"Les idiots d’Abdère !"

Ce mépris d’Aristote pour les philosophes de Thrace est-il à l’origine du destin de l’Occident ?

C’est, à tout le moins, une possible conclusion, la nôtre, déstabilisante, féconde, des récents travaux de Heinz Wismann, qui mettent à jour la grossière falsification que fit le condescendant des écrits de Démocrite. *

Pour aller à l’essentiel : l’atome tel que le décrit Aristote, traducteur incompétent et/ou malintentionné de quelques fragments abandonnés à sa mauvaise volonté, pour aussitôt le condamner à l'opprobre, n’a rien à voir avec ce qu’en disait Démocrite...

Et tous, que ce soit pour l’encenser, d’Epicure à Marx, ou pour le malmener, de charybde en scylla, se sont basés sur la version honteusement falsifiée d’Aristote.

Le résultat est une méprise, un malentendu plus de deux fois millénaire, une dispute qui n’avait pas lieu d’être, dont le dénouement s’empare du XIXème siècle, prélude à l’étroite mainmise du matérialisme sur nos représentations.

Sur la politique, du goulag à la garderie libérale libertaire, nous n’avons pas fini d’en constater les dégâts.

Sur notre relation au mystère de l’univers, c’est moins évident, l’état des lieux est paradoxalement en cours, à l’initiative de la physique quantique qui peine elle-même à se dégager de la doxa matérialiste …

Au-delà, la question est : cette monstrueuse et insistante erreur était-elle nécessaire, du moins si nous revisitons l’Histoire à l’aune de notre liberté ?

Pour le dire autrement : les puissances retardataires n’ont-elles pas un rôle essentiel dans la marche en avant de l’Homme, fut-elle chaotique ?

Nous y reviendrons, mais tout d’abord, pouvons-nous tenter de contextualiser cette falsification ?

Comment cerner, de prime abord, la psychologie d’Aristote ?

Quelques éléments épars mais significatifs :

Pour lui, figurez-vous, les pyramides d’Egypte ne faisaient pas mystère !

Ainsi, parmi les règles qu’il édicta à l’attention de l’apprenti tyran qu’il s’apprêtait à servir, et afin que celui-ci reste en place, figure celle-ci : il lui faudra accabler les hommes de travail, les harasser, afin qu’ils n’aient plus le temps, ni l’envie, ni l’énergie de comploter …

C’est d’ailleurs ainsi - ajoutât-il sans rire - que s’élevèrent les pyramides ! …

Politique, livre V, chapitre 11.

C’est logique !

Si toutefois l’envie nous en prenait, ne nous gaussons pas de ce réductionnisme à tous crins, de cette confusion si manifeste, car, tout bien considéré, pressés d’en finir avec ce qui nous tient à distance, ne raisonnons-nous pas encore de la sorte bien souvent ?

A quelques années près, Socrate et lui se sont croisés à la surface de Gaïa, mais il me paraît amusant d’imaginer ce qu’aurait pu dire le maître de Platon sur ce savoir, tiré, non de la tentative d’approche, besogneuse, humble, incertaine, du mystère des pyramides, mais de la fulgurante efficacité de la logique, cet avatar de la pensée alors balbutiante, livrée à elle-même, dédaigneuse du réel, idéologique aussitôt que née, dans laquelle nous sommes toujours empêtrés ! …

Ainsi, je l’entends demander au premier de la classe : « Je comprends bien l’intérêt de ta préconisation, du point de vue du tyran au moins, mais pourquoi alors ces emplacements précis à la surface de Gaïa, cette forme, cette esthétique, tous ces couloirs dérobés, ces chambres funéraires, ce rapport à la mort, au cosmos ? »

« Et, puisque l’objectif du tyran, selon tes dires, est purement rationnel, utilitariste, pourquoi tout simplement ne pas leur faire casser des cailloux du lever du soleil aux fers de la cellule ? »

« Le tyran aura ainsi atteint son but, tout en évitant aux esclaves de gamberger sur le sens de l’édifice, de s’élever avec lui, ce qu’il doit redouter par-dessus tout ! … »

De Socrate à Aristote ou quand l’histoire fait un « tête à queue ! »

La Porte des Lions a déjà parlé des hommes-frontière à propos de Phérécyde de Syros et de saint-Augustin (16/03/2022).

Socrate est de cette espèce, car, si l’on peut s’exprimer ainsi, précisément, il appartient tout autant à celle qui a désormais disparu qu’à la nôtre …

Cela, me direz-vous, mérite une explication !

Longtemps, Socrate fut considéré comme le père de la philosophie !

Depuis quelques dizaines d’années, cependant, un certain nombre de chercheurs l’ont aidé à réaliser sa sortie de placard …

Il aimait les jeunes hommes, soit, mais il ne s’agit pas de cela, tout est relatif et le scandale pour un grec élevé dans l’image de Pandora, cette "chienne à la croupe attifée", envoyée aux hommes pour leur plus grand malheur, aurait été alors de vénérer les femmes ! … non, ce qu’il n’aimait pas, c’est cette propension de ses contemporains à calmer leur angoisse existentielle au moyen d’un savoir artificiel dont ils ne semblaient plus savoir qu’il était récent !

Aujourd’hui il ferait salle comble, entourée toutefois d’une foule encagoulée venue pour le lapider, et de réseaux vibrionnant de la haine anonyme  …

Le voici donc qui nous apparaît pour ce qu’il était, avant d’avoir été reconstitué par ceux qui font parler les morts : un sorcier, un ensorceleur, un chaman, un attardé de l’évolution, sujet aux transes, aux "absences" prolongées, préférant, une fois revenu partiellement parmi nous,  la voix de son daemon à l’intelligence de la situation, jusqu’à accepter la mort; spectateur ironique de la pensée balbutiante, douloureuse, impuissante, de cette nouvelle relation de l’Homme au mystère de l’univers, mais plus encore du savoir nouveau qu’elle accumule sur du sable, et déjà sédimente …

En ce sens, il avait coutume d’inaugurer sa séance de guérison psychique, à l’aide du récit de son enquête menée auprès de ceux de ses contemporains censés détenir un savoir, chacun dans son domaine.

Ainsi, pour exemple, demanda-t-il à un guerrier ce qu’il en était du courage, l’embrouillant tant et si bien que ce dernier eut l’ultime courage, avant de se rendre, de dire qu’il n’en savait rien ! …

Et ainsi de suite auprès de chaque prétendu détenteur d’un savoir spécifique, sur des thèmes aussi variés que la science, la pitié, la rhétorique, etc. …

Alors, confronté au fringant polymathe qui, à lui seul prétendait tous les détenir, qu’aurait-il bien pu faire ? … par où commencer ? … comment embrouiller l’embrouilleur ? …

Mais l’histoire de la pensée, pressée d’en découdre, n’aurait su s’embarrasser de ces atermoiements, et Socrate fut prié par avance, de sagement rejoindre son daemon avant qu’Aristote ne voit le jour …

Avant que ne vienne le temps de la contestation - semble-t-il peu pressé ! des âmes remuantes d'un  Giordano Bruno, d'un Galilée, l’évolution avait, semble-t-il, prévu un temps de latence, le temps long de l’imprégnation !…

En réalité, toujours discrète, la pensée que relativisait Socrate, objectivée par Platon, définitivement installée chez Aristote, mais tributaire encore de l’observation, devint autonome, à partir du XVIème siècle, chez les deux trublions à l’instant cités à comparaître devant le tribunal de la Porte des Lions …

Désormais en confiance, elle ne repose que sur elle-même, va chercher la vérité en elle-même, faisant fi de l’observation des phénomènes qui, depuis qu’elle ne leur fait plus confiance, se révèlent pour ce qu'ils sont : trompeurs, ou pour être plus juste, mal interprétés …

C’est le début des expériences de pensée qui s’exercent alors sur des sujets aussi différents que les monades, la chute des corps, et jusqu'à notre porte, avec le Boson de Higgs qui fit durer le plaisir pendant quarante huit ans, avant de se rendre à l'évidence : pas vu par les yeux de chair, contraire à toute observation, il avait fini par être remonté dans le filet des équations !…

Parmi les raisons cachées de la falsification, avant de passer aux choses sérieuses !

Evitons de nous perdre dans les arguties d’Aristote :  voulant tout maîtriser, voulant s’assurer de "la chose en soi", il essaya de chausser cette nature décidément mutique de brodequins de torture, pour le dire autrement, ses grilles d’analyse à deux termes, telle que "la forme et la matière", "la puissance et l’acte", de prime abord objectives, séduisantes, mais n’ayant pour but que de mettre fin à la dispersion du réel, d’éradiquer le discontinu sur fond d’une phobie, l’horreur du vide.

Et, j’ose ajouter, de retrouver l’Un, tout comme Démocrite avec son incompréhensible quête mystique de l’indivisible, mais par la voie de la logique, adossée à l’observation de ce qui est visible, "positif", l’affublant de cette image de "premier moteur" qui sent par trop l’huile de coude et la philosophie de garage ! …

L’intrigante beauté des visions de Démocrite !

Pour tenter de retrouver la splendeur des visions de Démocrite telle que nous les restitue Heinz Wissman, il est tentant de faire appel - et il ne s'en prive pas ! aux toutes dernières avancées de la physique quantique : la théorie des cordes, l’énergie du vide, le champ de Higgs **…

Un peu comme si nos concepts venaient légender, en parfaite synchronicité, les images verbalisées par l’abdéritain, enfin retrouvées ! …

Ainsi ces filaments fugitifs, ces concrétions du vide, ces trajectoires fulgurantes, dont les contorsions en rythme évoquent la danse des cordes et finit par ressembler à une écriture …

A la sortie du moyen âge qui admirait tant "le maître de ceux qui savent", Jacob Böhme perdit l’estime de ses lointains élèves ensoutanés, car ses visions dérangeaient.

Entre autres, il avait vu comme une "signature spirituelle" dans chaque objet !

De celle-ci, à la rigueur, en "haut lieu", l’on aurait pu s’accommoder, mais de la génération des dieux entrevue, comme il est annoncé dans le Rig Veda qu’il n’avait pas lu, vous pensez bien ! …

Entre les deux, il y avait cette parole de l’initié d’Ephèse, Jean, qui ne parlait pas du Christ mais du "Verbe", comme si une grammaire cachée, occulte, avait décidé qu'il était temps de nous parler par la bouche d’un galiléen nommé Jésus !

Pour en revenir aux idiots d’Abdère !

Il est tentant de voir dans cette désignation méprisante, le coup de pied de l’âne - fut-il premier de la classe ! adressé de manière subliminale, à défaut d’être sublime, à son maître Platon, car, Aristote ne pouvait ignorer, ne fut-ce que par Xénophon, que Socrate, le chaman, fut initié par un thrace …

Mais il y a beaucoup plus grave, et qui en dit long sur l’arythmie de l’histoire, sur ses soudaines lenteurs, après des accélérations presque irréelles, en l’occurrence, nous venons de l'évoquer : l’évolution brutale du rapport à la pensée, entre Socrate et Aristote.

Au XVIème siècle, Galilée, observateur oublié des insuffisances de la pensée, de ses mauvaises graisses, décide de la décontaminer de nos émotions, de nos sensations, confiant aux seules froides mathématiques le droit d’accès aux mystères de la nature.

Imaginons qu’Aristote l’ait précédé en cette révolution conceptuelle, ait séparé le bon grain de l’ivraie au sein de sa propre nature, en d’autres termes : sa phobie faussement rationnelle du vide, de son raisonnement extraordinairement novateur et subtil sur le couple "acte et puissance" !

Il avait là une grille de lecture fulgurante des images relatées par Démocrite : le vide entre les "atomes" comme puissance potentielle, et le cosmos comme puissance en actes …

Mais au-delà, un passage apaisé et tout à la fois plus rapide, de l’image au concept, et bien plus encore, la découverte, à cette occasion,  que la vérité est en nous, accomplissement de l’oracle apollinien éminemment holistique: "Connais-toi toi-même !"  

Que disons-nous de bien différent depuis que le ventriloque Paul Dirac décida de s’adresser à nous par l’intermédiaire de son équation ?

Mais le temps n’était pas venu, et nul mortel ne saurait décider du rythme qui nous convient !

 

* Heinz Wismann, philosophe et philologue : Les avatars du vide : Démocrite et les fondements de l'atomisme, Paris, Hermann, 2010. Voir également les différentes conférences données avec Etienne Klein sur You Tube.

** Heinz Wismann, brillant intellectuel, comme le XXème siècle sut en produire (cerises sur le gâteau de l’évolution - telle que racontée par Darwin - anachroniques, projectifs, idéologues souvent), parle de "spéculation" et non de "visions", y insiste, légèrement ébloui par cette précocité  de ces "hommes d’avant", par l’étrange correspondance entre les dires de Démocrite, tels que remis à jour, et les dernières découvertes de la physique quantique ...

Comme Aristote, il semble oublier qu’Abdère se situe en Thrace, terre de l’Orphisme, et partant, que les soi-disant idiots  sont alors, pour certains d'entre eux, des "attardés" de l’évolution psychique, des clairvoyants ataviques, ou d'autres, plus proches de nous, de notre cécité spirituelle, mais fréquentant les Mystères.

Dont est d'ailleurs sortie progressivement la philosophie, dans ce temps où la lecture conceptuelle des phénomènes faisait s'éteindre les images qui nous attendent toujours dans la mythologie.

Le sentiment d'expulsion, d'exil, de ce réel qui se dissout dans l'abîme, de perdre pied dans le "fond sans fond" que vivra Jacob Boehme lors de l'une de ses illuminations, que l'on retrouve également en partie dans le soufisme, et dont Démocrite fait état, fait furieusement penser à un retour d'initiation difficile pendant laquelle les hiérophantes n'ont pas réussi à accompagner le myste dans ce périlleux voyage, celle égyptienne qui avait pour objet l'expansion de l'âme dans l'univers ...

Dans le Phédon, Platon parle de ces conduites au Hadès - initiations aux mystères - qui ne peuvent se pratiquer qu'après une longue et difficile série de "purifications", ce maître mot de l'antiquité. 

"Stupeurs et tremblements", "bourbier" - mot employé par Platon - etc. telles sont quelques impressions restituées par ceux qui revenaient sans avoir réussi l'expérience de cette "petite mort" ! ... 

La légende dit que Démocrite devint aveugle, ce qui signifie que, comme Œdipe à la fin de sa vie où il ne vit jamais rien venir, il se crève les yeux pour voir en esprit. Aveugles aussi, Homère et les aèdes dans leurs écoles initiatiques. Se rendre "présent au passé" nécessite d'ouvrir l'œil spirituel dans l'obscurité la plus complète, dans l'escamotage des sens, par un moyen ou par un autre.

Enfin, Démocrite était réputé avoir fait ce que l'on ne sait plus être le "Grand Tour" initiatique de l'époque, qui l'emmena d'un centre des mystères à l'autre, tout autour de la Méditerranée et souvent bien au delà, totalement oublié, comme celui des jeunes aristocrates anglais du XVIIIème siècle est en passe de l'être, alors que pourtant il "ne sentait pas le souffre de l'ésotérisme", était simplement culturel et donc "positif !" ...


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