Ce n'est pas le "struggle for life" qui a décidé de l'Homme, ce sont nos oublis successifs !
"Les hommes meurent parce qu'ils ne sont pas capables de joindre le commencement à la fin!"
Alcméon de Crotone, Vème siècle avant J.C. 7
"Oubli!"
En Occident, on ne sait plus ce que ce mot signifia à plusieurs reprises au cours du temps long de notre évolution !
Alors, on l’affecta à des tâches subalternes, comme cet inconséquent qui nous prive momentanément d’un
objet devenu indispensable, ou bien nous fit zapper un rendez-vous qui ne l’était peut-être pas, laissant
aux spécialistes auto-désignés le soin de nous expliquer pourquoi notre mémoire
personnelle s’arrête généralement au seuil de nos trois ans …
Pourtant, chez les anciens Grecs, "Léthé", personnification, déification de l’oubli, 1 joua longtemps un rôle majeur pour ceux qui nous quittaient et entraient alors au royaume des ombres, avant le récent bouleversement des consciences, avant de transférer son activité mortifère au seuil que franchissaient ceux qui arrivaient à la surface de Gaïa ! 2
Mais il est bien connu que le mythe, c’est ce qui n’existe pas, alors, "pendant qu'on y est", pourquoi leur refuser cette ultime fantaisie ?
Ce grand chambardement dans les représentations est désormais attesté par l'Ecole. Il se situe quelque part entre Homère et Platon. Nous avons déjà évoqué cette période sur La Porte des Lions, et ce, à plusieurs reprises, en ce qu'elle constitue la dernière genèse en date de notre espèce...
*
Il est une autre fantaisie qui contribua largement à notre
prise de distance avec l’ancien testament, c’est cette incroyable durée de vie des
patriarches dont le transhumanisme le plus débridé n’oserait même pas rêver !…
La liste de ces enseignements que l'on entassa dans la charette sous les vociférations de la foule qui n'aime rien tant que vociférer, est trop longue pour ce que cette dernière peut contenir !
Amigos, si nous n’acceptons pas de nous décontaminer de notre suffisance, de notre anachronisme chronique, et, par-dessus tout, de notre simulacre de
savoir, restons-en là !
Commençons par la durée de vie hallucinante des patriarches de la Bible qui suffirait à elle seule à discréditer tout le récit qui suit.
Avant de ricaner, ce qui, il est vrai, prend moins de temps que de chercher à comprendre, quand bien même cette activité nous occupe désormais à plein temps, il convient de se transporter dans la culture et le psychisme de cette époque où un nom peut embrasser des générations entières d'hommes (en voie d'individualisation, nous le savons désormais!), processus qui n'est pas encore totalement achevé, ici et là, pour des raisons artificielles certes ! ... 3
Restait de cette continuité objective, il y a peu encore, un très lointain et pâle souvenir au fronton de quelques entreprises has been : "Dupont, de Père en fils depuis 1844 ..."
Peut-on ajouter qu'à cette époque, les mânes des ancêtres faisaient l'objet d'un culte assidu, quand, en certaines contrées, les maisons étaient bâties sur les ossements des morts.
Encore ceux-là croyaient-ils à l'immortalité de l'âme, quand d'autres, témoins attardés d'une époque plus reculée encore, les Sadducéens par exemple, ne la croyaient possible que par transmission héréditaire, pour des raisons de pouvoir certes, en ce qui les concerne, mais faisant écho, nous l'avons oublié, à une très lointaine étape de l'évolution où cela était encore une réalité ...4
Ce n'est pas le "struggle for life" qui a décidé de l'Homme, ce sont nos oublis successifs !
De mème que, comme le dit Etienne avec une certaine gourmandise : "ce qui n'existe pas, n'existe pas pour rien !", nos oublis successifs, quand bien même ils nous laissèrent un goût amer, une réminiscence nostalgique, un sentiment de chute, nous ont permis de passer à autre chose !
Partons, si vous le voulez bien, de ce dernier délestage clandestin qui a l'insigne mérite d'avoir été récemment identifié par nos contemporains, chercheurs émérites 5, peu suspects d'appartenir à telle ou telle croyance, interdits de spéculation, de tout prosélytisme, de toute vulgarisation, au point que leur récente découverte, révolutionnaire, civilisationnelle, passa relativement inaperçue de l'opinion qui, il est vrai, se contrefout de ce qui l'anime ! ...
Ainsi en est-il de notre fameux "bon sens", dont l'estomac délicat n'a semble-t-il toujours pas digéré l'acide tambouille quantique, pour peu qu'il s'y attable !
Einstein disait que le temps était une invention de l'Homme !
Il ne croyait pas si bien dire, mais, s'étant restreint à l'étude de sa relativité avec l'espace, il n'avait pas pris le soin de dater cette invention, ni évoqué, bien entendu, en quoi notre précédente représentation était ô combien différente ! ...
Philosophe à ses heures, physicien familier des inversions, il aurait tout aussi bien pu dire que "l'Homme est une invention du temps ! "
Pour être plus précis, tels que nous sommes devenus, nous sommes, nous l'avons oublié, les enfants de notre dernière représentation du temps, devenu linéaire, vectoriel, et qui s'enfuit, ne laisse rien en place, nous emmène sans trop de ménagement vers une mort certaine, orphelins que nous sommes désormais de l'ancestral temps cyclique, déresponsabilisant, onirique, gros d'un devenir qui revient régulièrement à sa source ! ...
Soudain, tout s'est accéléré !
"Soudain", c'est-à-dire en l'espace de trois ou quatre siècles, une peccadille au regard du temps long de l'évolution !
C'est du moins ce qu'en Grèce, nos chercheurs viennent d'observer !
C'était hier ! ... il semblerait que là aussi, tout s'accélère ! 5
Qui alors est responsable de quoi, ou quoi est responsable de qui ?
Toujours est-il qu'apparraissent de manière quasi simultanée, et ceci dit sans ordre (qui saurait en décider ?) : un mutant nommé individu, le temps vectoriel et son cortège funèbre, le sentiment d'impermanence, de vacuité, la toute nouvelle quête occidentale de salut personnel, la tragédie, se faisant toujours moins cosmique, toujours plus humaine, la poésie lyrique et son cortège d'émotions inconnues, les balbutiements de ce qui sera l'empire de la raison, son appropriation plus ou moins brutale des terres célestes qui ne font plus mystère, la démocratie ...
Autant de phénomènes foisonnants, enchevêtrés, sur fond du déplacement silencieux, occulte, de l'oubli, du seuil de la mort à celui de la vie !
Une parole et un acte, témoignent de ce profond bouleversement qui nous annonce !
La parole que nous ferions bien de méditer, à commencer par notre actuelle difficulté à la comprendre, est celle d'Alcméon de Crotone, Vème siècle avant J.C. : " Les hommes meurent parce qu'ils ne sont pas capables de joindre le commencement à la fin!"
Pour lui, ce que nous nommons "la vie" est une "simple" parenthèse, à l'image, pour ne prendre qu'un exemple, de nos très lointains ancêtres rassemblés autour des tombes dites "intentionnelles", qui enterraient leurs morts en position foetale ...
Cette incapacité de nous projeter avant et après notre passage à la surface de Gaïa, née de l'oubli qui préside depuis peu à notre naissance (condition nécéssaire de notre liberté, il faut le rappeler ou plutôt l'annoncer !), est toujours, et plus que jamais, la nôtre !
L'acte dont chacun, ou presque, se souvient, avant que l'oubli n'ait raison de tout, est celui de Socrate, jamais entrevu sous cet aspect, jamais contextualisé, qui lui fit choisir volontairement une mort extraordinaire, imméritée, de l'avis de tous, mais qui lui permit, au prix de cette vie abrégée, de parler de l'âme, de son immortalité, à quelques disciples incrédules qui nous ressemblent tant, perclus de doute, livrés à leurs émotions passagères, hébétés devant cette certitude qui nous fait tant défaut ! ...
Le très vieil adage : "Il vaut mieux qu'un seul meurt pour que tous survivent!" a toujours été lu au regard du retour à l'équilibre des sociétés anciennes (et contemporaines ! ...) soumises aux accès périodiques de la violence anomique...
Qui jamais pourra y voir également le sacrifice d'un seul au profit de l'éveil des âmes à ce qui est devenu le mystère de leur immortalité ?
En ce sens la mort de Socrate préfigure-t-elle celle de Jésus, encore qu'elle se propose d'initier quelques disciples, suivis plus tard de quelques lecteurs attentifs du "Phédon" de Platon, tous, faisant partie d'une certaine élite, quand celle, ignominieuse, de Jésus, qu'il savait par avance mais ne refusa point 6, est destinée à l'entièreté du genre humain ! ...
1 On en rigole encore dans les chaumières : ils n'en étaient pas à une près ces Grecs! ... tout ce qui nous semble évident, la mémoire, l'amour, la haine etc. ils en firent des dieux! Comme si tout cela ne nous appartenait pas, mais aurait contribué à faire de nous ce que nous sommes! ...
2 C'est bien-là la preuve que l'on est dans le "grand n'importe quoi", car si, de toute évidence notre monde est impermanent, en perpétuelle transformation (sur ce point Occident et Orient sont en plein accord), du moins, pour ceux qui s'y accrochent encore, le monde spirituel est stable, immuable !...
3 En ce sens "Adam", qui n'est, bien évidemment, pas un individu, et pour cause, mais un archétype céleste, avant de chercher sa voie au travers des formes sur le plan terrestre, désigne un espace de temps qui dépasse notre entendement. Question : Anaximandre était-il le premier exégète de la Genèse ? ...
4 Nous n'avons, ni l'ambition, ni la capacité de débattre autour du thème de "l'enfant-roi", cher à Françoise Dolto, mais il semble patent qu'il s'agit-là d'un lointain souvenir d'une immortalité reposant sur l'hérédité!
5 Voir la conférence de Jacqueline de Romilly intitulée "Les luttes intérieures de l'âme dans le Phèdre de Platon" (You Tube), s’appuyant en partie sur les travaux décisifs de Bruno Snell, philologue allemand, cité également par Jean-Pierre Vernant dans son essai réussi, et sur le point d'être transformé, intitulé : « Mythe et pensée chez les Grecs » aux éditions La Découverte/Poche.
6 En témoigne notamment cette scène déstabilisante (Matthieu 16-23) où il rabroue vertement Pierre, qui "humain trop humain", s'insurgeait devant cette prédiction ...
7 Cinq siècles s'étaient écoulés depuis le mystère du Golgotha! ... Abandonnée par l'Esprit, l'Eglise se livra "corps et âme" à Justinien, militaire nostalgique de l'empire romain qui fut amené à penser devant ce délitement, que la théologie était chose trop sérieuse pour être confiée aux théologiens, incapable qu'il était de comprendre ce cri d'alerte de l'antiquité en proie aux affres de l'oubli, écartant Origène, le seul peut-être qui aurait pu expliquer ce drame qui rendait nécéssaire une intervention céleste !