La mort de Socrate préfigure-t-elle celle de Jésus ?

Oui et non !

Notre époque répond "oui", car elle pense, sans trop se l’avouer, qu’il est plus facile d’exploiter un terrain difficile, incertain, resté longtemps en jachère, une fois celui-ci nivelé !…

Il est vrai que le passé, corvéable à merci, vraisemblablement sidéré, interdit, se prête par son silence, à ces travaux réputés d'intérêt public !

Alors, ceux qui lui savent des trésors de nature à stopper sur-le-champ ce chantier empressé, que pèsent-ils, dites-moi, au regard de l’impatiente opinion ?

*

*        *

Tout d’abord, quel est le secret de la célébrité de Socrate, en dehors, cela va sans dire, du petit cercle des philosophes qui depuis tournent en rond ?

Oublions la haine de Nietzsche, pourvoyeuse d'un regain de notoriété certes, et dont la sienne n’eut pas à rougir, pour nous attacher à ce qu’il nous reste du discours de cet homme, proclamé post-mortem arbitre du penser convenable …

Qui en décida, qui décréta ce statut de commandeur des nouvelles croyances, nul ne le sait, mais le plus important, semble-t-il, c’est que nul n’en ignore !

Les sectaires de la table rase, Aristote en tête, suivis de leurs adeptes en tri sélectif, sicaires de la nouvelle Eglise, petits braquets des chapelles philosophiques, bref, tout ce petit monde qui s’entend à décider de la marche du monde, s’accorda durablement sur cette évidence selon laquelle il y aurait un "avant et un après" Socrate …

Pour l’avant, les historiens de la philosophie, peu pressés de sortir de la caverne, mais pressés d’en finir, ont mis tout ce qui précédait dans un même sac étiqueté "présocratique" …

On laissât donc à d’autres qui auraient du temps à perdre, voudraient se souvenir, ne pas se contenter, le soin de faire le tri entre ces représentations si différentes les unes des autres, ataviques pour certaines, clairvoyantes encore, quoique devenues incertaines, sourdes à tout le moins aux sirènes du  monde sensible, quand d'autres, leurs quasi contemporains, hésitaient encore entre la carpe et le lapin !

*

*        *

 

Pour en revenir à cet homme si singulier qu’il avait choisi la mort pour témoigner de la vie !

Oublions pour l’heure le premier de ses enseignements, cet étrange reset sur le savoir bouillonnant de son époque, autosatisfait, déjà cristallisé aussitôt que né, il est vrai !  

Récemment squatté, sécularisé avec talent par notre Jean Gabin, revenu des amériques, des amours homériques, revenu de tout, mais pour l’heure, à la chanson parlée de ses débuts  : "Maintenant je sais, je sais que je ne sais rien ! "…

N’ayant pu, par d'étranges circonstances spatio-temporelles, être l’élève de Socrate, sa vie mouvementée lui avait servi de maïeutique!

Restent les dernières paroles de ce bouc émissaire des dévots d’Athènes, parmi lequels Nietzsche crut bon s'inviter, avec un peu de retard certes, mais muni de nouvelles preuves à charge : 

Intelligentes, dépourvues d’émotion, ringardisant la récente quête de salut de ses contemporains 1 ; susceptibles, une fois parvenues à nos oreilles béotiennes, de nous laisser le fragile espoir d’un après, oublieux de l'avertissement du condamné à mort : "l'immortalité est réservée aux seuls philosophes !"…

Car la philosophie, cet apprentissage de la mort, cette mise à part, permanente, tatillonne, purificatrice, conceptuelle, de l'âme et du corps, a remplacé la mort mystique dans le temple, la mise au tombeau pendant trois jours de ce corps provisoirement cataleptique, chargé de tous nos maux, voulant, cet éphémère, nous imposer sa loi, héraut, ce suborneur complice de l'oubli, de la grande illusion d'un commencement et d'une fin !

A tous les autres, hommes d'un "rapide destin", non initiés, renchérit Platon qui ne semble chérir, ni ce monde, ni son époque, ni ses contemporains, est promis "le bourbier !"...

La mort, étape nécessaire au retour ?

Pour Socrate et les initiés, nous ne sommes donc pas égaux devant la mort !

Le bourbier pour les uns, la proximité des dieux pour quelques autres, hommes divinisés de leur vivant dans les centres des mystères; voilà qui préfigure, une fois escamotée cette parenthèse méconnue, les sadiques et très créatives prédications de l'enfer !

De ce petit monde des initiés, nous est finalement parvenue, par l'écrit (comme par effraction aurait dit Platon), cette ultime confidence d'un hiérophante, rebaptisé premier philosophe, quant au chemin des âmes une fois libérées du corps, confidence faite à huis-clos à quelques adeptes triés sur le volet, derrière lequel se tenait sa propre famille éplorée, préalablement congédiée ...

Des événements de Palestine, nous avions retenu, au moins jusqu'il y a peu 2, quelques apparitions post-mortem du crucifié à plusieurs de ses contemporains, les femmes tout d'abord, puis les adeptes, et enfin l'adversaire, le persécuteur, celui qui est encore Saul de Tarse, tous témoins, chacun à leur manière, c'est-à-dire en fonction de leur psychisme, aux fins de divulguer la bonne nouvelle auprès du plus grand nombre ! 

Car nouvelle il y avait! 

Il ne faut point négliger le sens des mots, comme nous en avons désormais la détestable habitude, souvent polysémiques, sujets à l'érosion du temps, comme c'est ici le cas !

Il nous faut donc contextualiser, comme notre idéologie n'en a pas trop envie !

Il s'est agi alors d'un véritable happening, pour quelques mystiques silencieux qui attendaient le messie, s'y étaient préparés, et non un héros céleste capable de bouter le romain hors des frontières, mais plus encore, pour tous ceux qui ne voyaient plus rien en dehors de leurs yeux de chair, n'attendaient plus rien de cette vie, à part quelques menus plaisirs, accrochés à un vague espoir de salut !...

*

*        *

Pour tous ceux qui n’ont pas le temps ni le goût de lire le Phédon de Platon, ce linceul édifiant, voici en deux mots ce qu’il s’y joue :

Socrate tente de prouver de manière rationnelle à son cercle éprouvé qu’il n’a rien à craindre de la mort, puisque "philosopher" c’est, dit-il, s’y préparer en permanence !

Encore faut-il s’entendre sur ce que veut dire philosopher chez celui pour qui il s’agit, dès cette vie, de mettre à part l’âme et le corps !

Pour ce faire, et pour faire vite, c’est renoncer à tout ce qui provient de nos sens qui ne nous désignent que l’éphémère, purifier notre âme de toute repésentation sensible, de tout désir ! 3

C’est donc une forme d’ascèse, de refus radical de la vie telle qu’elle se présente à nous en ses plus beaux atours, de ce corps félon qui nous entraîne à ce spectacle corrompu, et qui, s’il est vainqueur, se présentera dans une prochaine vie sous une forme plus dominatrice encore …

C’est, "accessoirement", une vision terrible dont l’empreinte délétère s’étendra de Platon, relayé par Plotin, aux prédicateurs allumés, éructant, vociférant, du haut de la chaire éthérée sur "les tourments de la chair" ! …

Socrate et Jésus : la perfide apparence des similitudes ou l’insoutenable légèreté de notre époque !

Vu de notre modeste promontoire, ou, pour quelques hommes de plume montés sur leurs ergots, espérant le magot, la comparaison est tentante !

A-t-elle pour but subliminal de diminuer l’un pour augmenter l’autre, de trouver une mesure commune à deux démesures, de tenter d’apprivoiser l’exceptionnel par l’observation de son apparente répétition, de démontrer la folie des hommes, de ramper la tête haute vers ce qui nous surplombe ? … Nul ne le sait !

Pour ce qui concerne les ressemblances imaginaires entre leurs enseignements, pour la similitude trompeuse de leur triste fin, pour leur influence décisive, bien qu’inégale, sur notre civilisation, point n’est besoin d’en refaire la liste, laissons cela aux indignes successeurs de Plutarque, version presse people …

Un homme, toutefois, prit ses distances avec ce côté voyeuriste, tapageur, ce moderne appétit de biographies sulfureuses, engrangeuses des derniers petits sous des anonymes ameutés …

N’ayant pas de temps à perdre avec ces "millénaires de mensonges", il les mit tous les deux dans le même sac, pour avoir, l’un et l’autre, mis à sac la civilisation de l’Homme non civilisé, de l’Homme dionysiaque !

N’avaient-ils pas anémié, ces deux-là, qui, avec toute la rouerie d’un raisonnement labile, qui avec la morale des faibles, l’Homme naturel, cet homme d’avant, puissant, indomptable, joyeux, irraisonné, créatif, musical, ne sachant où donner de la tête et de la gueule, entre érections et ivresse, entre le feu du désir et son extinction provisoire ! …

Cet homme dont chacun sait le nom sans savoir ce à quoi il a dit non, cet impitoyable critique du repli des drapeaux, dont les nationalistes se firent un étendard, ce penseur si dépendant de sa circonstance souffreteuse, karmique en somme, qu’il nous apparaît comme une résurgence incongrue, insolite à tout le moins, de ces penseurs qui précédèrent Socrate, encore plus ou moins empêtrés dans leur corps et leurs humeurs … 

Ce stratège prussien qui avait débusqué le nouvel ennemi, tapis dans l’ombre des siècles, ce sournois, cet indigent envieux, faible de naissance, et qui avait réussi à culpabiliser le fort par un discours contre-nature …

Cet incompris pris au pied de la lettre, vous l'avez compris, c'est Nietszche !

 

Le soi-disant paradoxe de Socrate !

Si l'on exhume nos secrètes représentations, de celles qui ne se donnent pas en spectacle, nous avons, à notre tour, insidieusement jugé Socrate, non parce qu'il avait fait offense aux dieux de la cité d'Athènes dont on se contrefout, mais, parcequ'après nous avoir démontré la très grande fragilité de notre savoir, ce en quoi on peut le suivre, il entreprit, le bougre, de parler de l'au-delà, de ce monde invisible disparu de nos radars, avant même que nous ne les ayons conçus ! ...

S'il en parla alors, c'est qu'il avait ses raisons que notre raison ignore : le monde venait d'évoluer radicalement, ce n'était plus celui cyclique, inéluctable, d'Homère, il n'en allait plus des hommes comme des feuilles que le vent d'automne précipite au sol en attendant la renaissance du printemps et l'éclosion des doubles ! ...

Dans les nouvelles représentations, le cercle généreux, réparateur, éternel, s'était rompu, se prolongeant indéfiniment d'un temps devenu vectoriel, douloureux, "psychologique", disait Einstein pour d'autres raisons ...

Quant à Héraclite le scandaleux, l'homme en colère, "l'empêcheur de tourner en rond", il avait annoncé le cataclysme, sous le regard complice d'Artémis, l'avènement de l'oubli et son rejeton : le nouvel Homme, éphémère, homme d'une seule vie, d'un "rapide destin", l'individu en somme ! ...

Pour ceux qui fréquentaient les temples, il avait laissé cette sentence sibylline : " Tout s'écoule! "...

A commencer par cette vie sans retour qui s'enfuit en ligne plus ou moins droite vers la mort !...

Le mythe de Sisyphe, le tonneau percé des Danaïdes, tout était déjà là dans la conscience des hommes, mais l'heure était désormais venue de conceptualiser !

Le temps nouveau ne renouvelait plus l'Homme, depuis que celui-ci était devenu un individu !

Alors, au diable vauvert la genèse du cosmos, la saga des dieux, la gesticulation des héros, l'heure est au sauve-qui-peut, au chacun pour soi, à la quête du salut personnel ! 

Mais nos intellectuels n'ont que faire de toutes ces lourdeurs, de tous ces empêchements de philosopher en rond, alors qu'il s'agit de folâtrer, de mesurer nos savoirs, à tout le moins dans les étroites limites imposées par l'Ecole, cette fille cachée de l'Eglise ...

Pourquoi s'embarasser du terrain, à l’image de ces premiers archéologues irrespectueux, puisqu'il suffit d’exfiltrer discrètement Socrate de son contexte spatio-temporel, de cet écrin ô combien significatif,  abandonné furtivement à la déchetterie de nos représentations ! …

Exposé à la lumière crue des projecteurs de leurs analyses et raisonnements affûtés, apparaît alors un Socrate retors, aux faces de Janus, tantôt destructeur de nos constructions fragiles, de nos représentations empruntées, de notre savoir factice, puis soudain, dès lors qu’il s’agit de décrire ce qu’il se passe derrière la mort, devient un "Monsieur je sais tout !"

Autrement dit, après vous avoir réveillé, il vous enfume !

Voilà comment les meilleurs d’entre nous 4  tentent de s’assurer d’un être qui les dépasse, non par son intelligence, notre critère absolu, en attendant mieux, mais par la mission qu’il avait à accomplir à cet instant précis de l’histoire …

Un télescopage s’impose alors entre le mythe de la caverne de Platon et l’intelligence de ces hommes qui n’a pour seul résultat que de projeter des ombres sur ce qu’il s’est réellement passé !

Ainsi, mutatis mutandis, la caverne se serait déplacée sous la voûte crânienne ?

Voilà un beau symbole !

Voilà un véritable chantier pour une nouvelle anthropologie !

Et quitte à faire s’esclaffer des légions de positivistes et autres railleurs désœuvrés, dois-je ajouter que la crucifixion eut lieu sur le mont du Golgotha, le mont du crâne ! …

Ce paradoxe qui n'en est pas un et nous renvoie à notre docte ignorance !

Socrate s'acharne à nous démontrer que nous ne savons rien, pour affirmer dans la foulée que nous savons tout, sans le savoir ! ...

C'est énigmatique certes, mais avant tout, où est la cohérence ?

La clé, une fois de plus réservée à quelques initiés, a pour nom "réminiscence" !

Quésaco ? ...  c'est un peu comme si l'on demandait à une cellule de notre corps si elle se souvient qu'avant de se spécialiser, elle aurait pu jouer un tout autre rôle, de cellule de mon ongle devenir neurone ...

Proclus, le rédempteur du platonisme, avait entrevu cette loi à l'oeuvre dans toutes les manifestations du cosmos, jusques et y compris dans le microcosme. 

Trop tard, peine perdue, car la réhabilitation de notre passage sur terre ne fait alors pas bon ménage avec la volonté de pouvoir de Rome ! ...


Pourquoi cette curieuse idée de la réminiscence contribua-elle largement à dévaloriser Platon aux yeux de la nombreuse descendance d'Aristote, le maître de ceux qui ont tout oublié ?

A l'époque de Platon, la raison a déjà remporté la partie, s'empressant d'oublier, comme tous les parvenus, contre qui elle a joué !

Dans le Gorgias, il nous montre un Socrate prudent qui divulgue les mystères à demi-mot à Calliclès, le Nietzsche de l'Agora, citant Empédocle, sans le nommer, évoquant cette vérité mystérique de la mort qui se cache sous l'apparence de la vie !...

Il faut croire que tout alors changeait très vite, car le sicilien, pour être son proche prédécesseur, ne se sentit pas obligé de faire quelque concession que ce soit à la raison, cette émergence à la surface du marigot des représentations humaines ...

Pour lui, comme pour Héraclite, la vie et la mort sont une même chose, et tombeau est ce corps pour les âmes qui ont bu à la source du Léthé, cet oubli qui s'est déplacé insensiblement de la fin de la vie à la naissance ...

Socrate, philosophe, chaman, sorcier ou hiérophante ?

C’est au fond toujours la même chose, notre intelligence certaine, incandescente à l’occasion, tourne à vide, ne s’appuyant que sur elle-même, ne voulant rien savoir du contexte ou refusant sa concurrence ! …

Bien entendu il ne s’agit pas du contexte historique tel qu'il nous fut rapporté et dont nous savons  désormais le peu de crédibilité, mais de l’évolution psychique de l’humanité, dont seuls les mythes et la Tradition détiennent la clé, répudiés tous deux par la jeune Eglise, fébrile, en quête de territoires, par le positivisme, plus récemment, ce cancer du raisonnement en phase terminale, mais pour quelques instants encore, en territoire conquis …

Socrate est le descendant de ces quelques grecs entrevus par Homère à la fin de l'Iliade, qui prirent du recul par rapport aux dieux obligés, aux dieux de la cité, aux dieux qui s'attardaient dans les représentations des hommes, trop familiers pour prétendre, à leurs yeux dessillés, représenter la perfection, le vrai, le beau ! …

Attitude qui, si elle vous était reprochée, vous valait la mort sans autre forme de procès, quand bien même il fut mis en scène !…

Pourtant, certains, pourquoi, comment, nul ne le sait, à commencer par eux, avaient fini par frapper à la porte des temples, ne sachant trop ce qui les attendait, les terribles épreuves de l'initiation, purifications, ascèse, stupeur et tremblements, mise au tombeau, extinction du Moi, réveil hypothétique du dieu ensorcelé …

Tout bien considéré, que fit Socrate, si ce n’est adapter l’antique initiation à la nouvelle configuration des représentations !

Au moins pour un petit nombre, car le citoyen athénien est alors, encore et majoritairement, l’obligé des dieux de l’Olympe, comme la motivation de son jugement en atteste  !

Pourtant, petit à petit, les choses avaient changé, sur fond de sectes philosophicoreligieuses, quelques écoles avaient vu le jour, pour ceux que l'on jugeait capables d'accéder aux mystères par ce nouveau moyen mis à disposition des hommes : la pensée, le raisonnement …

La première épreuve pour le nouveau myste consiste à se laisser dépouiller de tout désir, de tout savoir, et jusqu'à son Moi décidément bien fragile !

Alcibiade le dit avec ses mots : "Tu m'as ensorcelé, je ne m'appartiens plus ! "...

Dans le Phédon, les rôles sont inversés : ce n'est plus le myste qui tente de mettre des mots sur ce qu'il a vu lors de sa sortie de corps, c'est le hiérophante qui, sur le point de mourir, explique aux mystes ce qu'il s'apprête à vivre, les invitant à contempler l'éternel !

Préfigurant ainsi la mort de Jésus, si ce n'est que les propres disciples du galiléen s'étaient alors endormis, avant de s'enfuir, laissant ainsi la place à l'émotion rétrospective de ceux à venir ! ... 

Tout se passe désormais, non plus sous la voûte céleste mais sous la voûte crânienne ! …

La connaissance s’efface devant le savoir, la vérité devant l’opinion, l’image devant la représentation ; le temps des révélations s’estompe, vient celui des spéculations !

Le rapt de Perséphone est accompli !

Tout ce qui provenait de l'extérieur, pensées, émotions, actions, fautes, est en voie d'intériorisation, d'appropriation !

Cette blessure ontologique affecte alors profondément quelques hommes, tels Socrate ou Platon, Empédocle le premier, Héraclite le colérique, qui refusent ce primat du corps sur l’âme, de la matière sur l’esprit, de l’ombre sur la lumière, cet état de tamas disaient les derniers hindous clairvoyants ! …

L’exil occidental dira à son tour Ibn Arabi !

Pour la petite histoire, comme on aime à dire dès qu’il s’agit du souterrain, les soufis considéraient Empédocle comme le premier des leurs ! …

Les autres, tous les autres, "hommes d’un rapide destin", vaquent à leurs occupations, entre deux plaisirs fugaces et inquiétudes tenaces, entre la naissance et la mort, luttant vaille que vaille, à contre-courant, essayant d'oublier l’oracle de l’éphésien en colère : "Tout s’écoule !"

Comment alors nous exonérer, si l’on veut prendre la mesure du rôle de ce passeur que fut Socrate, de la mise en lumière de cette situation si particulière dont il hérita ?

L'esprit du temps est à l'escamotage de l'esprit, l'oubli qui, de l'entrée de l'Hadès s'est transporté à l'orée de la vie, est le sculpteur du Moi !

En quelque trois siècles, depuis Homère, à mesure que l'Homme se dénaturait, son psychisme involuait !

Le mystère de la chose en soi se profile alors à l’horizon !

La liberté est à ce prix ! 

Le refus de la vie !

En Grèce, cette fille de l’Orient, pour ceux qui savent déchiffrer les messages du Logos, la débâcle est annoncée : "Tout s’écoule!", tandis qu’en Inde, Gautama le Bouddha dénonce la douleur de l’impermanence, laissant à d’autres le soin d’examiner l’impermanence de la douleur ! …

L’air du temps est donc au refus de ce temps qui nous emporte inexorablement vers une drôle d'embouchure, terminus pour les uns, entrée pour quelques autres ! …

Pour le psychisme de ce mutant que nous appelons individu, "Homme né de l'oubli" aurait dit  Empédocle, il n’y a plus d’avant, plus d’après, tous les maux sur lui se sont abattus, reste, au fond de la boîte de Pandore, l’espoir d’un salut !

Quelques hommes, ici et là, refusent, sans le crier sur les toits, cette fatalité, dénient aux dieux de l’Olympe, trop corrompus par les projections des hommes, la possibilité de relever ce nouveau défi …

La question qui se pose est celle de la vérité !

Pilate se fera ambassadeur de cette antique interrogation devant le galiléen, mais, semble-t-il, cette question avait fait long feu, puisque de guerre lasse, il n’attendit pas la réponse !…

Pour en revenir, non pas à nos moutons, mais à ceux qui serviront de bouc émissaire, comme Eschyle ou Socrate, le dieu véritable ne gesticule pas sur l'Olympe, il est en eux, ensorcelé, et il leur appartient, à eux et à eux seuls, de le délivrer de ce tombeau qu’est devenu notre corps !

Alors, pour ces hommes mal incarnés, nostalgiques de l'état de Sattwa des anciens hindous, commence le temps des purifications, obsession de l’antiquité, à commencer par l’intrus, par ce nouveau venu responsable de tous nos malheurs, le Moi, ce fragment du Noûs qui se contente pour l'heure de l'attelage hasardeux du cerveau et des cinq sens !…

Pour Gautama, plus radical en somme, point n’est besoin de s'en purifier, il n’existe pas, il n’est qu’une construction éphémère, une aberration de notre intelligence devenue narcissique … 

Descartes, au nom de l’Occident, en décida autrement ! …

La démocratie athénienne concernait en réalité peu de gens, l'enseignement de Socrate, encore moins !

Mais, notre anachronisme, ce valet si discret, obséquieux s'il en est, n'est-il pas là pour nous servir en temps voulu ce que nous avons envie de penser ?

Pour la démocratie, ceux qui savent, tentent, tant bien que mal, de rectifier!

Pour Socrate, le peu qui s'y intéressent encore au travers des dialogues de Platon, ne savent plus que ceux qui l'écoutaient étaient moins encore ! ...

Alors, comme il nous faut comparer les biographies, non à la recherche de la vérité, cette bonne blague, mais pour faire, hier du tirage, et désormais le buzz, nous nous sommes attachés au plus petit dénominateur commun, à l'injustice de ces deux condamnations ! ...

Quant à la différence d'attitude de l'un et de l'autre devant la mort, nulle nouvelle, ou alors il faudrait dévoiler que, contre toute attente, si l'un fut digne, l'autre se révéla très humain, ordinaire en somme, au jardin des oliviers, comme sur la croix !

Quant aux entourages des disciples, celui de Socrate vécut sa mort comme une initiation, en ce sens  qu'ils n'étaient plus les mêmes après avoir entendu, irréelles, les dernières paroles du condamné à mort; quant aux apôtres, au moment crucial, ils s'étaient endormis avant que de s'enfuir devant la soldatesque !...

Reste cette béance peu visitée entre ces quelques hommes qui cherchèrent à réveiller le divin en eux et le Divin qui s'est fait Homme !

Socrate est, nous l'avons vu, la face émergée d'un monde souterrain qui refusa secrètement, tout à la fois les conséquences de l'oubli de notre provenance, la nouvelle condition faite aux hommes désormais affublés "d'un rapide destin" entre naissance et mort, les dieux de la cité, décidément "humains, trop humains", pour témoigner de la Vérité !

Il est la figure mondaine, celle à nous proposée, l'interface avec ce monde élitiste et secret, où quelques hommes cooptés sacrifièrent leur vie ordinaire, leur personnalité, leurs désirs, à la recherche du divin en eux ensorcelé !

Ce qu'il résume à sa manière devant ses élèves, nouveaux mystes acceptés dans le temple fraîchement inauguré de l'intelligence conceptuelle, en comparant la philosophie et la mort, ces deux modalités plus ou moins rapides, de la mise à part de l'âme et du corps!

Sa philosophie est encore une initiation, transposée toutefois, mutatis mutandis, dans un univers mental où le raisonnement devient le moteur des représentations !

A contrario, l'entité, tour à tour nommée, selon les époques et ceux qui l'attendaient en secret : Ahura Mazda, Esprit Solaire, Christ, Logos, Verbe, a "choisi" de s'apparenter à la condition humaine, et donc à la mort, en investissant le destin d'un galiléen nommé Jésus !

Lors des premiers siècles du christianisme, nombre d'initiés eurent du mal à accepter cette "dépossession" du divin au profit de la multitude, cet interdit de la quête personnelle en raison de la dérive "naturelle" des religions en voie de socialisation, ce, pour la facade, quand il s'agit souvent d'une triviale question de pouvoir .

L'Eglise romaine n'a pas survécu au défi de l'individualisme, de ce trublion qui veut désormais comprendre, le temps est à nouveau venu de la quête personnelle ! ...

Et, à tout prendre, les errements d'un individu coûtent moins cher que ceux d'une religion d'état !

"Christ en moi !"

L'initié qui proclama cette intrigante synthèse en si peu de mots, c'est Saul de Tarse, Paul pour les intimes !

Par cet appel mystérieux dont seul l'individu décide, plus n'est besoin d'une longue et périlleuse ascèse, plus de dissolution du Moi dans l'Un, mais l'humble revendication d'un secours, lorsque notre intelligence n'en peut mais devant le mystère de l'univers, pour parer aux dérives de notre égoisme, tenter d'ignorer l'appel des sirènes à l'affut de notre  nécessaire liberté !

Aujourd'hui, tout cela est oublié, et, dans un même mouvement délétère, de Socrate nous ne savons plus que la face émergée, et du Christ ne savons plus la face immergée, n'avons plus d'yeux que pour l'homme Jésus !


Cette déflagration dans le psychisme des hommes, qui accompagne le remplacement d'un temps circulaire par un temps linéaire, "psychologique" disait Einstein pour de toutes autres raisons, cette scorie douloureuse de l'émergence du Moi, de son nécessaire isolement, est observée quelque part entre le VIIème siècle et celui de Socrate; en témoignent notamment la complainte nouvelle de la poésie lyrique et l'évolution rapide de la tragédie!

La propre famille de Socrate n'est pas admise à ses derniers instants, consacrés à l'initiation de ses adeptes, quand, mutatis mutandis, Jésus, ayant rendu l'âme mais n'ayant pas dit son dernier mot, ne se donne pas à voir à ses seuls proches, en témoigne cette rencontre immatérielle avec son farouche opposant, Saul de Tarse, Paul pour les intimes ...

Pour éviter de hausser les épaules sur ces rencontres mystérieuses qui sont l'essence du christianisme, lire et relire Henri Corbin, qui, à point nommé, alors qu'il s'agit désormais de comprendre, sert la vérité mille fois mieux que les théologiens qui en avaient la charge!

 3 Cette exigence de purification qui irrigue, cela n’est jamais assez souligné, tous les discours philosophiques, puis littéraires, de la haute antiquité à l’antiquité tardive, jusqu’à Proclus le rédempteur du corps et de la vie !

 Archétype de cet assaut d'intelligence qui tourne à vide, où l'on se congratule à fleurets mouchetés, version soft des joutes verbales, derniers feux de la Cour, exhumées par Ridicule, ce film de Patrice Leconte qui aurait ravi Cioran : Entretien de Raphaël Enthoven et Nicolas Grimaldi intitulé : "Socrate ou la Pensée magique" sur France Culture/You tube. 




Posts les plus consultés de ce blog

La matière noire signe-t-elle la fin du matérialisme ?

Penser l'inéluctable !

Fin d'une imposture trois fois séculaire !

En anglais, "confinement" veut dire "accouchement"! ...

Retour à Jérusalem (suite de l'extrait du 16/04/2020)

Comment tout a commencé ?

Jérusalem, début des années 30, par un beau mois d'avril...