"Dire : je suis cartésien!" ... Est-ce que cela a encore un sens ? ...
Dégainée à tort et à travers par ceux qui, bien souvent, ne savent rien ou pas grand chose de Descartes, le parfois si peu cartésien, la formule a paradoxalement fait florès !
N'insistons pas sur l'atomisation du "bon sens" devant le spectacle du monde quantique, elle n'a pas encore envahi les représentations ! ...
Mais, revenons-en à ce qui a toujours cours dans les conversations de comptoir comme dans les dîners en ville !
Ce réflexe "attendrissant" des démunis face à la complexité du réel, ce label autodécerné qui, sans examen aucun, donne du poids à votre propos, signale à tout le moins que Descartes a marqué les esprits, à défaut de les enrichir ...
A l'orée du XVIIème, s'incarnèrent dans un mouchoir de poche temporel, Descartes et Galilée !
Que nous reste-t-il de ces deux guides de la transhumance humaine en quête de nouveaux pâturages ?
En réalité, beaucoup plus que quelques souvenirs épars, caricaturaux, surnageant dans un océan d'oubli, car, tout bien pesé, nous ne pensons rien d'autre que ce que l'un et l'autre nous avaient intimé de penser !
En effet, pour qui se donne la peine de s'y attarder, ou, peu sujet au vertige, de s'y pencher, penserions-nous quoi que ce soit dont le XVIIème siècle n'ait déjà décidé ?
Qui en est bien conscient ?
Qui le dit ?
Qui pourrait admettre qu'il s'agit-là d'une vraie question, alors que chacun revendique à cor et à cri, ou en chanson à succès, sa liberté de penser ?
Avant, bien avant les lumières autoproclamées du XVIIIème, courbant encore l'échine devant l'ombre menaçante de l'inquisition, dissimulant autant que faire se peut les nouvelles productions incandescentes de leur raisonnement, deux âmes flamboyantes, bien de leur siècle celles-là, se découpèrent sur l'horizon de l'esprit, prenant l'aspect momentané de deux personnages sulfureux mais influents : Descartes et Galilée !
Si tout cela vous semble lointain, improbable, si, convaincus d'être libre de votre opinion, vous pensez qu'un sourire narquois suffira à vous tirer d'affaire, dites-moi au moins, avant de retourner à vos occupations, ce que vous pensez de l'épineuse question de la cause finale, s'il vous arrive d'y penser encore ?
Et, de ce pas, si le coeur vous en dit, faites-moi l'aumône de répondre à cette question : peut-on vraiment rendre compte de la complexité du réel au moyen des seules équations ?
Descartes "has been" ?
Ayant fait preuve toute sa vie d'une légitime prudence à l'égard de l'Eglise de son époque, et s'il avait su prévoir l'irruption de la nouvelle, celle née aux Galapagos, la darwinienne, et partant, nos affinités électives avec le monde animal, il aurait peut-être évité de se commettre dans une description mécaniste de nos amies les bêtes !
Après tout, bien que dormant souvent, elles ne sont pas qu'étendues ! ...
L'opinion veut du sang, une victime émissaire, et les procès à charge ne s'embarrassent pas de détails, pour exemple, son respect inédit et réitéré des femmes est curieusement passé sous silence !? ...
Auprès des "modernes" égéries du féminisme, aux idées bien arrêtées, en cours de chemin, ce mâle blanc qui les respecta, écrivit en français à leur attention, rechercha leur intuition, leur amitié, ne fait pas recette ! ...
Pour le reste, il survit déjà dans nos expressions familières, car, lors de nos conversations incertaines, celui qui entend labeliser son propos auprès du contradicteur, de l'incrédule, le lester d'un poids certain, le qualifiera de "cartésien"!
Dérapage lexical tout aussi efficace que celui qui imposa Frigidaire pour désigner un réfrigérateur !
"Poubelle" conviendrait peut-être mieux, tant cette usurpatrice receuille de déchets de nos représentations ménagères, de nos raisonnements inaboutis ...
Et puis, il y eut son célèbre "hold up" accompli avec l'assentiment du public, ou, pour le dire autrement : dans l'indifférence générale : "Je pense donc je suis!"
Double larcin opéré en loucedé : dans l'introspection à ciel ouvert de saint-Augustin, qui avait déjà consacré le doute comme la seule chose en ce bas monde dont il ne pouvait douter, mais plus encore, au détriment de la pensée universelle qu'aucun philosophe antique n'aurait su s'approprier ! ...
Pour ceux-là, la pensée est une perception et non une production, ce, avant que le "moi", une fois affirmé, exclusif, ne réussisse furtivement son OPA. Furtivement, profitant que désormais la chose allait de soi, si l'on peut dire ! ...
Car si, à bon droit, certains contestent son équation, cette relation de cause à effet entre la pensée et l'existence, personne ne s'avise jamais de remettre en question cette appropriation sauvage de la pensée ! ...
Descartes ou le grand reset des nos représentations, à partir du "moi" !
Au diable les arguments d'autorité, la tradition, les causes finales, voire le message des sens, en résumé, tout ce qui n'est pas "moi"!
L'individu doit forger son propre jugement à partir de son intériorité, de ce "moi" définitivement installé, après, il est vrai, un long cheminement, bien des combats, en témoignent l'affrontement qui opposa le moine Pélage et saint Augustin, puis, quelques siècles plus tard, le vertige qui survint lorsque celui-ci parvint aux responsabilités, se mit à douter de ce qu'il considérait désormais comme étant ses propres productions, explication, à ce jour toujours occultée, de la crise du nominalisme ...
En ce sens, Descartes renouvelle le geste aristotélicien qui nous avait invité à oublier les archétypes suprasensibles de son maître, pour nous intéresser à ce qui se passe ici-bas, remplaçant toutefois les premiers, mutatis mutandis, par les causes finales, pour donner la parole au multiple, à l'individu !
A charge de celui-ci de se forger un jugement sur le mystère de la vie, la diversité des phénomènes !
Pour cela, un outil made in XVIIème siècle, les mathématiques !
Comme en avait décidé Galilée, un peu avant lui, qui intronisa la géométrie comme le seul langage permettant de converser avec la nature !
Epilogue !
Le XVIIIème siècle dit "des lumières" a laissé dans l'ombre celui qui le précéda dans le temps, mais surtout en importance dès lors qu'il s'agit de nos représentations !
Le XVIIème ne fut pas, quant à lui, dans l'autocélébration, et s'il renversa la table, c'est à bas-bruit. Pour éluder le mystère du monde, construire l'individu, il propose la médiation des mathématiques, révolutionnaire, certes, mais qui d'une certaine manière laisse le temps à certains de nous apprivoiser, contrairement à l'impatiente guillotine qui ne nous attend pas, tout en convoquant certains d'entre nous !
Ayant su ainsi se rendre indispensable, ce nouveau médiateur nous ouvrit, le XXème siècle venu, d'autres portes jusqu'alors hermétiquement scellées : celles du monde quantique et du cosmos, atomisant notre fameux "bon sens si bien partagé", abolissant nos représentations figées de l'espace et du temps ! ...
Cependant, hâtons-nous de ne pas tirer de conclusions trop rapides !
Que reste-t-il de Descartes ?
Que reste-t-il de ce maître à penser qui remplaca, manu militari, Aristote, le "maître de ceux qui savent" ?
Pour peu que l'on veuille bien se délester un instant de notre pesant anachronisme, de notre dialectique lecture de l'histoire, envisager l'intrigante saga humaine, la remettre en perspective, il apparaît que Descartes a renouvelé, à sa manière, et pour son époque, le geste aritotélicien !
N'avait-il pas demandé aux siens, ce précédent passeur, de détourner le regard du monde suprasensible qui achevait de s'estomper alors, pour s'intéresser aux phénomènes d'ici-bas, à ce qui les anime.
Pour notre René national, le "deux fois né", il s'agissait désormais, le "moi" en tant que conscience de lui-même s'étant entre-temps imposé, labile et exclusif, de s'intéresser plus particulièrement à l'Homme, à son intériorité, à sa relation aux phénomènes, à commencer par lui-même, de manière juste dans la mesure du possible, en se forgeant un jugement rigoureux !
Pour ce faire, il prôna l'abandon provisoire de tout ce qui lui était extérieur, imposé, des causes finales, de la tradition, de la Révélation, table rase justifiable au regard de la nécessité de l'édification d'un jugement personnel, mais qui, chemin faisant, est devenu la norme !
Tel est son double leg !
Sur le plan financier, en France, on peut refuser un héritage !
Reste à déterminer la valeur de ce "Je" qu'il nous laissa en partage ! ...