Fragment d’un puzzle où se dessine l’histoire du "Je" !
Le "Je" étant, chacun l’a bien compris, l’ambassadeur du "Moi" !
Confessions d’un enfant d’Occident !
C’est sur le tard, lorsque j’essayais de comprendre les raisons du départ de certains occidentaux pour rejoindre le Dalaï-lama, que je pris paradoxalement et progressivement conscience de ce "Moi", incontournable en nos contrées dont il est la secrète pièce maîtresse, mais qui n’allait pas de soi pour ces successeurs du Bouddha qui attiraient toujours plus ceux d’entre nous qui ne voulaient plus de notre "modèle" !
A tout le moins, oscillaient entre insatisfaction et révolte
à l’égard de cet occident de rentiers, repu de démocratie, de son église hypocrite et moribonde, de
ce que ce couple, désormais séparé, représentait désormais, devenu incapable d’accompagner
ses enfants désorientés dans le labyrinthe des représentations et interrogations nouvelles …
Ainsi, en disant "Moi Je", tous les jours, plusieurs fois par
jour, instinctivement, sans craindre jamais de me répéter, sans craindre que
quiconque ne vienne me demander de préciser qui j’étais réellement derrière cette
façade grisâtre, je ne me rendais pas compte que je n’avais jamais entrevu clairement ce
pourquoi j’étais là !
Cette certitude, une fois extirpée du doute, se trouva confortée au fil des rencontres avec quelques enseignements anciens, ce fut tout d'abord le "Connais-toi toi-même!" des anciens Grecs, puis la nécessaire "enquête sur soi-même" des hindous ou le "Vas vers toi!" des hébreux !
Pour en revenir au bouddhisme, c’est à tout le moins ainsi ce que moi, j’avais déduit de cet enseignement exotique, quitte à faire bondir ces adeptes du refus, ces refuzniks de la vie telle qu’elle va, dont l’ultime but, quelles que soient les inévitables tergiversations sur les moyens d’y parvenir, est de ne plus jamais revenir dans ce monde de douleur !
Pour ma défense, seul peut-être, au regard de ceux nombreux qui décidèrent alors de voter avec les pieds 1, chercheurs sincères 2 , noyés il est vrai, dans le flot des fashion victimes, je suivis l’appel du Dalaï-lama, inaudible (comme à son époque, celui du 18 juin !) qui demandait instamment aux jeunes occidentaux tentés par cette aventure spirituelle, de rester chez eux, d’approfondir leur tradition, sachant que, si d’aventure, ils n’y trouvaient pas leur bonheur, alors le temps serait venu de prendre le chemin de l’Inde !
Certains, plus madrés que de raison, y verront la ruse
suprême, la version orientale de la pénurie organisée !
Pour ma part, j’y vois une grande sagesse de la part d’un
être accompli qui sait, ce que ne savent plus les occidentaux, mais pour l'avoir vécu lui-même, que nous
choisissons le lieu et l’époque de notre incarnation et jusqu’à nos géniteurs,
pour cette nouvelle expérience que nous nommons notre vie !
Encore que cette version laisse une place au "Je" quitte à faire dresser les cheveux sur la tête de plus d’un moine tatillon ! …
Yo soy yo y mis circonstancias !
José Ortega y Gasset savait-il quelque chose du karma, ou
plaidait-il, accablé, le hasard capricieux qui se fait plus ou moins
généreux ? …
Mais, me direz-vous, voilà pour le Bouddhisme, à tout le
moins pour l'opinion que vous en avez ! Pour autant, si j’ai bien compris, votre premier fragment du puzzle où se dessine
l’histoire du "Je", c’est l’incroyable discours que tint Krishna à Arjuna, qui a
pour cadre ce grand poème initiatique hindou, ce chant du seigneur, cette
Baghavad-gîta, ô combien antérieure à l’éveil de Gautama !
C’est précisément qu’à la suite de son "mauvais réveil" sous
le figuier, cette radicalisation du refus, latent jusqu'alors chez les hindous, ce refus de l’emprisonnement
dans le monde sensible, de cette souffrance existentielle, cette rage d’éradiquer tout désir d’y revenir, m’amena à me
poser cette question : que s’était-il passé pour que Gautama en arrive à
une telle extrémité ?
De fil en aiguille, je découvris que l’histoire du "Moi", du "Je", son ambassadeur, est, c’est très curieusement largement
occulté, indissociable de l’aventure occidentale !
Tentons donc, au moyen de quelques fragments retrouvés ici
et là, de reconstituer sa genèse pour découvrir, le cas échéant, sa raison
d’être !
1er fragment : L’incroyable discours de Krishna à Arjuna !
Autres fragments envisagés, dans l'état actuel de nos recherches :
- La consanguinité au fil de l’histoire
- L’apparition de l’individu telle qu’observée en Grèce
- Le mythe de la mise en pièces de Dionysos Zagreus
- Un grand oublié : le prix à payer lors des initiations !
- Le dieu énigmatique qui dit de lui : Je suis le Je
suis !
- L’impulsion du "Je" dans l’évangile de Mathieu
- La fin de la Loi cosmique du sang
- La nouvelle Loi de l’amour
- L’expérience unique de Paul devant Damas
- Les trois expériences de Plotin
- Le combat retardataire de saint-Augustin contre Pélage
- L'étonnant témoignage recueilli par Ibn Arabi dans "Les conquêtes
spirituelles de la Mecque!"
- La mise en perspective des expériences de Nicolas Fraisse.
1er fragment : L’incroyable discours de Krishna à Arjuna
Tout comme on ne saurait réduire
l’aventure occidentale au judéo-christianisme, l’Inde avait longtemps vécu
avant que ne s’éveille Gautama dit le Bouddha …
Il s’en faut, en ce dernier
cas, de plusieurs millénaires !
Quand bien même il est moins
ancien, l’Occident est également crédité, selon les points de vue, de plusieurs
départs !
Celui qui fut retenu dans l’entre-soi
du latin-grec, se situa longtemps, au grand dam de Nietzche, quelque part
autour de la mort de Socrate !
La meilleure preuve en est
que, si ce dernier s’est fait un nom en disant non à ce qui lui restait à vivre ici-bas,
faisant fi par avance de nos crispations existentielles, nous avons fondu tous
les autres dans le creuset dit "présocratique", d’où ne sortirent, du haut de notre condescendance anachronique, que les balbutiements attendrissants d’une
démarche scientifique …
Ces physiciens, qualifiés plus tard de philosophes, n'étaient-ils pas avant tout des branquignols ?
L’un confiant le sort de
l’univers à l’eau, tandis que l’autre n’y voyait que du feu, et que le
troisième encore ne voyait plus rien du tout, subjugué par cette
indétermination, cette absence de frontières, cet apeiron, dont on ne se demande pas avec quel instrument
il avait aperçu ce qui ne se donne pas à voir ! …
Alors, que dire de ce qui
précéda les prédécesseurs, de ces mythes qui ne peuvent sortir que d’une
imagination déréglée, de ce doux dingue qui en appelait aux muses avant de se
mettre en branle devant un public de benêts, se fit une réputation d’historien
avant même Hérodote, nous contant une
guerre qui n’eut peut-être pas lieu, inventeur d’un Ulysse qui voyage dans un espace-temps
bizarre, que seul Einstein aurait pu
nous expliquer!
Pour en revenir à cet
Orient dont nous partîmes (nous ne le savons plus, mais le mythe d’Europe est
là qui veille au grain !), nous découvrons petit à petit un monde qui
s’est absenté, ne se donne plus à voir que dans nos inquiétudes, nos incertitudes,
nos insuffisances, ne se révèle jamais aussi vivant que dans notre blessure
narcissique !
Mais, pour que tout ne soit
pas perdu de l’humanité d’avant notre inhumanité, le petit poucet hindou avait
semé des cailloux dont nous savons désormais, après Héraclite, Plutarque, et,
plus récemment la physique quantique, qu’ils sont, malgré leur apparence
marmoréenne, terriblement agités en leur intimité !
Eu égard aux nécessités de
l’évolution, et pour que tout ne soit pas irrémédiablement perdu, la terrible,
tardive et douloureuse décision fut prise par les initiés de mettre par écrit les
secrets, il y a, disons environ trois mille ans, cela dit pour combler notre
appétit de dates …
C’est ainsi que ce chant,
destiné à l’initiation d’un seul, et non pas au développement personnel des bobos, est parvenu à nos oreilles habituées à la
cacophonie du monde, à l’entrechoquement des opinions, oublieux de notre manque
de préparation, ne voyant pas, ne voyant plus, l’intérêt d’une quelconque purification préalable! …
En Occident, Platon avait les
mêmes réticences par rapport à cette divulgation que nous nommons "écrit", cette
propagation anarchique des mystères auprès d’individus non purifiés, exposés à
la vérité sans l’avoir sollicitée par une quelconque démarche, une quelconque
ascèse …
*
* *
Nous sommes au début de la Bhagavad-gîta
3…
Avatar de Vishnou, Krishna
ordonne à son élève décidément incrédule, complètement largué, dirions-nous,
dépassé par les évènements, porte-parole du changement de dharma que ce fils
de, tout le premier, doit incarner, contre tout ce à quoi il croit, contre tout
ce qu’il aime, contre tout ce qui l’a construit : "Bats-toi contre ceux de ton sang !"
Pour la petite histoire,
comme on dit lorsqu’il s’agit d’expliquer ce qui ne va pas de soi, le Dharma,
c’est la loi, macro et microcosmique ; tout le reste n’est que
manifestations (phénomènes, disons-nous en occident), ayant oublié dans la
grotte de Platon, ce qui se trame derrière ces apparences !
A ceux dont le sang ne fait
qu’un tour à l’évocation de cet étrange commandement d’un dieu, décidément pas
très catholique, il est temps, avant de pousser un peu plus avant, de rappeler le
mystérieux adage de la Perse ancienne qui surplombe et relativise, ô
combien, notre morale au petit pied : "Un bien qui s’attarde devient un mal, de
même s’il vient trop tôt !" …
Constatons, à cette occasion,
qu’à notre corps défendant, nous sommes décidément plus christianisés qu’il n’y
paraît, inconscients, comme l’oie devant son pare-chocs natal, de cette
empreinte deux fois millénaire …
Tout bien considéré, en chacun de nous sommeille un petit quelque chose, non pas de Tennessee, quoique, mais de Voltaire, ce bouffeur de curés qui, devant la catastrophe de Lisbonne, décida de l’inexistence d’un dieu qui aurait permis une telle abomination !
Ce texte, ce chant serait
plus exact, qui vit couler le sang en Inde, avant, bien avant, l’irruption de Gautama
dit le Bouddha, fit récemment couler beaucoup d’encre en occident !
Naturellement, on ne change
pas une équipe qui gagne, nous l’avons reçu à notre manière, faite d’indigence
érudite et d’utilitarisme, le tout sur fond d’anachronisme et
d’autosuffisance !
On ne voit pas pourquoi il
aurait été épargné, sachant le sort que nous réservâmes à notre prodigieuse mythologie,
si ce n’est qu’au XIXème siècle, l’Orient, va savoir pourquoi, devint
mode !
Changement de pâturage
réjouit les veaux, disait-on dans les campagnes exemptées du grand désenclavement
! …
Alors, tous ces petits
messieurs, philologues, philosophes autoproclamés, profiteurs de béance, se
déchirèrent, et se déchirent toujours, les lambeaux d’une œuvre dont ils n’ont même
jamais entrevu qu’elle était organique !
Qui plus est, pour qui s'intéresse à l'évolution, pas celle de notre corps physique, mais à la relation que celui-ci entretient avec notre corps subtil, affirmons sans ambages, que cette épopée est une archive
anthropologique de première importance !
Avant de poursuivre et
pour ne pas se payer d’invectives, disons rapidement aux fins de ne point
embourber notre sujet, que les philologues n’entendent rien à ces traditions
orales plusieurs fois millénaires, à la mémoire rythmique, à la transe, à
l’appel aux muses, aux poètes aveugles, aux chambres d'entraînement basses et obscures, aux aveugles
en général, qui parsèment ces récits …
bref, comme l’idiot, ils regardent attentivement, non le doigt qui pointe vers la Lune, mais la
très tardive mise par écrit de ces traditions élitistes, initialement
initiatiques, confidentielles, en vue de sauver ce qui pouvait l’être d’une
époque enfuie …
Alors, bien dans leur peau
d’examinateur, comme s’ils avaient à analyser la copie d’un bachelier de cette
époque où l’on savait encore écrire, ils trouvent ici et là des redondances,
des répétitions, qui leur font penser à un rafistolage, à un mauvais copier/coller,
ou, au complotisme avant l’heure des ultimes rédacteurs, à la présence cachée de plusieurs auteurs …
Ils sont, bien souvent, la
caution factice d’une ambition qui les dépasse, de cette déconstruction,
sournoise et constructive, d’un Occident qui doute soudain de tout, après,
comme le con archétypal design by Michel Audiard, n’avoir douté de rien !…
Mais ça, c’était au temps béni
des colonies ! …
Quant aux philosophes, purs
produits de l’Ecole, qui leur apprit jamais à se débarasser de cette manie de tout ramener à soi, de voir en ce texte un
prétexte délicieusement exotique au développement personnel ? …
Les exemples sont nombreux,
l’un d’entre eux est saillant : ne voilà-t-il pas que notre pignon sur rue
de l’entre-soi germanopratin - il se reconnaîtra !-, trouve là l’opportunité de "travailler sur le non-désir"!
La belle affaire ! … certes pas pour le capitalisme, mais qui saura très vite récupérer ce petit
retard ! …
C’est ici, devant cette profanation, devant ce dépeçage prévisibles que nous pouvons comprendre les réticences des sages hindous, lorsque
vint le temps de la mise par écrit de ces paroles initiatiques !
Décidément l’Occident s’y
entend pour recycler les idées des autres !
Le résultat n’a souvent pas
grand-chose à voir avec l’original, mais il semble convenir à nos attentes ! …
Comme annoncé, notre
premier fragment du puzzle où se dessine l’histoire du "Je", c’est la
Bahgavad-gîta !
Le temps semble venu de contextualiser ces textes, de restituer leur utilité première qui n’était certainement pas d’appliquer un pansement à notre mal-être, mais de familiariser quelques initiés jugés matures, aux mystères de l’évolution …
Certes, nos chercheurs ont
bien vu que l’origine de ce drame posait la question du Dharma, de l’ordre cosmique,
sans toutefois chercher à savoir ce qu’il en était exactement de cet ordre, alors
que, dès l’abord, comme un nez au milieu de la figure, il se donne à voir dans
les premiers échanges entre Krishna et son élève Arjuna ! …
Ils ont bien noté que la
Déesse Terre avait fait appel à Krishna pour résoudre une crise si importante
qu’elle nécessitait sa présence !
Mais, quelle était cette crise ?
Motus et bouche cousue !
Ils avaient beaucoup mieux à
faire, pressés de se pousser du coude dans ce nouveau champ exotique hors de
contrôle, alors ils ont impunément bricolé, déduisant logiquement que cet affrontement
résultait du non-respect d’un des deux camps pour cet ordre dont on ne savait
plus trop ce qu’il ordonnait !
Que dire de plus à ce
stade, si ce n’est que, fort heureusement, la compassion n’est pas une
exclusivité orientale ! …
En l’absence de
contextualisation et sous la dictée de notre anachronisme, la défaillance
d’Arjuna, à l’aube de la bataille, devient, revient, à un problème
psychologique, faisant de ce premier de cordée, un gibier pour psychanalystes !
…
Prélude à ce chant divin,
la correspondance entre l’ordre cosmique et l’organisation des humains selon la
loi du sang qui prévalait jusqu’alors, n’est pas même entrevue !
Il faut dire que l’Ecole est
sévèrement cloisonnée et que les emmurés envoyés sur le chantier de l’Inde
antique, n’auraient su s’aventurer jusqu’à cette autre révélation où il est dit
à Abram, cet autre premier de cordée : tes descendants seront comme une image
de l’ordonnance des astres dans le ciel ! (Genèse XXII, 17)
Autre exemple qui pose
un problème à nos érudits : il y a bien le Krishna conducteur de char à l’orée
de cette bataille inédite entre porteurs du même sang, mais ne le voit-on pas se
baguenauder, dans une autre légende, au milieu des bergères fascinées ? …
Inféodés au principe de
localité, il n’en fallait pas plus à nos philologues : ce Krishna est
décidément difficile à faire entrer dans leur étroit tiroir !
Il s’agirait donc de
traditions différentes, contradictoires, le beau-parleur, n'ayant jamais existé, est donc bon pour la charrette
sanglante ! …
Ici, pourtant, le décodage
est relativement simple : tour à tour conducteur de char, et donc de l’âme
(Comme chez Platon l’oriental), séducteur à ses heures de celles des bergères,
il s’agit bien de la même entité !
Encore faudrait-il imaginer
que quand le mythe parle des bergères, il parle de notre innocence, de notre féminité !
Ça va pas être facile !
…
Une troisième légende,
cardinale, est passée sous silence, il est vrai que l’Occident ne sait pas trop
quoi en faire !
C’est celle qui nous dit que Krishna enfant eut à se battre contre le serpent Kali, envoyé par un oncle réactionnaire qui voyait d’un mauvais œil l’irruption de ce petit prodige annonçiateur de la fin du Dharma en cours.
L'enfant avait fini, détail capital, par écraser la tête du serpent,
étant mordu en retour au talon !
La raison du silence
assourdissant de nos érudits sur cette légende, c’est qu’ils ne peuvent rien en
faire, que contrairement au conducteur de char ou au séducteur de Gopis, l’image
n’a pas d’équivalent dans nos catégories psychologiques, à part, peut-être, dans
le mauvais souvenir de quelques randonneurs imprudemment avancés sur le chemin du matérialisme …
Sur la Porte des Lions nous
avons déjà parlé de cette "connaissance par le serpent" dont nous n’avons plus
connaissance !…
Pour les orientaux de cette
époque, la connaissance par le serpent n’est pas un savoir au sens où nous
l’entendons, c’est une expérience commune, naturelle, désormais réservée,
mutatis mutandis, à quelques mystiques, à cette différence près que notre
psychisme a évolué, soumis à l’exclusivité de la conscience claire, ce coucou
de l’évolution !
Ce que les anciens Grecs, peu
soucieux de cette intelligence conceptuelle, de cette rationalité qui attendait
encore sous l’horizon de l’histoire, momentanément exemptés de la table rase,
cette guillotine aristotélicienne, vécurent au travers des images du mythe
fondamental du Rapt de Perséphone et de ses représentations tragiques à Eleusis
… Krishna l’a enseigné à sa manière à son élève Arjuna !
Cette très ancienne relation de l’Homme avec l’univers, en voie de se rompre, cette expérience "naturelle" du monde
spirituel, s’accompagnait du sentiment d’un envahissement de tout l’être par
une force immatérielle, objectivée sous la forme d’un serpent dont la tête
sortait de la terre, s’enroulait autour de leur tronc … 4
"Ecraser la tête du serpent" signifie donc la fin d’une époque, la fin de ce mode de connaissance, l’avènement du savoir qui résulte exclusivement de l’attelage de nos cinq sens et de notre cerveau, le plein achèvement du rapt de Perséphone, le primat de la raison !
En ce sens, Krishna fut accessoirement le
prophète d’Aristote !
Ces blessés au talon, ces
écraseurs du serpent de la connaissance, ces boiteux, claudiquent partout dans la
jungle des textes anciens, de la Genèse aux mythes grecs, d’Achille à Héphaïstos,
en passant par Eurydice …
Mais qui se souvient
d’Eurydice ?
Même Orphée fut prié de ne pas se retourner !
Pour Héphaïstos on n’en sait
plus rien, certains grecs tardifs, privés du sens de leur mythologie, dirent qu’il s’était pété la gueule du haut
de l’Olympe; pour Achille on sait encore que
son talon était fragile, mais pour combien de temps ? ...
En résumé !
Ce chant divin récemment
parvenu aux oreilles de l’Occident, orphelin de son étrange mélodie, engoncé
dans l’écrit, n’est pas le récit d’une quelconque bataille qui eut lieu en des
temps immémoriaux au nord de l’Inde, inauguré, contre toute attente, par la
défaillance du héros principal !
Cependant, Arjuna n’est pas
Achille, s’il refuse de combattre, ce n’est pas pour un misérable problème
d’ego, c’est bien au contraire parce que ce même sang qui coule dans les veines
des protagonistes et la loi sacrée qui en découle, sont infiniment supérieurs
aux représentations qui ne proviendraient que de sa petite personne !
Nous sommes donc, de manière
presque caricaturale, à deux endroits de l’évolution psychique ! …
De l’eau a coulé sous les
ponts, comme l’on dit depuis que l’on en construit, en attendant de les
franchir, d’aller jeter un œil sur cette étrange autre rive !
Très ancien, confidentiel, très
antérieur à l’apparition de Gautama dit le Bouddha sur ces terres si peu terrestres,
il ne peut être lu à l’occidentale, pas même au travers du prisme tardif et idéologique
de Adi Shankara, le sherpa préféré de nos exégètes, qui n’en retint, cela n’est
pas pour nous déplaire dans la manière, que ce qui confortait sa vision
unilatérale, son dogme réactionnaire.
Il ne peut pas non plus être abordé
sans tenir compte de l’empreinte manifeste du bouddhisme sur les représentations
de nos orientalistes, si tant est que Shankara lui-même en ait été exempt,
alors même qu’il combattait cette spiritualité étrangère aux canons du Véda …
Ce n’est apparemment pas le
cœur de notre sujet, mais en occultant cette merveilleuse science spirituelle
dualiste qu’est le Samkhia, l’idéologue préféré des occidentaux amputa la
Baghavad-gîta de sa singularité œcuménique, et partant, de sa dimension
anthropologique essentielle pour comprendre ce que nous fûmes avant d’être ce
que nous sommes !
En dehors de son dualisme
assumé, le Samkhia devait considérablement gêner notre réactionnaire, en ce
sens qu’il jette un pont par sa subtile et mouvante dialectique entre l’esprit
et la matière, avec la conception occidentale d’un temps vectoriel, d’une
évolution, d’une histoire en somme, et non, ainsi que le considérèrent Bouddha
et Shankara, son élève inavoué, comme une stagnation, l’interminable répétition
d’un cycle vicieux dont on ne peut s’extirper que par la dissolution de ce
qu’il produit …
Ainsi, s’il laisse toute sa
place au Véda, Krishna, à la demande de la Déesse Terre, est venu annoncer la
fin de la période Sattwa, ce temps béni où l’esprit l’emportait sur la matière,
Purusha sur Prakriti, où l’atman n’était en l’Homme qu’un miroir de Brahman,
comme cela est précisé dans les textes hindous qui s’emparèrent de cette question
difficile !
C’est pour cette raison qu’il
enseigne le yoga à son myste, dont le seul et éventuel bénéfice sera que ce
dernier puisse prétendre fréquenter à nouveau ce monde suprasensible, mais
cette-fois-ci par l’ascèse, de manière volontaire, alors que ce commerce était
naturel au temps enfui de la "connaissance par le serpent" …
Quoi qu’on en dise, ou
malgré le silence assourdissant qui entoure ce point de bascule dans le
psychisme de l’Homme, entre ce qui était donné en partage au plus grand nombre et
ce que l’initié Arjuna doit reconquérir, s’il en a la volonté, n’assistons-nous
pas là aux prémices du Je ?
Ce chant divin n’a jamais été
conçu, n’en déplaise aux profiteurs de béance, aux déguisés de circonstance, en
vue du développement personnel de quelques occidentaux en rupture de ban …
Il ne raconte pas une
bataille entre le camp de l’ordre et le camp du désordre comme nous l’assènent
nos experts en bande dessinée, mais l’affrontement, somme toute classique, si
l’on considère les méandres et le ressac de l’évolution, entre un camp qui s’apprête
à accepter le nouveau Dharma, la nouvelle loi cosmique et microcosmique, et cet
autre qui refuse l’évolution, s’arque-boute, alors que les protagonistes,
frères de sang qui plus est, vivent dans le même espace-temps !
Entre un bien qui
s’attarde, quitte à devenir un mal, et la nouvelle exigence du Dharma, comme le
prophétisaient nos amis anciens perses dont la morale avait une autre envergure
que celle des béni- oui-oui ! …
Pour en revenir à notre texte, la critique moderne ne sait que faire des aveugles dans ces récits, comme ce roi du camp adverse rétif au changement, alors elles les escamotent !
Pourtant, les aveugles et les
boiteux parsèment les récits mythologiques, mais ces incongruités n’eurent pas
l’heur de plaire à notre intelligence vive et rationnelle, positive, comme il
fut dit en ce XIXème siècle de tous les rengorgements !…
Pour aucun de ces deux
symptômes qui clignotent dans la nuit des mythes, elle ne sait déceler
l’extinction de la connaissance par le serpent !
Krishna dont le premier
exploit annonciateur du nouveau Dharma fut de briser la tête du serpent Kali,
intime à son élève incrédule l’ordre inconcevable : "Bats-toi contre ceux de ton sang !"
Le temps de la consanguinité
grosse de la connaissance par le serpent est révolu, vient le temps où l’homme
n’aura d’autre horizon que le monde sensible !
Et encore, une toute petite
partie, nous dit la physique quantique …
Le "Moi" naît dans la douleur, au
prix de l’exclusion, le monde se voile, de la grotte de Platon au sermon de Bénarès,
le monde est devenu maya, illusion !…
Sur la croix, avant
d’abandonner son temple provisoire, un dénommé Jésus, le Verbe qui venait
de disqualifier le figuier sous lequel Gautama avait connu son illumination,
signe la fin de cette loi du sang, instaure une autre fraternité, d’ordre spirituel :
Mère, celui-là est ton fils, et à son disciple préféré : voici ta
mère ! (Jean XIX - 26,27)
Comment ce qui est en soi
peut-il devenir pour moi ?
Comment mieux exprimer le
prix que nous eûmes à payer pour la naissance du Moi ?
Plus proche de nous (si l'on peut dire de cet incompris !) plusieurs
milliers d’années après que l’Homme eut ce sentiment étrange d’une chute, d’une
expulsion, exprimé ici et là de mille manières, de mythes en révélations, Hegel
résume à sa manière, magistrale, synthétique, mystérieuse, l’interminable débat
sur l'impossibilité de la connaissance ...
En effet, la pièce n’est toujours pas
jouée, car il reste à définir le rôle exact des acteurs principaux, le sujet et
l’objet, celui secondaire des sens et de la raison, mais plus encore, ce qu’il
en est exactement de leur relation …
Laissons donc les philosophes
s’entre-déchirer sur le point de savoir comment tout cela s’articule, où cela
pèche, quelle est la raison de cet escamotage du réel, de ce voile posé sur la "chose en soi", pour nous tourner vers la dimension anthropologique de cette
énigme irrésolue …
D’où vient en effet ce
sentiment d’isolement, cette non-acceptation de l’impossibilité dans laquelle
se trouve notre conscience de fluer librement dans l’intimité des choses et des
phénomènes ?
S’agirait-il d’une
réminiscence ?
Adossé au figuier, soudainement envahi par ce sentiment d’exclusion, transi de douleur existentielle, Bouddha refuse ce monde amputé tel qu’il se présente à sa vision, désigne alors, comme il se doit avant l'épisode de la femme adultère, un bouc émissaire : le Moi et son secret désir d’être ici et maintenant, malgré tout, d’y revenir coûte que coûte, ce "maso" responsable de tous nos maux et qu’il s’agit de dissoudre dès cette incarnation …
Pour éviter ce mauvais réveil, il eut fallu
une vision historique, vectorielle, historique, évolutive, optimiste, non
cyclique, mais les hindous n’y étaient pas prêts !
L’hindouisme a fini par rejeter le
bouddhisme comme un corps étranger, mais pas son pessimisme sur lequel cette
étrangeté avait pris souche !
Hegel, l'historien de l'Esprit, constate l'énigme, se projette en avant et en arrière, ne saurait en
aucune manière tenir le "Moi" pour quantité négligeable, puisque c’est
précisément dans cette conscience qui prend conscience d’elle-même que le Dieu
s’apparaît enfin à lui-même !
Il ne peut donc renoncer, il cherche
une solution pour ramener le monde des phénomènes et le "Moi" à relation apaisée,
équilibrée …
Christ en moi !
Qui a dit cela ?
Pour qui se prenait-il ?
Encore un allumé, un
insuffisant ?
Celui qui un jour a prononcé
cette parole étrange n’est pourtant pas un personnage falot, un béni oui-oui,
son parcours contrasté et violent en témoigne, et quand il parle du "Moi", cet
avenir de l’Homme, il aurait pu se donner en exemple, partir de sa très forte
personnalité, créative, éruptive, colérique, entêtée, s’il n’avait vu un jour qu’il
n’avait pas choisi, ce que précisément le "Moi" ne peut voir ! …
Sans lui, c’est désormais
établi, le christianisme eut un tout autre destin !
Peut-être aurait-il moins
intéressé les ambitieux qui attendaient au coin du bois, virent là l’occasion
rêvée de prolonger l’empire sous d’autres oripeaux ! …
Vous l’aurez compris, celui
qui tint ces quelques mots valant à eux seuls initiation, pour peu qu’on les
interroge, c’est Saul de Tarse, devenu Paul, l'apôtre, non pas de Jésus, mais du Christ …
Que devint l’impétuosité de
son "Moi", dont avaient tout à craindre les premiers disciples du galiléen, lors
de cette rencontre avec Cristos dans ce monde imaginal qui n’a rien d’imaginaire, dont Henri
Corbin nous ramena le souvenir depuis la Perse des soufis, hors d'atteinte des interdits romains ?
Signe des temps, le "Moi "de
Saul ne s’est pas dissous lors de cette expérience, qu’à défaut d’expérience,
nous qualifions de mystique, bien au contraire !
Nous reviendrons sur cette révolution psychique dans les fragments qui concernent Plotin, Ibn Arabi, et celui intitulé : "le prix à payer lors des initiations antiques" ...
1 Cette expression est née à l’époque où des hommes épris de liberté s’enfuirent de l’Union Soviétique.
2 Parmi eux, Mathieu Ricard, figure emblématique de la recherche occidentale, qui n’assuma, ni son héritage culturel ni son héritage spirituel, fils de Jean-François Revel, autre homme remarquable qui, pour se faire un nom, n’assuma pas son nom ! …
3 Chant divin, très ancien, mystérieux, sur fond de bouleversement du Dharma, de remplacement brutal d'un monde que l'on croyait éternel, par un monde nouveau ! Parvenu en Occident au XIXème siècle, il s'imposa à la mémoire bouleversée de Robert Openheimer devant l'explosion de la première bombe atomique ! ...
3bis Voir les travaux de Konrad Lorentz.
3ter Avec des exceptions, bien entendu, comme ce merveilleux Michel Hulin, humble et érudit, dont nous avons déjà eu l'occasion de parler sur La Porte des Lions !
4 Ce savoir oublié sur cette époque charnière qui vit disparaître la connaissance au profit du savoir; pour le dire autrement, l'expérience au profit de la spéculation, essentiel pour comprendre notre actuelle et provisoire condition humaine, vous pouvez le retrouver plus en détail dans les cinq conférences accordées à un public restreint, à Cologne, du 28 décembre 1912 au 1er janvier 1913 par Rudolph Steiner. Editions Anthroposophiques Romandes. rue Verlaine 11, 1204 Genève - Suisse.
Le thème de ces cinq conférences est : La Bhagavad-Gita et les épitres de Saint Paul.
Avertissement!
Initialement, les conférences de Rudolph Steiner n’étaient pas destinées à être diffusées dans le grand public, elles peuvent donc comporter des erreurs de retranscription, voire des contresens, involontaires, dans l’immense majorité des cas, bien entendu ! …
Il est donc de très loin préférable, avant que de se nourrir de celles-ci
avec tout l’enthousiasme qu’elles déclenchent, la perplexité aussi, de lire au préalable les livres écrits, et donc relus, par cet être hors
norme, incarné au siècle du matérialisme battant ! …
Concernant ces cinq conférences, je n'ai pas vu d'erreurs susceptibles de contredire sa pensée !
Pierre-Marie Baslé