaloux, ni vengeur, ni indifférent !

Est-il vraiment utile de développer ?

Ne nous attardons pas plus que cela à celle qui, tôt dominée par son inextinguible soif de pouvoir temporel, oublia, tout comme les pharisiens en leur temps, ce premier devoir !

Il suffira de citer Jean Delumeau, grand historien du siècle dernier, intègre, fervent catholique, et qui faillit renoncer à poursuivre son œuvre magistrale sur "Le péché et la peur en Occident !".

Devant ce que lui révélait son enquête, il recula d’effroi, conscient du mal que celle-ci pourrait faire aux âmes pures, aux dévots, à l’institution à laquelle il croyait encore …

Dieu est ma représentation !

Et si celle-ci nous dit tout de sa relativité, de ses évolutions, elle ne dit rien ou pas grand-chose de Celui qu’elle prétend décrire !

Avec Maïmonide, nous comprenons que Moïse n’aurait pu "vendre", sauf à faire un bide, son dieu immatériel aux idolâtres amateurs de statues, autrement qu’affublé de comportements humains …

Trop humains ! …  ajoutera celui qui juge de manière anachronique, à défaut de comprendre ! …

Le temps n’était pas encore venu de la théologie négative, de cet implacable miroir, avant que celle-ci, incongrue, ne disparaisse pour un temps de l'Occident, enfouie sous les eaux troubles du dogme, de la narration bêtifiante, infestées d’arrières pensées "bien pensées" … 

Tout est en perpétuelle évolution !

Aussi, un bien qui s’attarde devient un mal !

Telle était la morale "plus qu'humaine" des anciens Perses ! …

En ce sens, si le recul inquiet de Platon, le dernier des orientaux, devant ce monde devenu illusion, devant ce corps désormais vécu comme prison de l’âme, était juste à cette époque de bouleversement psychique, son exploitation éhontée, à contretemps, par l’Eglise, devenue "Horror Mundi"  fut une faute majeure !

Comme s’il ne s’était rien passé en Palestine au tournant des âges ! …

Le retour de la vie !

Partant d’analyses bâclées sur la tragédie grecque, la religion dionysiaque ou le christianisme, à tout le moins tendues vers l'avènement de sa prophètie, Nietzsche voulait réhabiliter le monde, la nature, la vie, le corps et jusqu’au destin tragique qui aura pour mission de sculpter le "surhomme", non celui qui défile au pas de l’oie, mais celui qui "crée au-delà de lui-même !"

Qui pourrait lui en vouloir ?

La grande occasion manquée ! 

S’il s’était totalement libéré de l’emprise de Schopenhauer quant à la détestation de ce monde, il avait gardé, "chevillé au corps", le rejet de ce "Moi", fleur de sel de l’âme qui, pour lui comme pour les Grecs d’avant Socrate, n’était qu’un mot, une partie du corps !

Sans cette prévention morbide, il aurait pu célébrer cette dernière et récente création artistique de Gaïa, car c'est bien à sa surface que l'Homme cosmique commença à balbutier ce " Moi je " qui nous annonce, avec les immenses conséquences que cet étrange sentiment entraîna dans la réorganisation de nos représentations, de la société, et, "accessoirement" dans notre rapport au divin ! 


 





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