Pourquoi à ce moment-là ? Pourquoi à cet endroit-là ?
Cette double question, on se la pose souvent à l’occasion d’un accident mortel, de la disparition d’un proche, de cette vie brutalement interrompue !
La réponse se fait attendre, sûre, vraisemblablement, que la
douleur finira par s’estomper, se diluera dans le souvenir ... et finalement ne
vient pas !
Bonne fille toutefois, consciente de notre trouble, elle
envoie son ambassadrice, une réponse qui somme toute n’en est pas une, dont il
faudra pourtant se contenter, ou bien plutôt un sentiment indescriptible, et qui tient en un mot : absurde !
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Curieusement, ce que l’on pourrait considérer comme un
accident unique dans l’histoire de l’humanité, mais qui concernerait chacun
d’entre nous, ne fait pas l’objet de ce genre de questions ! …
Cet accident, vous l’aurez compris, c’est l’inédite irruption ratée d’une entité spirituelle, diversement nommée, en Palestine, au
tournant des âges …
Oui, ratée, d’un certain point de vue au moins, le nôtre, qui, contrairement aux apparences, n'a pas beaucoup évolué depuis cet incroyable malentendu ! …
Chacun sait la fin de cette tragédie, entendit à son sujet tout et son contraire, et nombreux sont ceux qui finirent par faire "une
croix dessus" !
Comme l'on dit quand on a perdu tout espoir !
Pourquoi d'ailleurs s’attarder à celui qui fut discrédité par une partie de l’opinion ?
Pour ceux qui aimeraient malgré tout s’en faire une, il
convient de s’interroger sur cet incroyable paradoxe, sur l’étrange, le
fulgurant succès d’une affaire pourtant bien mal engagée …
Oui, bien mal engagée car ceux qui ont eu la charge de
défendre sa mémoire oublièrent souvent de souligner les différents aspects de cet
échec !
C’est tout d’abord l’abandon des siens, ses propres
disciples, qui s’endorment au moment crucial, à ce moment qu’il avait pourtant lui-même
annoncé comme inscrit, fondamental, puis s’enfuient devant la loi des hommes qui reprend ses droits …
L’initiation, tout au long de ces trois années intenses depuis que cette confidence leur fut faite, n’a donc pas porté ses fruits, quand bien même leur hiérophante est le plus grand que le monde n’ait jamais connu ...
Ils n’ont donc rien vécu des derniers instants de
Jésus, et plus grave encore, restés dans leur temps propre, celui du
devenir disaient les anciens grecs, le temps psychologique disait Einstein, n’ont rien vu en esprit de ce qu’il allait advenir ! …
Pierre, le premier, a renié ce qu’il avait de meilleur, auquel il doit ce nom de scène !
Il est
vrai qu'il n’avait déjà rien compris lorsque celui que son subconscient cristallin venait pourtant de
reconnaître comme le fils du dieu vivant, avait voulu l’initier au mystère de son destin …
La trahison de Judas, en revanche, est devenue
archétypique !
Son nom s'est métamorphosé en qualificatif disqualifiant, ou désigne un objet
qui permet de voir sans être vu !
Voilà ce qu'en a fait notre mémoire, mais, concernant son double jeu, son choix secret de la mauvaise carte - géographique en la circonstance ! qui s’en soucie ?
Judas était l’intelligent de la bande, et pourtant il n’a rien
compris !
Dans son aveuglement, dans cette volonté de maîtriser le
destin, dans ce meurtre par procuration de Celui dont il ne sait pas qu’il est
son père, n’y a-t-il pas comme un remake d’Œdipe, une incarnation de ce que préfigure le mythe ?
Judas, dit-on, s’est pendu !
Œdipe s’était crevé les yeux !
Sont-ils morts d’en "avoir trop vu" comme l’on dit souvent, ou
de n’avoir rien vu ?
Quant au peuple désormais frustré par l’impuissance soudaine
du soi-disant sauveur, il
s’est "foulé aux pieds", ne s’est pas reconnu dans ce miroir qui lui était tendu,
obscurci, il est vrai, par tant d’années d’éloignement de ses véritables
racines …*
"Ils ne savent pas ce qu’ils font !"
Derrière cet incroyable justification d’une demande de pardon
que Nietzche a fustigée au nom de la raison - avant de la perdre - il y a ce savoir occulte de ce qui s'était joué récemment, du nécessaire obscurcissement
de la conscience clairvoyante, laissant place à cette petite dernière de l’évolution ! …
La croix n'était pas le lieu idéal pour y tenir un discours
anthropologique, mais rien ne nous empêche d’étayer le constat car, comme nous, ils ne
savaient déjà plus ce qu’ils faisaient là, ni même qui ils étaient !
Pour les soufis perses, le mal absolu, c’est de ne pas se
sentir chez soi !
Et pour finir, comme s’il n’y suffisait pas, se fait entendre le terrible aveu
d’échec, l’appel déchirant de Jésus dont les muscles tétanisés vont bientôt
céder : "Elie, Elie, pourquoi m’as-tu abandonné ?"
De quelle défaite s’agit-il, abandonné à qui, à quel sort, en raison de quelle insuffisance, ou par quelle étrange volonté ?
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* *
De différents points de vue, à la lumière d’approches qui, dans le meilleur des cas, s’ignorent mais que l’avenir se chargera de réunir organiquement, nous commençons à apercevoir le profond bouleversement qui affecta le psychisme des hommes, quelques siècles avant ce non-évènement ...
Non évènement, car, le peu que nous en savons réellement, fut porté, filtré, interprété, déformé, trahi souvent, par le retentissement plus de deux fois millénaire qu’un drame apparemment local n’avait jamais suscité !
Pour ce qui concerne ces trois années échevelées qui
séparent le baptême d’un galiléen jusqu'alors anonyme, de son supplice qui ne pouvait échapper à aucun regard, nous sommes en réalité dans le brouillard !
Ce brouillard que le XIXème siècle impatient, après, il est vrai,
des siècles d’incurie de ceux qui faisaient la pluie et le beau temps, tenta de
disperser au vent mauvais du positivisme, le si mal nommé !
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Ce bouleversement fut général, mais nous vous proposons de l’observer
plus particulièrement en Grèce, car c’est là qu’il est le mieux documenté.
Accessoirement, c’est aussi de là que partira la
démonstration, qu’avec un peu de bagout et beaucoup "d’enthousiasme", au sens
platonicien du terme, l’on peut transformer un échec passé inaperçu en réussite
retentissante ! **
Mesdames, Messieurs, puis-je faire passer le chapeau dans vos
rangs aujourd'hui clairsemés ? Merci d'y laisser votre juste obole - votre intérêt suffira - pour un artiste incomparable, j'ai nommé Paul, de son nom de scène !
…
Naturellement, ceux qui ont l’âme d’un chercheur, auront à
cœur de débusquer les modalités de ce bouleversement, ici et là, selon les civilisations,
ainsi que leurs calendriers spécifiques.
Réjouissons-nous : il y a du grain à moudre, beaucoup d’études sérieuses ont été menées depuis plus d’un siècle !
Qui plus est, ce qui faisait mystère jusqu’alors, garantie d'un indigne pouvoir aux mains d'un petit nombre de thésauriseurs cooptés, fut amplement désocculté
…
Le problème n’est donc pas le savoir, mais de savoir si l’on a envie
de savoir !
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En Grèce tout s’est passé quelque part entre la génération des
grands aèdes, Homère, Hésiode, et celle de Socrate.
Donc, en l’espace de trois ou quatre siècles, ce qui n’est
rien au regard du temps long de l’évolution, quand bien même celle-ci peut, de
temps à autre, avancer par sauts brusques.
Les représentations de ces grecs de l’entre-deux ne sont pas
les nôtres …
Seule à nous permettre d’y accéder, comme à leurs évolutions,
la mythologie révèle des préoccupations métaphysiques que nous avons réduites à
des catégories psychologiques : la mémoire et l’oubli !
Hier encore consacrées aux origines du cosmos, à la saga des
dieux, aux batailles des héros, elle détourne progressivement son regard pour le poser sur le nouveau venu, un mutant nommé individu, siège d’une activité suprasensible
qui a tendance à se privatiser, difficile à définir, et nécessite pour ce faire la création d'un
mot nouveau : "conscience"!
En jeu donc, Mnémosyne, Déesse mémoire, et Léthé, le délétère
oubli, puissance infernale dont nous avons fait "létal", ce qui confère la mort !
Oubliant au passage que la mort est avant tout oubli, c’est paradoxal, mais c'est bien là tout l’essentiel de notre drame !
Pour ces grecs d’avant la logique, la mort n’est donc pas
l’abandon de ce corps, mais la perte de conscience au seuil de l’Hadès, puis,
mutatis mutandis, au seuil de la vie, se révélant en cela beaucoup plus pertinents
que notre concept inepte d’immortalité si l’on ne le subordonne pas à la question
centrale de la conscience ! …
En buvant désormais l’eau du Léthé juste avant que de naître, l’âme oublie cet endroit d’où elle vient, ce monde auquel elle est
apparentée !
Pindare, le "boursoufflé", persiflait Voltaire - qui ne savait vraisemblablement
pas ce qu’est une projection psychologique - s'exprima très sobrement, on ne peut plus directement, lorsqu'il décrivit ce double,
notre double, qui "s’endort quand nous nous éveillons", et "s’affranchit du présent
lorsque nous dormons" ! ***
Par cet oubli, celui qui naît, comme celui qui se réveille, s’apparente à la mort !
Tandis qu'à l'orient, en toute synchronicité, le Bouddha enseigne aux siens les moyens de quitter à jamais ce monde de douleur et d’ignorance, de rompre avec le cycle infernal des réincarnations, les initiés grecs cherchent, dans l’abolition du temps psychologique, à ne plus revenir dans cet enfer où tout s’écoule, où "l'oubli" est le mot grec pour "ignorance" …
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* *
Le mystère du Golgotha, quand bien même on ne saurait le
réduire à ce seul aspect, c’est la volonté proprement inhumaine d’un envoyé de ce monde
dont les âmes ne se savent plus originaires, de s’apparenter à la mort, de les accompagner dans leur nouvelle condition, dans cet exil nécessaire, après
avoir pris le temps de dire à qui ne voulait pas, ou, plus exactement, ne
pouvait plus l’entendre : "mon royaume n’est pas de ce monde !"
C'est aussi la volonté de signifier aux vivants, comme aux morts, que sortir du "bourbier", de l'Hadès, comme disait Platon sans trop de compassion, n'est plus réservé aux seuls initiés !
C'est la raison pour laquelle la jeune Eglise eut tant de mal, pendant plusieurs siècles, à convaincre les initiés, cette élite à "la nuque raide", recroquevillée sur ses privilèges, chèrement acquis il est vrai, mais désormais rétrogrades, de leur annoncer la bonne nouvelle, de clamer en leur "âme et conscience", que le Verbe cosmique s'était apparenté à la mort, avant d'apparaître à quelques unes, puis à quelques uns - le diable n'a pas l'apanage des détails !- afin qu'ils témoignent de sa résurrection dont tous pourront se glorifier ! ...
A la seule condition que chacun lui fasse volontairement une place dans son "moi" toujours plus exclusif, toujours plus aveugle ...
Ce que Saül l'initié, devenu Paul à la scène, le très personnel Paul, nouvel Hercule des temps modernes, a résumé en disant le premier : "Christ en moi!"
*La veille il faisait insolemment la loi au temple, bousculait les stands des imposteurs, vendeurs de superstitions, énorme source de profit pour les "gardiens" du lieu, institution protégée, sans que, curieusement, personne ne songe pourtant à mettre la main dessus ! … Cela, c’était avant, avant que
ne s’enfuie le jeune homme en robe blanche (Evangile de Marc) qui le laissa à
lui-même, à sa nouvelle impuissance face aux puissances qui gouvernent ce monde,
qui savent comment transformer la pierre en pain, ou pour le dire autrement, l'argent en vie …
** L’enthousiasme chez les anciens grecs était une forme de
possession divine. La poésie homérique ou hésiodique ne peut se concevoir
sans cet état de transe, alimenté par cette mémoire rythmique dont nous n’avons
plus souvenir, à part peut-être dans quelque steppe asiatique tant bien que mal exemptée de la souillure estivale …
Qui pourrait concevoir des œuvres telles que l’Iliade et
l’Odyssée, la Théogonie, les Travaux, sans cette intervention des muses qui répond à
l’appel de l’aède et vient couronner des années de difficile initiation dans
les chambres basses où rien ne filtre de la lumière du jour ?
"Un simple formalisme", ont décrété les philologues à qui l'on fit confiance, quand eux faisaient confiance à leur docte ignorance !..
*** Au delà de notre propre persiflage, la boursoufflure dont souffre Voltaire, c'est celle de la raison déjà toute puissante dont nous ne savons plus qu'elle fit s'éteindre l'ancienne clairvoyance, nécessité absolue de l'évolution toutefois, si nous l'envisageons à la lumière de notre liberté ! ...