Einstein et Perceval !
Drôle de rapprochement me direz-vous, mais il se trouve que si l’un a su ne pas oublier les questions qu’il se posait enfant, y consacrer sa vie, le deuxième, une fois adulte, oublia de les poser au bon moment, peut-être parce qu’il croyait tout savoir, allez savoir ! …
Perceval est une légende, me direz-vous encore !*
Mais que nous-mêmes ne posions pas de questions, devenus
trop tôt, beaucoup trop tôt, adultes, nous contentant de nos jugements dont
nous croyons de surcroît qu’ils sont les nôtres, cela n’est pas une légende !
On dit souvent d’Einstein que c’était un génie, mais,
qu’est-ce qu’un génie ?
Était-il un être surnaturel, l’esprit d’une époque, un
mauvais génie, si l’on pense à cette bombe atomique qu’on lui attribua à
tort ?
Non, rien de tout cela, la chose est beaucoup plus simple,
il l’a dit lui-même : il a répondu adulte à des questions qu’il se posait
enfant.
D’ailleurs, pour en revenir au jugement, à chaque fois qu’il
s’y est livré, il s’est trompé, comme par exemple pour cet univers qu’il croyait
statique car d’autres, et non des moindres, en avaient décidé ainsi, comme pour
l’intrigante intrication quantique, l’action à distance, qu’il refusait au nom
du sacro-saint bon sens, cet alibi frauduleux de nos pauvres jugements …
A sa décharge, si sur le premier point, il souscrivait aux jugements
de son époque, il ne disposait pas alors des observations de Hubble sur
l’étrange éloignement des galaxies …
Reste un homme exceptionnel, on pourrait parler d’un être originel!
Quand tout fut fait pour que Perceval enfant retourne à cet état d'innocence - sans autre succès, nous dit la légende - Einstein sut rester enfant et poser de nouvelles questions apparemment idiotes, s’acharnant, libre du regard des autres, à en trouver les réponses, quitte à se faire aider de mathématiciens
qui pouvaient les mettre en musique.
*
* *
Pour ce qui concerne Jésus, l’affaire est entendue, le
XIXème siècle a jugé que les évangiles étaient entre eux incohérents, que
certains passages étaient à dormir debout, et qu’une fois dissipées les brumes
de l’opium du peuple, une raison saine avait le devoir de s’extirper de cette
sinistre fantaisie qui tenait le peuple sous le joug ! **
A la décharge de cette volonté séculière de se débarrasser
des encombrants, ce ne sont pas les explications embarrassées des théologiens qui
auraient pu inciter ces hommes pressés d'en finir, à différer leur jugement ! …
Notre propos n’est pas ici de rappeler ce qu’il advint de
cette table rase sur fond de matérialisme galopant, dopé au positivisme , quand bien même nos
jugements gagneraient à ce que la question soit enfin posée quant à la relation
occulte entre l’état de santé de nos représentations et ces symptômes sur
lesquels nous enquêtons depuis Hérodote … ***
*
* *
Je connais un enfant qui posa une question apparemment
saugrenue, puisqu’il ne lui fut pas répondu !
Comme beaucoup d’enfants, il aurait pu encaisser le coup,
passer à autre chose, au monde des adultes par exemple, rester tranquille jusqu’à
la fin de sa vie, moyennant quelques comprimés de doxa quand l’anxiété faisait
mine de montrer le bout de son nez …
Cette question qu’il ne savait pas insolite tenait en peu de
mots : pourquoi le Christ, s’il est bien un envoyé du monde divin, s’est-il
incarné à ce moment-là de l’histoire de l’Homme et à cet endroit-là de la
planète ?
Les adultes qui l’entouraient, concernés pourtant à plus
d’un titre, ne surent répondre ! …
En ce temps-là, "chez ces gens-là, Monsieur!", quand on ne savait pas, on ne
savait le dire ! …
Fort heureusement les choses auraient changé !
Serait-ce dû à l’aimable digression de Jean Gabin sur le main theme
de l’enseignement socratique : "Maintenant je sais que je ne sais rien !" …?
Pour revenir à cet enfant soudain si seul au monde, ce n’est donc que bien plus tard qu’il s’aperçut que sa
question supposait une évolution de l’humanité, une mise en perspective
anthropologique, dont il n’avait à l’époque pas la moindre idée, consciemment
au moins ! …****
*
* *
Comment dire ces choses ?
Nous sommes ainsi faits que la plupart d’entre nous pensons
avoir toujours été faits ainsi, ou, pour les plus téméraires, ne saurions
imaginer notre vie sans cette pensée à laquelle nous n’éprouvons même plus
le besoin de penser !
Je pense donc je suis !
Les frontières, filles des guerres, sont fécondes, sources
inépuisables de nouvelles guerres !
Curieusement celle, artificielle, que Descartes dessina entre
ce qui existe et "ce qui n’existe pas", ou "ne le mérite pas", ne fut jamais remise
en cause !
A part peut-être par ceux qui défendent désormais à juste
titre la cause animale, oublieux cependant de celle du peuple immense qui nous
précéda à la surface de Gaïa sans éprouver ce besoin personnel qui nous semble
désormais si naturel …
*
* *
Il ne s’agit pas d’un sujet de la prochaine épreuve de philosophie
au baccalauréat, quoiqu’il serait intéressant de constater à cette occasion notre abyssale indigence de nantis, au moins si l’on songe aux prodigieux efforts des anciens
grecs pour qui tout cela restait à conquérir !
Il y a deux mille ans, en Palestine, il ne s’agissait pas de ce genre
d’épreuve, mais d’une toute autre qui attendait le Verbe, préparé de longue
date, il est vrai, à cet exercice inhumain …
Epreuve difficile à concevoir pour un avatar du tout-puissant, certes, mais Pierre lui-même, futur fondateur
de l’Eglise, ne s’était-il pas révolté, révélé ignare quant
aux choses célestes, à ce moment unique où le Verbe, par la bouche de Jésus,
prédit le sort qui lui sera réservé ! …
Matthieu XVI 13-16.
Flash-back : depuis quelque quatre ou cinq siècles, l’humanité
est à l’évidence confrontée à de nouvelles forces de fragmentation, de
différenciation, annonciatrices d’un nouveau venu : le Moi !
La Porte des Lions n'a de cesse d'y revenir !
Selon ce que nous pouvons désormais observer, l’évolution ne
se fait pas partout en même temps, ni au même rythme; ainsi Bouddha, à
l’aube de cette époque, soucieux des siens, de leur psychisme, ne les
encouragea pas à s’habituer à ce monde de douleur, d’ignorance, mais à tout faire pour ne pas y revenir, à ne surtout pas faire confiance à ce Moi problématique, balbutiant,
incertain, falsificateur …
A l’inverse de son contemporain, Socrate, grand accoucheur de
l’individu conscient de lui-même, et dont le Daemon intemporel est capable
d’animer plusieurs personnalités, de lui dire le moment venu, qu’il est temps de
partir, de prendre la tangente sous forme de cigüe, ou de revenir, selon l’angle de vue …
Vous l’aurez compris, le Moi est une fleur qui poussa tout
d’abord en occident !
Il est sa chance immense et tout à la fois le menace !
Dans la Bhagavad-Gita, Krishna incite son élève Arjuna à
lutter contre ceux de son sang, contre ces cousins retardataires - à l'époque il s'agit de clairvoyance consanguine !…
Sur la croix, le Christ adresse une ultime parole à cette
humanité en plein bouleversement : aimez-vous les uns les autres, comme je
vous ai aimés !
C’est paradoxalement le même message !
Avec plus ou moins de retard, ici et là, l’Homme abandonne
l’amour exclusivement lié au sang, à la tribu, à la famille, n'attend plus ses
qualités de l’hérédité, mais augmente son rapport personnel à l’esprit !
Pour les orientaux, non contaminés par une morale
étroitement romaine, tout est évolution, le mal est un bien qui s’attarde ou
vient avant son heure …
Tout s’écoule, y compris dans le monde spirituel !
Dans le mythe qui en sait plus long sur nous que nous en savons
sur lui, Achille confie à Ulysse, de passage dans l’Hadès : "mieux vaut
être mendiant sur la Terre que roi au royaume des ombres !"
Achille, ce héros, dont Homère donne à voir qu’il n’a pas de
conscience propre, totalement aux prises de ses passions, de sa colère, de sa
jalousie, en est là, lui qui préférait la gloire qui assure l’immortalité, à une
vie dont la durée vous oblige, et la destruction au renoncement, annonce la fin d’une époque et l’arrivée d’un
mutant : l’individu, pourvu d’une conscience, d’un Moi qui ne fait pas toujours
bon ménage avec lui-même, d’un homme banal en somme, mais avide de salut, ce qui
pour le coup est loin d’être anodin …
Ulysse, en a vu d’autres, l'Odyssée relate la chaotique évolution de l’Homme, de charybde en scylla.*****
Préfigurant le nouvel homme, il continue son chemin, en quête
de son âme, Pénélope dans le mythe …
*Pendant toute son enfance, Perceval est tenu à l’écart du
monde des adultes, de la culture, des savoirs accumulés de l’Homme, bénéfiques
ou néfastes … Cependant, parvenu à l’âge adulte, il finit par se comporter
comme son père, chevalier belliqueux, aventurier représentatif de ce moyen âge
effervescent. Arrivé par hasard, au fil de ses pérégrinations, au château du
saint Graal, il assiste à une scène inconnue de notre monde sensible, en reste
muet, se promettant de poser la question dès le lendemain. Mais de lendemain il
n’y eut point, car tous les protagonistes avaient disparu ! …
**Pour caractériser le XIXème siècle, on pourrait dire qu’il
estimait avoir fait le tour de la question ! Jésus ne pose plus question,
nous venons de le voir. A la rigueur, il reste de lui notre calendrier ... En ce qui concerne la science, il considéra également que
tout était dit, qu’il n’y avait plus rien à apprendre ! … Nous ne devrions pas en
sourire, car nos jugements-réflexes ne lui doivent-ils pas l’essentiel de leurs
certitudes.
*** L’histoire a tellement été écrite par les vainqueurs que
nous avons oublié que son sens premier est "enquête"; il semblerait que
cette dérive ait emporté à leur tour les journalistes …
**** Proclus, pour ceux qui s’intéressent au néoplatonisme,
disait que nous savons tout en venant au monde, que ce que nous vivons n’est
qu’une actualisation partielle. Pour raison de karma (ça c’est moi qui
l’ajoute !)
***** Avant la mauvaise adaptation qu'en fit Darwin ...