Le grand effacement ! ...

La tentation a toujours été grande de nous débarrasser intellectuellement, socialement voire physiquement de ceux qui nous gênent !

Cette vieille lune, repeinte vaille que vaille aux couleurs de la néomodernité, cache mal son infâme passé, ces marées de haine qu'elle déclenche régulièrement au gré de l'opinion, lorsque celle-ci oublie son indigence, revendique le masque de la vérité, manifestement trop large pour elle, mais peu importe, car l'heure du carnaval a sonné !  

Certes, l'Histoire est une aimable fable, écrite par les vainqueurs, mais, s'il s'agit d'exhumer les courants occultes qui l'animent, de comprendre l'évolution de notre psychisme, jamais une plume trempée dans le sang d'encre de la haine ne saurait la réécrire ...

L'effacement ne résout rien, surtout si l'on sait que l'histoire n'est qu'un symptôme !

Paradoxalement le grand précurseur de cette volonté d'en finir avec les uns, de travestir la pensée des autres, bref, de se débarasser de tout ce qui gêne sa représentation du monde, était en l'occurrence un  "blanc" de plus de cinquante ans qui déjà, avait fait le ménage ! ...

Grand initiateur de l'aventure occidentale, ou de "l'exil occidental", selon les points de vue, il fut, malgré quelques éclipses et une récente mise au placard, reconnu par sa descendance, sous le nom d'Aristote !

Pour exemple de sa précocité, n'avait-il pas réussi l'antique exploit, aux fins de déboulonner ce Démocrite qui, décidément, prenait trop d'importance aux yeux de ses contemporains, de falsifier honteusement sa description visionnaire de l'atome, livrant une version matérialiste, falsifiée, certes artificielle, mais plus facile à démonter, qui pour autant, paradoxe de l'histoire, bénéficia d'un succès jamais démenti ! ...

Au moins jusqu'à ce que nos physiciens aient, après différentes représentations plus ou moins imagées, empruntant tantôt au pudding qui dore dans le four, tantôt au système solaire, tantôt à l'aspect fantomatique d'une  probabilité de présence, littéralement "déchosifié" l'atome ...

Bref, entre deux déboulonnages, célébrons Aristote, le premier des déconstructeurs, champion de l'approche unilatérale, de la confiance absolue en la Raison, désormais déifiée, et qui, pernicieuse, lui donne en retour de bonnes raisons de penser que le monde est à portée de son jugement !

En attendant les expériences de pensée de Galilée puis d'Einstein, soit près de deux mille ans, ce qui est juste, c'est ce que nos sens peuvent vérifier !

Au diable Vauvert Platon et sa caverne! ... Le monde n'est pas un jeu d'ombres, ou alors il attendait nos lumières !

La vérité est de ce monde, arrête ton char des réincarnations et attelons-nous à la tâche ! ...

*

Pour en revenir à ce mouvement rétrograde de la pensée occidentale, ne dissimule-t-il pas à grand peine le retour d'une violence anomique ?

Il est vrai que l'imagination des porteurs de pierres, pour être grégaire, a toujours été créative, abritée  sous l'anonymat du groupe et désormais des réseaux, elle ne cesse de produire des metastases : anathème, bannissement, inquisition, chasse aux sorcières, dénonciations, lapidation, lynchage, autodafés, pogroms ...

Qui peut se procurer le texte du bannissement de Spinoza, pourra constater l'affligeante ampleur de la connerie humaine !

Elargir la focale pour un véritable éveil !

Longtemps, très longtemps, la violence anomique des hommes trouva à se résorber dans la désignation d'un bouc émissaire ... 2

En effet, comme par magie, le meurtre rituel de celui-ci mettait un point final à la lutte de "tous contre tous" au risque, douloureusement présent dans les mémoires, que le combat ne cesse un jour, faute de combattants !...

Cela dut arriver plus d'une fois à la surface de Gaïa, et le Mahabharata, ou l'Iliade, pour peu qu'on veuille bien les lire, une fois décontaminés de notre condescendance habituelle, témoignent à leur manière, imagée, fantastique, de ces combats gigantesques qui se déroulèrent à la charnière de deux époques cosmiques, et de leurs répercussions psychiques ...

Pour ce qui concerne l'Iliade, nous en avons déjà parlé sur La Porte des Lions, il s'agit de cette période au terme de laquelle les hommes se débarassent des Dieux !

Donc, le "tous contre tous " provisoirement résorbé dans le "tous contre un", magique, permit ponctuellement de ramener le calme, la cohésion !

Cela fut d'ailleurs rappelé par le représentant de la sagesse ancestrale, à tout le moins observationnelle,  à ceux qui hésitaient encore, dans l'entre-soi tendu du Sanhédrin, lors du procès du Galiléen !

"Il vaut mieux qu'un seul meure pour que tous survivent !"

Appolonius de Tyane, mille fois plus célèbre que le Galiléen à cette époque charnière, n'avait-il pas résolu une crise majeure en faisant lapider un pauvre bougre ?

Pour désigner le bouc, il fallait que celui-ci y mette un peu de bonne volonté, ait le bon gôut d'exhiber quelque signe victimaire : plus grand, plus petit, plus fort ou bien encore malingre, plus intelligent que la moyenne, rouquin, prématuré, albinos, ou alors, abomination des abominations, insolemment libre de l'opinion ... bref, tout ce qui pouvait signifier que celui-là, n'étant apparemment "pas des nôtres", était nécessairement à l'origine du chaos menaçant de tout emporter ...

Jusqu'à ce que la crucifixion de l'agitateur venu de Galilée démontre que son sacrifice n'avait rien réglé, que tout compte fait, il n'était pas le juge attendu des pharisiens matérialistes, que l'apocalyse tant redoutée n'avait pas eu lieu, mais que le désordre habituel n'avait point cessé, une fois détachée en silence de son corps supplicié, la dernière goutte de sang ...

Il fallait en convenir, les tensions entre les différentes factions étaient toujours aussi délétères, et le romain aux mains propres, toujours là, plus que jamais ...

Un tableau imaginatif, peint au moyen âge, alors que l'imagination active n'avait pas encore été expulsée de nos représentations exigües, psychiatrisées, représenta le diable en croix, à la place du Christ !  3

Une fois de plus, tout était dit en une seule image : avec l'évidente innocence du Christ, l'ancestral processus diabolique du bouc émissaire prenait fin sur la croix du Golgotha, avec ce risque immense que, redoublant d'ardeur, ne trouvant plus d'exutoire ou  alors les multipliant à l'infini, la violence qui nous est consubstantielle emporte tout sur son passage !

Toute ressemblance avec notre époque étant purement fortuite ! ...

Pourquoi, malgré l'accusation d'avoir honteusement falsifié, et de ce pas, atomisé la véritable vision de Démocrite, pourquoi en dépit de tout ce qui dans son enseignement nous parait désormais ridicule, il ne faut pas déboulonner Aristote ?

Si l'on devait caractériser l'Occident par ses fondamentaux, on ne serait pas en peine de les retrouver chez Aristote ! Chez d'autres aussi, bien entendu, mais à l'état de dispersion ! ...

En voici quelques uns :

Pour la plupart, nous n'avons plus aucune conviction sur ce qui peut bien se passer avant notre naissance comme après notre mort, si toutefois il se passe quoi que ce soit !

De même, un microtrottoir pourrait établir aisément que notre connaissance du monde spirituel et de ses mystères a désormais atteint le point zéro ...

Après une parenthèse de près de deux mille ans, bien souvent menés à la trique de la culpabilisation, nous avons voté avec les pieds, et, en ce nouvel exil, notre nouvelle religion tient en quatre mots qui lui vont comme un gant : "c'est scientifiquement prouvé!".

Certes, celle-ci fut-elle mise à mal par la récente dislocation des certitudes, lors de l'épisode affligeant du confinement des hommes, en lieu et place du virus !...

Mais, pour l'heure, personne n'a trouvé le remplaçant de ce mantra apaisant, déresponsabilisant, propre, notamment, à booster les ventes de dentifrice !

En réalité, la science ne nous intéresse que par ses applications "concrêtes", celles qui visent à nous apporter toujours plus de confort, un peu comme l'ancienne religion avait fait en tissant un lien social, des signes de reconnaissance ...

En l'espace de trois générations, de Socrate le chaman, l'accoucheur, en passant par Platon le dernier oriental, le hiérophante, puis enfin Aristote, autonommé Directeur de recherche, la créature du soleil couchant est venue à terme, mais celui qui accompagna les premiers pas de l'Occident, c'est Aristote !

N'avait-il pas détourné le regard du monde des Idées divines pour le porter sur l'opinion des hommes, ses prédecesseurs en l'occurence, avec quelques "petits problèmes" de digestion, nous l'avons vu ?

A la quête mystico-philosophique de l'Un, n'avait-il pas préféré l'étude du multiple ?

N'avait-il pas donné ses lettres de noblesse à l'oubli, ce Lethé infernal tant redouté des anciens Grecs, en affirmant la non-préexistence des âmes ?

N'avait-il pas aboli le règne de la trancendance pour établir l'immanence sur le trône de nos représentations, préparant ainsi le retour à l'Un, version Spinoza ?

En résumé, en lançant l'aventure occidentale, n'avait-il pas contribué, à sa manière, à la véritable raison d'être de l'Homme, ce rejeton nécessaire du cosmos : la Liberté ?



1 Voir à ce sujet les travaux de Heinz Wismann déjà présenté sur le blog. Notamment cette conférence donnée sur You Tube en compagnie de son ami Etienne Klein - Agora des savoirs - l'ultime atome !

2 Voir l'ensemble des travaux de René Girard qui, soit dit en s'y attardant, avait prévu ce mouvement, cette "sortie du placard" des victimes de tout acabit, justifiée en un sens, cette libération de la parole qui ne s'exprime que dans l'invective, la désignation réquisitoriale, ce renouveau du "tous contre tous" qui ne trouvera pas à se résorber dans le meurtre d'un seul, mais dans le chaos auquel nous assistons désormais chaque jour !

3 Voir les travaux d'Henri Corbin, cet "homme utile à son époque",  la nôtre, qui permirent de rétablir une dimension du monde spirituel que ceux qui pensent à notre place, du concile de 569 à Descartes, avaient contribué à escamoter!


"L'heure du carnaval a sonné!"

Pour ouvrir un autre point de vue sur le bégaiement tragique de notre époque, cet essai édifiant sur la  violence de l'inversion carnavalesque, comme régulation périodique de celle qui couve en temps dit de paix : "Le carnaval de Romans" d'Emmanuel Le Roy Ladurie, paru en 1979, intemporel !





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