"Dieu existe-t-il ?"

Certains, à juste titre, me diront que ce titre est indigne!

Et pourtant, tout bien réfléchi, je le maintiens, car Dieu, s’il "existe", encore faudrait-il s’entendre sur ce terme, n’appartient à quiconque, à aucune définition, à aucun langage, et surtout pas à ceux qui, depuis des siècles, se sont arrogés le droit d’en parler, tant et si mal que beaucoup ne veulent plus en entendre parler !

Ici, point de théologie, on parle de ce que l’on sait et ne saurions taire ce que l’on ne sait pas !

Pour commencer, une question apparemment incongrue :

Quel rapport y-a-t-il entre la matière grise et le coucou gris ?

Dieu sait si votre question est facile, me diront ceux qui, déjà, n’aimaient pas le titre !

Eh bien, quitte à vous contrarier une fois de plus, ce n’est pas la couleur qui ici importe, mais la pensée !

Chacun sait la stratégie pour le moins curieuse de la femelle du coucou qui consiste à déposer son œuf, profitant d’un moment d’inattention, dans le nid d’une autre espèce d’oiseau …

Il y aurait beaucoup à dire sur ce stratagème dit "du parasite", afin de décider si la pensée est bien le propre de l’Homme, supposant toutefois, que la femelle serait consciente de son acte …

Comment savoir ce qu’il se passe réellement entre la conscience et ce corps gracile, auteur de cette curieuse manifestation ?

Mais, pour l’heure, ce n’est pas à ce titre que ce comportement attire notre curiosité !

Cependant, avant d'en arriver à notre propos, ne pourrions-nous pas établir une correspondance avec celui de ces mères empêchées, qui, en d'autres temps, déposèrent leur bébé sur le parvis des églises, quand celles-ci étaient encore sanctuarisées, hospitalières, à l'image oubliée des temples grecs ?

Mais, pour en revenir à notre coucou né sous x, au terme de sa séance de musculation dissimulée au regard de sa mère adoptive par la coquille félonne, ne se met-il pas, une fois ce subterfuge percé à jour, à basculer par-dessus bord tout autre que lui, profitant ainsi désormais de l’exclusivité d’un gavage auto consenti …

Quant aux œufs écrasés au sol, qui s’en souvient ?

Pas eux en tout cas, qui, à défaut du nid, n'ont même plus voix au chapitre !

Et nous non plus, depuis que tout "reportage" fut interdit sur la tragique disparition des hommes qui nous précédèrent de peu à la surface de Gaïa …

Certes, pour témoin de ce drame, reste la mythologie, mais, enfouie depuis belle lurette sous les sarcasmes et l'indifférence, qui pourrait bien se soucier de ce constat d’huissier exprimé, qui plus est, en images ?…

Ce long détour pour dire que notre pensée dont nous pensons qu’elle a toujours été là, nidifia dans notre cerveau il y a très peu, au regard du temps long de l’évolution, et que, ce qu’elle passa sans ménagement par-dessus bord, c’est une toute autre relation au monde qui se faisait par l’image et dont nous ne nous souvenons plus, après que nos prédécesseurs en abstraction voulurent faire table rase du passé de l’Homme, de cette mythologie qui en sait beaucoup plus sur nous que nous en savons sur elle !

Et Dieu dans tout ça ?

Entendons-nous bien, contrairement aux théologiens, nous n’avons pas la folle prétention de savoir quoi que ce soit de cet absolu mystère, mais en amateurs sincères, d’observer ce que les hommes ont pu en dire ici et là, au moins depuis qu’ils imaginent pouvoir s’en approcher par la pensée …

En ce sens, ne serait-il pas intéressant de comparer deux textes fondateurs qui traitent d’un même sujet, l’Etre, mais que tout sépare : la culture, l’espace, le temps, le psychisme des uns et des autres, dont l’évolution silencieuse nous avait échappé !

 

*

*        *

 

Le premier, issu d’une longue tradition orale, fut mis par écrit, sur le tard, à contrecœur*, il y a plus de deux millénaires. Voyons ce qu’il dit, ou plutôt ne dit pas :

Il n’était alors ni être ni non être !

(…) L’Un respirait sans souffle …

Extrait de l’Hymne X-129 du Rig Veda

Le second, fondateur de la philosophie grecque, en ce sens que celle-ci va s’acharner à sortir du piège infernal de sa logique, est de Parménide, et remonte au Vème siècle avant J.C. :

L’être est, et le non-être n’est pas !

Jusqu’à il y a peu, et selon notre lieu de naissance, nous n’avions accès qu’à l’une ou l’autre de ces deux paroles qui disposent, chacune à leur manière, du mystère qui nous obsède !

Enfants de la reconstruction occidentale basée sur le "ou", il nous faut bien choisir !

Alors, qui dit le vrai ?

Parménide, ce nom mis sur une énigme, ou le Veda, ce verbe énigmatique sur lequel on ne peut mettre un nom ?

Entre les deux, il se trouve que notre relation au monde a profondément changé, muté serait plus exact, car la vision en esprit, la clairvoyance, la béatitude non consciente, non évolutive, non propriétaire, cette douce servitude, a cédé la place à l’attelage fougueux de notre liberté, celui qui arrime tant bien que mal notre pensée à nos cinq sens … 

Ce n’est pas une vue de l’esprit - même si cette expression en dit long quant au peu de crédit qu’on accorde désormais à ce dernier - la mythologie se souvient, non pas pour nous - cela semble plié ! - mais pour nos successeurs de la civilisation à venir, placée sous le signe du "et", attentifs au passage qui se fit alors de l’image au concept, de « la chaleur du ressenti, au froid glacial de l’abstraction ! »

Ça, c’est Nietzche qui l’ajoute !

Nietzche, cette vieille âme échouée dans le XIXème siècle, si mal à l’aise dans ce "ou" socratique qui occulta la tragédie de ceux qui furent sommés de choisir ! -

Avait-il aperçu la tragédie dans la tragédie ?

Pour le dire autrement, cette mue douloureuse annonciatrice de notre liberté !

*

*        *

On a toujours voulu voir dans ces quelques mots de Parménide, le sommet de la pensée humaine, oubliant déjà que les sommets, au fil du temps, s’érodent, et que la pensée elle-même, ce jaillissement vieux de moins de trois mille ans, n’est qu’un moment de l’Homme, qui eut un précédent, et devra faire place, le moment venu, à un autre type de relation avec le mystère qui nous vit naître !

Pour l’heure, Parménide garde son statut à part, celui de Père fouettard de la philosophie, alors que ceux que nous baptisâmes hâtivement, quand bien même ce fut sur le tard, philosophes, s’intéressaient en fait à la nature, en physiciens en somme ! …

Mais, puisque l’époque est à déboulonner, n’était-il pas plutôt, avant même que cette discipline ne fut née, un excellent anthropologue, averti, pragmatique, qui sanctionna de ce célèbre aphorisme, le stade d’évolution psychique de ses contemporains ?**

Car, en effet, et "on en est toujours de là !", comme on dit à la campagne, et de manière un peu plus châtiée, dans les cercles bergsoniens : "impossible désormais de penser le néant, le non être !"

Donc, et ce fut sa terrible conclusion, dont nous ne nous sommes toujours pas défaits - pas remis serait peut-être plus judicieux ! - ce que nous ne pouvons penser, n’existe pas !

Le ver était dans le fruit, dont l’histoire ne dit pas s’il s’agissait d’une pomme …

L’Homme décidait ainsi de sa liberté, comme du champ tout à la fois immense et étroit où elle devrait s’exercer …

Le cas Spinoza

Citer Spinoza, dans certains milieux, c’est chic, c’est dire de manière subliminale à l’improbable aréopage : « A moi, on ne la fait pas ! »

Avant de squatter les dîners en ville, l’excommunié, une fois mort et par sa parole ainsi sanctuarisée, avait commencé par vider les églises du dimanche matin …

Cela reste confus dans l’esprit de ceux qui le citent, mais il faut lui accorder qu’il fut le premier à tenter de penser Dieu sans l’aide d’aucune religion, et plus encore, de la Révélation.

Bien au contraire, celles-ci lui servirent de point de départ à une analyse sans concession, à une déconstruction appelée à faire florès, de la perversité des premières, comme de la monstruosité du Dieu jaloux, exclusif, rancunier, tel que présenté par la seconde.

Cela aurait pu lui coûter la vie, mais dans la disposition d’esprit où nous sommes actuellement, d’autant facilitée que le sabre n’est plus au service du goupillon, je n’en vois pas beaucoup qui ne sauraient le rejoindre en cet effort de libération …

Comment alors tenter d’approcher le mystère de Dieu sans l’aide pernicieuse des manipulateurs ensoutanés ou de la précieuse aide des textes révélés ?

Admirons au passage, le travail si singulier de celui dont les seuls fidèles furent ses persécuteurs, ne cherchant pas la gloire, s’adossant à sa seule logique, cette confidente, compagne des mauvais jours, bien inspirée, sur ce point au moins, de l’inciter à la plus extrême prudence …

Pour le big bang, on parle de singularité, pour cette mise en miettes de notre univers mental, ne pourrions-nous pas parler de « la déflagration Spinoza » ?

L’image n’est pas vaine, car, contrairement à ses prédécesseurs, comme les scolastiques, à ses successeurs, enfants des Lumières, révolutionnaires timorés, Kant en tête - ou en tête à queue, selon la manière de voir les choses ! - il ne chercha pas à faire la part des choses entre la foi et la raison, ni même la part belle à la raison, non, cela ne lui aurait pas suffi !

Seul, sans sherpas, pour attaquer la face nord du plus grand des mystères, il s’arma exclusivement de la froide logique !

 

*

*        *

 

Bien avant que le calendrier Julien ne se décida à égrener nos jours, pour les dévots qui, de tout temps et en tous lieux, n’aiment pas trop ceux qui font profession de penser, il semble bien que Dieu décide de tout !

Quant à ces derniers, ces mal aimés - ceci attisant peut-être cela ! - force est de constater qu’ils n’en font qu’à leur tête, décident, au gré de leurs humeurs plus ou moins malines, de ce qu’il convient de faire de Celui qui a le bon goût d’ordonner l’univers dans le plus grand silence, et saura se taire, le moment venu ! …

A titre d’exemple, si l’on élargit la focale sur treize siècles de chrétienté, ne voit-on pas saint-Augustin exfiltrer bruyamment Dieu de la nature, quand Spinoza l’y réintègre, en catimini certes, mais, main ferme dans un gant de velours, ne lui laissant d’autre choix que de s’y manifester, lui déniant toute antériorité, toute extériorité …

Que peuvent-ils donc avoir en commun ces deux penseurs, mis à part le sujet de leur préoccupation existentielle ?

Comme la mise en perspective n’est pas le fort de ceux à qui l'Ecole ne laisse d'autre choix que celui de choisir, il faut bien dire que ce rapprochement n’a pas sauté aux yeux de ceux qui font l’opinion …

Pour s’en faire une au moyen de celles des autres, on a scruté les vives réactions suscitées par l’Ethique, ce pavé dans la mare, faisant peu de cas de celle dissonante de Goethe, qui avait vu dans la démarche logique de l’Athée, le geste révolutionnaire propre à déchirer le voile du mystère qui nous tenait en immaturité !

Il nous faudra y revenir ! …

Comment en effet expliquer cette distorsion entre le Père de l'Eglise et l'enfant "égaré", si ce n’est en remettant en perspective, en relativisant, cette nouvelle relation au monde qu’est la pensée, cet impensé de l’Occident, depuis qu’il se mit à penser !

Nous l’avons déjà dit, la pensée, cet apprenti cocher du nouvel homme, dispose provisoirement – à l’échelle de l’évolution s’entend ! -  du tout nouvel attelage composé de nos cinq sens et de notre cerveau …

Et, force est de constater que, depuis lors, dans l’arène mystérieuse, vide de spectateurs, avide pour autant de folles rumeurs, nous tournons en rond depuis près de trois mille ans …

Comme, d’une compétition l’autre, cet équipage échoue souvent au pied du podium, la philosophie occidentale, en toute logique, cherche un coupable, n’eut de cesse de se disputer sur le nom du bouc émissaire : qui, de nos sens où de notre pensée, se trompe à ce point ? …

Le procès est toujours en cours et semble curieusement tourner en défaveur de l’une comme des autres, depuis que nos sens sont réputés impropres à observer l’intimité de la matière, et que ce traitre nommé bon sens, une fois démasqué, nous incite à penser contre notre cerveau ! …

Bref, pour se faire une opinion de la Vérité, Augustin fit une confiance aveugle à ses sens, notamment à ses yeux de chair, car, il l’a écrit, avec le talent qu’on lui sait : il eut beau la scruter dans ses diverses manifestations, il ne vit pas Dieu dans la nature …

C’est, à tout le moins, la raison qu’il invoqua pour sa rupture avec les manichéens. Encourageant en cela notre anachronisme niveleur, superficiel, à y voir une différence simplement idéologique !

Alors qu'il s’agit-là d’une des dernières rencontres entre deux mondes, d’une incompréhension entre un psychisme qui s’attarde et celui qui, au travers d’Augustin, nous annonce !

Spinoza, c’est différent, il vit à une époque encore toute émoustillée de l’emprise fulgurante de Descartes, des mathématiques, de la table rase … à l’horizon s’annonce la dictature de la pensée, désormais sanctifiée, et de son double, la logique.

Alors il entreprend de décontaminer Dieu de tout ce que les hommes ont projeté sur Lui, ne s’arrête pas aux dieux de l’Olympe, le travail est déjà fait, mais, radical, adepte de la table rase, il dénie à Dieu toute volonté, tout désir, tout sentiment, toute attente, enfin, tout ce qui pourrait nous ressembler de près ou de loin …

La chose fit grand bruit, nombre de ses contemporains, déstabilisés dans le petit commerce qu’ils entretenaient cahin-caha entre la foi et la raison, et pour éviter de réfléchir à l’immense défi ainsi proposé, le dirent athée !

Ils se trompèrent, Spinoza avait un Dieu : la logique !

Bien entendu, Goethe, qui voyait les plantes, les couleurs et les hommes bien autrement que ceux de son temps, ne s’était pas attardé à ce qu’il devait considérer comme un détail …

« L’athée », comme il disait au deuxième degré dans sa lettre à son ami Jacobi, postée trois ans avant le début de la Révolution française, avait ouvert une nouvelle ère pour l’humanité, une ère où elle pourrait enfin sortir de son immaturité, se faire une opinion personnelle de son Dieu, dans un face à face sans autre témoin que sa propre conscience, et selon sa propre volonté !

Cela, ce sacre de l’individu, la royauté de son entendement, cette mise en présence sans filtre avec le mystère qui le contient, quelle que soit la manière d’y arriver, ne correspondait-il pas à l’enseignement révolutionnaire qui, pour partie lui coûta la vie, d’un galiléen nommé Jésus ?

*

*        *

Alors, puisque notre propos est de tenter d’approcher le grand mystère, tentons de le faire au moyen d’une critique fraternelle de celui qui y consacra sa vie et nous facilite ainsi la nôtre, nous débarrassa promptement de ceux qui nous avait mis sous tutelle depuis des siècles, sans oublier toutefois, et c’est là toute la prétention de notre apport,  de remettre en perspective, de relativiser la Raison, cette nouvelle relation au monde que nous vénérons à juste titre, mais parfois sans discernement !…

Le dieu de Spinoza ou les paradoxes de la logique !

Un dieu, tout entier issu de la seule raison humaine n’est-il pas plus anthropomorphique qu’aucun des dieux jusqu’alors imaginés ?

Les dieux imaginés et donc imaginaires, selon ce qu’en déduit Spinoza - beaucoup plus inféodé à la pensée unique de son époque qu’il n’aurait pu l’imaginer lui-même - furent affublés de nos travers, de nos affects, selon sa terminologie pré-psychanalytique, mais, ce faisant, n’a-t-il pas déshabillé Pierre pour habiller Paul, car, tout bien considéré, un dieu imaginé comme exempt, décontaminé de tout ce qui nous caractérise, volonté, besoin, désir, et tutti quanti … n’est-il pas le résultat d’un anthropomorphisme en creux, ou, pour le dire autrement, qui s’ignore, qui se réinvite par la porte dérobée, à ce débat qu’il jugeait dépassé  ?

Un dieu qui, de ce fait, n’a pu créer ce monde – qu’en avait-il besoin ? - ne devrait-il pas prêter allégeance à ses contemporaines, les lois éternelles et donc elles-mêmes incréées ?

Et d’ailleurs, quelles sont ces lois dites éternelles dont, comme en philosophie, la dernière venue chasse l’autre qui, il est vrai commençait à prendre ses aises ? …

Notre actuelle vision du monde ne repose-t-elle pas toujours sur le meurtre de Newton, en attendant qu’un jour prochain, Brutus frappe la loi de la relativité générale au coin de l’interdit ! …

Où sont-elles ces lois, si ce n’est dans notre fragile et mouvante reconstruction d’un monde dont nous fûmes expulsés ?

Incontestablement, Monsieur Spinoza, votre analyse nous donna la vitesse de libération propre à nous guérir de la gravité de notre immaturité !

Cependant, ne serait-il pas temps d’apporter ici et là, quelques corrections, aux fins d’éviter l’embardée qui pourrait bien nous ramener au point de départ ?

Aussi géniale soit-elle, votre pensée ne surgit pas du néant.

Ce que vous dûtes à Descartes est d’ores et déjà parfaitement identifié !

Ce qui l’est un peu moins, à écouter ceux qui pour vous, étaient tout ouïe, c’est votre imprégnation de la tradition apophatique, et moins encore, de la manière si singulière dont vous vous en servîtes, pour aboutir à son contraire …

Apophatique, le mot est lâché, qui tient à distance ceux qui n’auraient pas droit à participer à la recherche de la vérité !

C’est plus simple qu’il n’y paraît, et c’est déjà contenu dans le titre de cet article : de Dieu, à l’évidence, l’on ne peut rien dire, alors, ce que ne dit pas le titre, ne serait-ce que par décence, retirons tout ce qui en fut dit !

Ce courant de pensée qui irrigua secrètement toute la basse antiquité, apparut en force au moyen âge, dans la mystique rhénane comme chez les platoniciens de Perse chers à Henri Corbin, conduisait à la représentation d’un dieu transcendant au point de ne pouvoir se le représenter, ineffable, sur existant, sur essentiel, dit-on pour se pousser du col quand les mots vous manquent, ou, à tout le moins sont impropres à décrire le Verbe !

C’est, pourrait-on dire, le résultat d’une rencontre apocalyptique entre la logique et la métaphysique, car en effet, si Dieu est tout, tout ce que l’on pourrait lui attribuer serait le lui retrancher, c’est indubitable mon cher Watson !

Grand élagueur des branches mortes de nos représentations, Spinoza garda la méthode qui s’apparentait, peu ou prou, à la table rase, mais arriva à un résultat radicalement différent, car le dieu de sa construction, était paradoxalement réintroduit dans la chaîne des causalités : n’ayant nul besoin du monde, il n’en était ni responsable, ni le créateur, alors il fallait bien lui trouver une place, et, très logiquement, il le vit immanent. 

Ici, il faut s’arrêter un instant, car on l’a souvent opposé à son maître Descartes qui séparait la pensée et l’étendue, en d’autres termes, l’esprit et le corps, persuadé, pas au point d’en parler de son vivant, que l’un et l’autre sont le même, que Dieu et la nature sont le même, que tout cela n’est qu’une question de point de vue …

Une fois de plus, si l’on voit ici un combat idéologique, l’affrontement de deux spéculations, on se condamne à ne rien comprendre de l’évolution du psychisme humain.

Pour le dire autrement, sur ce point, le raisonnement de Descartes emmène celui-ci à rebours de l’évolution, quand Spinoza, dans la clarté aveuglante du sien, avait aperçu, tout à la fois, l’aboutissement du rapt de Perséphone, l’intrication progressive de l’âme et du corps, et intellectualisé, peut-être sans le savoir, les visions ataviques des manichéens, ce monisme non conceptuel, qui fit fuir un mutant qui nous ressemble tant, nommé saint-Augustin …

Reste un dieu, qui, au bout du bout, "reconditionné" par l’implacable logique, en vue de ne surtout pas  ressembler à l'ancien qui nous ressemblait trop, apparait dénué de toute ambition, de tout désir, de toute volonté !

Père, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel !

S’il avait prié son raisonnement d’aller à son terme, tout dans cette prière que Jésus enseigna à ceux qui lui demandaient conseil, devait le rebuter.

Père, tout d’abord !

Quoi de plus anthropomorphique ?

S’il avait bien vu que le dieu de la bible était jaloux, possessif, violent, et ne pouvait donc s’en contenter, tout comme Voltaire, un peu plus tard, devant la catastrophe de Lisbonne, nous, qui restons à la surface des choses, par ignorance souvent de ce que nous étions avant de faire surface dans ce monde qui se dérobe, sommes prêts à le rejoindre en ce terrible constat.

Avait-il vu, cet analyste radical, que Jésus s’adressait à chacun selon sa manière de comprendre, qui n’a que faire de notre actuelle évaluation de l'intelligence, mais s'attachait, tout particulièrement à cette époque charnière, au stade d’évolution psychique de chacun :  

A la foule de son époque, dont les représentations étaient encore dominées par l’image, il s’adresse au moyen de paraboles ;  aux disciples, ces vieilles âmes qu’il s’est choisi en raison de ce qu’ils auront à vivre désormais avec lui qui sait ce qu'il en est de ce mystère qui l'attend, il propose des concepts ...

A tous les hommes, dont il sait qu’ils ne sont pas prêts d’admettre ce concept d’un dieu qui jamais ne se présente dans sa "réalité", ce concept réducteur, névrotique, falsifiable, en un mot : "humain, trop humain", mais dans une forme que chacun peut comprendre en fonction de son degré de maturité spirituelle, il propose cette image du Père, comme un rêve s’empare d’images empruntées à notre monde sensible pour tenter de nous faire comprendre les desiderata du monde spirituel, comme le mythe s’adressait aux hommes quand l’image était leur seul moyen de communication.

La prière est donc adressée au départ à ces nouveaux initiés que sont ses disciples, la volonté du Père, symbole de l'ordre mystérieux du monde spirituel, était, jusqu’à son irruption dans l’histoire des hommes, réservée à une petite élite d’initiés qui, au terme d’épreuves terribles, de l’affaiblissement du Moi, de l’augmentation de leur clairvoyance en voie d’extinction, étaient admis à l'ultime épreuve, à la mise au tombeau, à la descente au Hadès, cette porte du monde auquel chacun aspire secrètement sans savoir, et surtout sans vouloir, les terribles épreuves qui l'attendent en son seuil …

Alors reste la question d’un dieu sans volonté !

Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel !

J’imagine que son raisonnement analytique l’a emmené très logiquement vers une partie qui n’était pas gagnée d’avance pour ce dieu qui, bien que pourvu de volonté, contrairement à celui qu’il avait fabriqué, n’arrivait pas à l’imposer ici-bas ! …

J’imagine que cette prière a dû le gêner considérablement …

Ce que je n’ai pas besoin d’imaginer, c’est que la Raison, cette parvenue insolente et si peu sage, avait tant et si bien fait pour effacer ses racines, qu’elle ne se souvenait même plus n’avoir pas toujours existé …

Il convenait donc de remettre ces paroles en perspective …

Ce que le Christ a dit par la bouche de Jésus, c’est que, grâce à son irruption dans l’histoire des hommes, les "nouveaux pauvres en esprit" pourraient accéder, chose nouvelle, et seulement s’ils en avaient la volonté, au royaume des cieux.

Qu’est-ce à dire ?

Pauvre en esprit ne veut pas dire neuneu !

Dans l'Odyssée, Ulysse, de retour à Ithaque, toujours à la recherche de Pénélope, son âme dans le mythe, revient tel un mendiant …

Les hommes de ce temps sont, pour prendre une image où le mélancolique le dispute au bucolique, "en jachère" : la clairvoyance s’estompe et la pensée abstraite, le raisonnement, se font encore balbutiants …

Dans la période qui précéda le mystère du Golgotha, une fine élite d’initiés avait un accès partiel au monde spirituel, à la volonté du Père qui dormait en eux, latente, au prix souvent très élevé de l’affaiblissement du Moi, il faut y insister, de l’obscurcissement de la conscience …

Nos amis bouddhistes, d’une certaine façon, n’ont pas renoncé à cette difficile approche, le yoga de Patanjali en est la mémoire … En nos contrées, Maître Eckart est un exemple de résurgence de l’antique chemin dans un moyen âge en proie au doute apophatique …

Enfin, le profond désir de Spinoza, dissimulé sous l’armure d’une logique implacable, c’est que le Dieu auquel il a envie de croire, soit dénué de tout désir, non qu’il serait revenu de tout, mais qu’il ne connut jamais cette pulsion qui mène les hommes, au pire comme au meilleur !

Sa définition du désir est très platonicienne, humaine trop humaine par conséquent, résultat d’un manque non identifié, impérieux besoin de restitution d’un état initial où nous étions "un", en un mot, très partielle, réductrice, mais surtout oublieuse de l'origine cosmique, de ce temps auquel l'Occident  des physiciens consacrent désormais une bonne partie de leur temps !…

Si l’on sait que le raisonnement, pour faire de nous des hommes libres, n’est qu’un moment de notre évolution, on pourrait demander à Baruch de faire preuve d’un peu d’humilité, de méditer, là où il est, sur l’apparition du désir dans l’Un, telle qu’elle nous est révélée par le Rig-Véda, ou bien encore par le premier Eros des anciens grecs, qui a tout à voir avec la création, avec l’extériorisation, mais si peu avec la pénétration ! …

Ou bien encore, à l'enfant du peuple juif qu'il était malgré tout, de réfléchir à ce mot de l'ancien hébreux, "Hod", qui signifie, en première approximation, l'esprit se manifestant vers le dehors, comme le premier Eros des anciens grecs exprimait l'esprit qui se révèle extérieurement, qui tend à s'extérioriser ...

Et pour finir par le commencement, voici un nouvel extrait du Rig Veda :

En ce temps-là, tout était eau, indistincte

Le devenir recouvert par le vide était là qui naissait par la puissance de l’ardeur

En ce temps-là, en l’Un murissait le désir

Le premier germe de pensée ...

Pour conclure, provisoirement, ces débats acharnés pour savoir ce qu'est Dieu ou ce qu'il n'est pas, ne sont-ils pas nés de la "peur de l'ange", de ce monothéisme étroit de l'Occident qui a fini par vider le ciel des hiérarchies célestes ?



*Comme les brahmanes, mais bien plus tard, Platon redoutait et condamnait cette nécessaire concession à l’évolution qui voulait que certains enseignements mystérieux, oraux, réservés à de très petits cercles, soient ainsi mis entre toutes les mains, ce que certains initiés qui lui succédèrent, attardés de l'évolution - d’une certaine manière ! - n’ont pas pardonné au galiléen ! …  

** Au même titre que Protagoras ne fut pas le provocateur tel qu’ issu de la haine de Platon, mais un témoin de son époque psychique !     


Intégralité de l’hymne 10-129 du Rig Veda

 Il était alors ni non être, ni être

Il n’était ni espace, ni ciel

Au-delà, qu’existait-il, où ?  pour qui y avait-il un refuge ?

Les eaux aux profondeurs insondables existaient-elles ?

Il n’était alors, ni mort, ni non mort

La nuit ne se distinguait pas du jour

L’Un respirait sans souffle, par lui-même, au-delà il n’y avait rien d’autre

Les ténèbres étaient noyées par les ténèbres

En ce temps-là, tout était eau, indistincte

Le devenir recouvert par le vide était là qui naissait par la puissance de l’ardeur

En ce temps-là, en l’Un murissait le désir

Le premier germe de pensée

Le lien qui unissait à l’être le non être, au quarté de leur cœur les sages le trouvèrent

D’un bord à l’autre s’étendit le pont de leur pensée

Était-ce en haut, était-ce en bas ?

Il y avait les porteurs de semences, il y avait les puissances

En bas les énergies, en haut l’éclair

Qui sait cela vraiment ?

Qui pourrait dire d'où il est né ce déploiement, d'où ?

Les dieux sont nés de ce jaillissement, ensuite

Qui donc saurait comment il est venu à l’être ?

Ce déploiement, comment il est venu à l’être ?

Qui l’a créé ou non ?

Le témoin du cosmos, au plus profond du ciel, le sait-il ou ne le sait-il pas ?

 

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