Christologie et anthropologie !

Si l’on jette un regard rétrospectif sur les deux millénaires qui viennent de s’écouler, le moins que l’on puisse dire, c’est que le statut de celui que chacun s’accorde désormais à appeler Jésus, par défaut, en a vu de toutes les couleurs !

Des représentations qu'en avaient les chrétiens des trois premiers siècles, nous ne savons pas grand-chose !

Toutefois, la structure en "familles recomposées" de ces communautés émergentes, indique à l’évidence une intégration, une intériorisation, d’une des dernières paroles du galiléen prononcée sur la croix, totalement révolutionnaire à cette époque, sur le plan moral, mais bien plus encore, sur le plan anthropologique ! 1

En effet, ces "familles" émergentes, ici et là, ne s’organisaient plus selon la traditionnelle loi du sang et de l’hérédité, mais selon celle des affinités électives, aimantées par l’esprit !

Pour tenter d’en finir avec cet amalgame délétère que les fidèles, les détracteurs, ceux qui ont voté avec les pieds, ceux qui furent persécutés, font entre le véritable christianisme et l’Eglise romaine, observons qu'à l'origine de ce qui est devenu cette drôle de famille, les enfants ont précédé les parents ...

Pour le dire autrement : les enfants du Christ ont devancé les Pères de l’Eglise !…

Au sein même de l’Eglise, dès lors qu’elle fut en selle pour décider ce qu’il était convenable de penser, la grande question fut de savoir ce qu’il en était vraiment de la relation entre l’homme Jésus et l’entité qui l’avait adombré, mais bien plus encore, entre ce Dieu fait homme et celui dont il se réclamait, ce Dieu tel qu’imaginé par les hommes, à leur ressemblance certes, pour certains traits morphologiques et de caractère, mais pas au point de déambuler parmi eux, en chair et en os !… 2

Etiemble avait dit que : "la langue officielle, c’est le dialecte de la tribu qui a gagné la guerre" 3 ...

Empruntant ce survol très "terre à terre" des mouvements qui nous traversent, nous pourrions dire, qu'après s'être frayée un chemin sanglant dans une mêlée longtemps incertaine, la dogmatique romaine abandonna sur le champ douloureux des croyances entrechoquées, autant de morts que de possibilités d’accès au mystère du galiléen …

Oubliant en ces exactions, la parole centrale, réitérée, de Paul, plaçant l'amour au dessus de tout, amour du prochain certes, mais plus encore, ouverture d'esprit qui aurait pu s'émerveiller du différentiel d'évolution psychique des différentes populations attirées par la parole du Galiléen ...

La construction conciliaire, froide, dogmatique, spéculative, peu conciliante en vérité, si contraire aux chauds instincts des peuples fraîchement acculturés, s'imposa aux forceps que sont les anathèmes, les excommunications, prenant bientôt la robe des gardiens du dogme, les inquisiteurs dominicains …

Après tous ces soubresauts, le système ronronna gentiment, au prix de quelques boucs émissaires brûlant en place publique ou en quelque endroit symbolique, comme le Prat des Crémats !...

Lorsque survint l’adversaire, celui qu’Augustin avait réussi à contenir, tant bien que mal : l’individu qui entendait penser par lui-même, faire fi des arguments d’autorité, essayant pour autant de ménager une place au galiléen dans sa raison, ce nouvel absolu qui avait fini par envahir les consciences …

Nouvel essai, nouvel échec, qui eut tout de même le mérite de jeter une lueur blafarde sur les spéculations des premiers conciles : leurs raisons, la raison, fut-elle celle des Lumières, il fallait s’y résoudre, ne pouvaient avoir raison de ce mystère !

Ou alors il fallait choisir, et, à ce point de l’évolution, la conclusion ne fait pas mystère ! …

Chemin faisant cependant, le monde des happy few de la culture se désenclavait lentement, permettant à ceux qui voulaient normer le mystère du Golgotha, l’apprivoiser, s’en assurer inconsciemment, de dresser un inventaire des religions, pour en déduire que Jésus était un peu comme la fleur de sel, un précipité subtil de tout ce qui tentât jamais, ici et là, hier et avant-hier, de donner un peu de goût à notre vie où l’absurde s’invitait sans vergogne  

Mutatis mutandis, descendu de son piédestal, fut-ce une croix, Il était devenu un enseignant modèle, celui dont jamais nous ne saurions prendre une seule parole en défaut !

Pour Spinoza, en rupture de ban, volontairement privé des "dieux monothéistes", et dont le rôle fut déterminant dans nos représentations, Jésus, s’il n’était qu’un homme,  pour autant était un sage, dont l’Ethique du désir n’était jamais coercitive ...

Qui pourrait le contredire à part l’Eglise fouettarde ? …

A-t-il fait l’impasse, lui qui avait décidé d’un dieu sans volonté ni désir, sur ce passage où le galiléen, invité par les siens à formuler une prière, s’adresse à son Père en ces termes : "que ta volonté soit faite!" ?

Comme tout idéologue, comme chacun d'entre nous, il a pris ce qui l’arrangeait !

C’est dommage, car nous aurions aimé l’entendre sur cet élément essentiel de la mission du Christ, sachant que le prix à payer pour que s’instaure une conscience libre chez chaque individu, c’est la coupure totale avec le monde spirituel, cet "exil occidental" comme le qualifiait Sohrawardi, "le rapt de Perséphone", avait annoncé la mythologie grecque !…

C’est donc à l’Homme, nouveau prince de ce royaume, et si tel est son bon plaisir, de solliciter la volonté de Dieu, seulement si tel est son bon plaisir !  

C’est, Monsieur Spinoza, le mystère de ce Dieu qui ne désire rien tant que notre liberté !

De charybde en scylla, pour beaucoup, désormais, s’il a bien existé, Jésus n’était qu’un homme, à cette différence près que ses réseaux d’afficionados, comme ses détracteurs, lui ont assuré une première place sur le podium de la célébrité, que seul, John Lennon prétendit lui contester …

Alors, puisque sa nouvelle croix est de compter au rang des people, haro sur le baudet, il est grand temps de s’intéresser à sa vie privée ! …

*

*        *

 

Deux mille ans donc, à se demander qui il était vraiment, s’il a bien existé, comment l’approcher, par la seule foi ou par la raison, ou par un mix des deux aux proportions incertaines ?

De Thomas à Emmanuel, les plus intelligents s’y sont cassé les reins !

Un droit de regard sur les textes, arraché sur le tard à l’obscurantisme par Martin le lutteur, pour se faire une petite idée personnelle, sans s’en remettre à l’interprétation d’un clergé aux ordres, vraisemblablement soulagé de ne pas avoir à s’expliquer sur un certain nombre de passages qu’il ne s’expliquait plus lui-même …

Remettant par là-même en cause, sans trop le dire, ni se le dire, l’inexplicable décision de ceux qui, dans les premiers siècles, avaient canonisé tel ou tel texte plutôt que celui-ci ou celui-là …

Deux mille ans donc à tenter de nous faire une opinion sur celui qui paria sur notre engeance dans la course aux étoiles, ne tergiversa point, décidant contre toute raison, humaine, trop humaine, de s’apparenter à la mort !

Car enfin, la question qui n’est jamais posée est celle-ci : si par hypothèse l’entité qui adombra le galiléen s’est bien incarnée, pourquoi fut-ce à ce moment précis de notre histoire et à cet endroit de la planète ?

Ici il nous faut parler d’évolution !

La difficulté avec ce mot, c’est qu’il n’a pas résisté à la pression sélective de la doxa docile !

En effet, depuis Darwin, lorsqu’on évoque ce concept au sujet de l’Homme, apparaît immédiatement "l’image écran" de l’évolution des espèces, objectivée par ce singe qui lentement se redresse pour finir par se recourber devant un écran d’ordinateur ! …

Nous avons ainsi ôté notre destin au cosmos lointain, pour le confier à une orchestration plus terrestre, plus à portée de main ! 4

Voilà pour ce que nous appelons la préhistoire, comme si notre véritable genèse commençait avec cette enquête qui, pleine de bonnes résolutions, entendait ne pas s’en laisser conter par les légendes, les mythes, bref, tout ce qui aurait pu parler d’un passé un peu plus lointain que la guerre du Péloponnèse …5

*

*        *

L’entité qui adombra le galiléen n’est pas entré dans l’histoire de l’humanité à n’importe quel moment, mais à celui unique et nouvellement fondateur de notre évolution psychique qui vit naître l’individu, conscient de lui-même, de ses choix !

Notre superbe dérisoire, alimentée à notre anachronisme complaisant, explique vraisemblablement que cette "coïncidence" fut passée sous silence !

Il est vrai que le terrain avait été préparé en Grèce depuis peu par les philosophes, après que cet évènement fut annoncé, à très bas-bruit, par la mythologie …

En Palestine, les enfants du Dieu qui disait de lui-même "Je suis le Je suis !" avaient précédé, à marche forcée, l’humanité dans cette conscience du "Je" et des choix qu’il doit opérer en permanence.

Un corps lui était destiné qui, pour être conscient de sa singularité, ne venait pas de la très sainte Judée, mais des terres incertaines de Galilée ...

 

 

1 Jean 19-26 : Femme voici ton fils ! … En d’autres temps, Krishna avait rompu avec la loi du sang de manière beaucoup plus violente, encourageant son élève Arjuna à combattre précisément ses cousins. Ce passage fondamental de la Bhagavad Gita semble autant ignoré des exégètes que ces dernières paroles visionnaires et fondatrices du Christ en croix !

Il est vrai qu’initialement, l’enseignement de Krishna était destiné oralement à son seul élève, avant que ce chant divin ne soit publié puis arrive aux oreilles occidentales qui ne pouvaient pas l’entendre sur ce point…

"C'est publié sans être publié !", avait rétorqué Aristote, en d'autres circonstances, à  son élève Alexandre qui l'accusait de divulguer les mystères.

2 A partir du IVème siècle après J.C. ! … Quelles représentations en avaient réellement les premiers chrétiens, avant que l’administration romaine ne confisque le mystère du Golgotha et n’en réglemente l’accès, nous pouvons tout juste le supposer, mais une chose est sûre, saint-Augustin, Père de l’Eglise, né à cette époque où tout bascule, où les persécutés d’hier vont avoir tout loisir de se persécuter entre eux, nous dit, sans craindre notre jugement, oubliant la possibilité du sien : "Je peux croire à cet évènement, dans la mesure où l’Eglise, forte d’une tradition quatre fois séculaire, me le présente ainsi !"

Pour les traits de caractère et morphologiques du Dieu des Hébreux, voir la grande intelligence anthropologique, la mise en perspective évolutionniste, la contextualisation subtile, de Maïmonide, bienveillance éclairée que ne partagea pas, semble-t-il Spinoza, qui consacra la sienne à sa propre raison ! …

3 Excepté la langue de Molière, bien entendu, résultat de la mansuétude du latin, langue de l’envahisseur romain, acceptant d’intégrer le tribut du gaulois, empressé de venger la défaite d' Alésia …   

4 L’évolution biologique peut entrainer un progrès, d’un certain point de vue, une régression, pour un autre point de vue. Sur le plan psychique, l’autonomie de la conscience qui, au fil des siècles,   s’appuya toujours plus sur elle-même, se paye d’une nécessaire coupure avec le monde suprasensible. Ce qu'en biologie on appelle un "reculer pour mieux sauter". Ce que la tradition appelle la chute, je préfère l’appeler une prison qui libère ! …

5 Dans l’Odyssée, Homère évoque le terrible passage qui peut propulser Ulysse de Charybde en Sylla, récit initiatique qui se passe dans l’astral ! Trois siècles plus tard, Thucydide qui s’était pourtant promis d’escamoter les enseignements du mythe, tente de localiser l’endroit monstrueux, et décide qu’il s’agit du détroit de Messine ! … C’est en effet à cette époque que tout a basculé, que l’Homme n’eut plus d’yeux que pour ce que son regard voulait bien lui dire de ce qu’il en était de la réalité … Le plus drôle - si l’on veut ! - c’est que cette nouvelle génération confirmait la prescience du rapt de Perséphone, ce mythe central qui, transcrit en nos actuelles représentations, entrevoit l’intrication toujours plus prégnante de notre psychisme et de notre corps, et que viendra sanctionner tel un cri de victoire, la signature d’un achèvement,  le célèbre cogito : Je pense, donc je suis !

 

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