Décidément, l’Occident semble être en proie au vertige !
Certes, il y en a quelques signes, on peut en discuter, mais avant toute chose, qu’est-ce que l’Occident ?
S’agit-il, où que l’on se trouve, de cet endroit du monde où le
soleil, après avoir quitté son zénith en temps voulu, disparait à l’horizon ?
S’agit-il bien plutôt d’un moment de notre monde ?
Toujours est-il qu’il fit couler beaucoup d’encre, beaucoup
de sang aussi !
Oui, le sang des autres, mais aussi le sien, celui de ses fils
affrontés sur ce qu’il convenait de penser de ses véritables racines, quand le
ficus qui ne portait plus de fruits, eut achevé de digérer la croix …
On peut toujours chercher à définir cette expérience, tourner
autour du pot, ratiociner, ergoter sur ses frontières temporelles, spatiales,
sur ses racines, sur son avant, sur sa grandeur, sur ses erreurs, sur son
devenir, son déclin, plusieurs fois annoncé, toujours reporté, mais, personne
ne pourra le nier : l’Occident c’est l’aventure du Moi !
C’est un peu vague, m’objecteront certains, obnubilés par
l’Histoire, la culture, l’économie, tous ces phénomènes observables,
quantifiables, mais en réalité, cette maya étendue sur la marche du monde.
L’objection tient en effet aussi longtemps que l’on ne sait
pas que le Moi est chose nouvelle dans le temps long de l’évolution, et que
s’il doute désormais de tout, à commencer par sa propre existence, c’est en Occident
qu’il prit ses aises à l’ombre de la croix du Golgotha, n’en déplaise à ceux
qui n’y avaient pas pensé, ce qui fait beaucoup de monde ! …
Le Moi, autrement dit la conscience de soi, est en crise,
désormais malade !
Malade, à n’en pas douter!
Pourtant, pour s’imposer au
regard de la tribu originelle qui ne l’avait pas vu venir, puis, un peu plus
tard, en Occident, à celui de l’Eglise ayant désormais pignon sur rue, celle dite
des Pères, pour tenter de survivre sous le joug de la terrible théologie discriminante de la
prédestination, du salut sélectif d’Augustin, l'ancien manichéen, et plus récemment, et c’est
toujours en cours, au regard des autres, il lui fallut une santé de fer, une
énergie peu commune ! …
Et si, comme nous, comme les étoiles, les galaxies, et tout ce qui naît et meurt, il est
soumis au devenir, aux aléas de la vie, c’est donc bien qu’il est né un jour, mais
alors où ?
*
* *
Si l’on observe sa fulgurante et néanmoins difficile
ascension, le Moi fut, tour à tour, à plus de deux mille ans d’intervalle, confronté
à deux vertiges !
Celui qui affecte désormais l’Occident qui ne se sait pas
atteint, et continue à faire « comme si ! »
Celui qui affecta l’Orient, il y a plus de deux millénaires,
et dont l’Occident n’a jamais rien su, jusqu’à ce qu’il vienne sur le tard exposer
ses atermoiements à des philosophes, allemands de préférence, nationalistes en
herbe, au moment où il s’agissait pour eux de savoir enfin ce qu’exister veut
dire !*
Celui donc dont témoigne désormais le doute de certaines élites
occidentales auto-proclamées, quant à la réalité du Moi, en écho à sa remise en
cause par le premier bouddhisme, rapidement pris en main, interprété, par les radicaux.
Notons au passage que ce doute occidental sur la réalité du
Moi, intervient depuis peu, au rythme du ressac de la vague bouddhiste, contrainte de
reculer au pied de la falaise du communisme chinois…
*
* *
Pour nous faire une première idée de ce qui est devenu, au
fil des trois derniers millénaires, notre ADN psychique, de ce « moi
je » corvéable à merci, employé chaque jour, plusieurs fois par jour, pour
dire à qui ne veut pas l’entendre, toute notre singularité, en toute
circonstance, que ce soit pour ce que nous mangeons ou ne mangeons pas, ce que
nous pensons ou ne pensons pas, notre avis sur les autres, sur ceci, sur cela, bref! ... nous avons retenu une séquence de l’Histoire au cours de laquelle un grec, fils spirituel de Dionysos, donc de l’autre, du différent, du Moi, s’entend dire, stupeur et
tremblements, sidération à tout le moins, que ce Moi n’existe pas …
Le compte rendu de cette rencontre, dialogue surréaliste,
confrontation de deux mondes psychiques, ne faisant qu'un hier, désormais éloignés, soumis à des
forces titanesques antagonistes, dignes de la tectonique des plaques, fait
partie du canon bouddhiste, quand bien même il eut lieu plus de trois siècles
après l’éveil de Gautama.
Il s’agit d’un dialogue entre Ménandre 1er, roi
grec, échoué en Bactriane, bien avant les soviétiques, les yankees, et autres
inadaptés au climat local, et Nagasena, moine bouddhiste.
Tout d’abord, où sommes-nous, à quel moment de l’Histoire ?
La marée grecque, que dis-je, le tsunami, sur lequel surfa
Alexandre le grand, submergeant tout sur son passage, jusqu’aux rivages de
l’Inde, s’était retirée depuis deux siècles, abandonnant, non pas quelque bois
flotté, mais, ici et là, des rois d’origine grecque, ballotés entre l’idéal
d’Alexandre et le vertige d’un pouvoir absolu, à l’ancienne, vomis parfois par les
autochtones, comme en Palestine, mais donnant lieu aussi à des rencontres
inédites, respectueuses de l’autre, comme ce fut le cas de celle-ci, rédigée à
l’inédite invite de l’occupant, non par ses scribes, mais par ceux de son
interlocuteur …
Si ce dialogue reste canonique pour les disciples de Bouddha,
il passa longtemps inaperçu dans notre cher Occident, tout à sa petite affaire
de domination, que dis-je, de domptage, de l’âme de ses ouailles, avant de s’attaquer à celles qui
peuplent le monde, "si tant est qu’elles n’aient jamais existé !" …
En résumé, Ménandre 1er, élève du
« connais-toi toi-même delphique ! » demande au moine Nagasena : "qui se cache derrière ton nom ?"
La réponse, énigmatique, voire insolente, tombe comme un
couperet : "personne !"
Que s’est-il alors passé dans la tête de Ménandre ?
Certes, nul ne le sait mais peut l’imaginer !
Enfant privilégié de cette Grèce qui avait appris à lire
dans l’Iliade et l’Odyssée, eut-il recours, pour digérer l’affront, à cette
scène où Ulysse, l’homme aux milles ruses, répond à la question du terrible
cyclope qui s’apprête à le dévorer : "qui es-tu ?"
Autre figure de Prométhée, dont le nom signifie "celui qui pense avant", prévoyant de
l’aveugler après l’avoir saoulé, tenter ainsi de s’enfuir de son antre, prévoyant de surcroît l'hypothèse où ses cris de douleur ne manqueraient pas d’ameuter ses congénères, il
répondit : "personne !"
La ruse fonctionna, car, lorsque le cyclope hébété affirma à
ses congénères alertés par ses beuglements, que certes il avait été aveuglé, et
que "personne" était coupable, ceux-ci s’en retournèrent, en déduisant sans
doute, qu’à défaut d’avoir perdu la vue, il avait perdu la raison …
Comment d’ailleurs l’aurait-il perdu puisque qu’il en était
encore dépourvu ?
Anachronisme assumé, manière de dire, pour bien me faire comprendre, car en ces
temps antédiluviens, la raison attendait son heure sous l’horizon de l’Histoire
qui attendait elle-même un dénommé Hérodote, celui qui vint lorsque les hommes
n’avaient décidément plus accès aux muses et à Mnémosyne …
Ainsi, pour le mythe qui sait plus de choses sur nous que
nous en savons sur lui, "personne" est une ruse dont le Moi occidental abuse
lorsqu’il ne veut pas supporter les conséquences de ses actes, quand, dans
l’orient bouddhiste radical, le sentiment du Moi est une ruse qui permet
d’oublier que seuls demeurent les actes, après que l’acteur ait disparu ! …
*
* *
Mais l’Occident est impatient; après cinquante ans de thérapie dans les ashrams et autres temples bouddhistes spécialisés dans les bobos à l’âme, il est temps de revenir aux sources, d’attaquer dans le dur, dans l’intellect, chassez le naturel, il revient au galop !
On éteint alors les bougies, on recycle le zen dans la publicité, la "méditation de pleine conscience" dans l'enseignement laïque, on s'enfuie alors en ordre dispersé au son du "aum sweet home", le temps n'est-il pas venu d’Averroès et de Maître Eckart, les déblayeurs du Moi ?
Nous aborderons prochainement ce nouveau rivage qui nous est
proposé par ces Christophe Colomb de l’Ecole qui ne cessent de nous emmener en bateau, depuis
qu’ils remplacèrent la boussole par les lumières …
Le titre en sera : Le Moi, fiction ou
réalité ?
Deux mots, tout de même, avant la face nord de notre
introspection !
Dans la Perse ancienne, pas de notion de bien et de mal, en
tout cas pas sous le joug moral qui nous fut imposé !
Tout est en évolution : ce qui fut juste à une certaine époque mais s’attarde, alors que le contexte a changé, est considéré comme un mal ; de même, ce qui sera juste demain, mais qui vient trop tôt, est un mal.
C’est sous cet angle que nous examinerons le retour programmé d’Averroès et de Maître Eckart, qui ont pour trait commun, de notre point de vue au moins, de s’être trompés d’époque, d’en être rejetés, au prétexte futile qu’ils bousculaient les représentations de ceux qui s'attardaient …
*la Bhagavad-Gita, épopée hindoue au carrefour des Védas,
du Samkhia et du Yoga, à l'orée d'une époque qui nous annonce, fascina et fascine encore les occidentaux, et, si l’on
veut bien la regarder, une fois décontaminés de nos représentations, celle-ci nous conte l’initiation d’Arjuna à la « connaissance de soi » par Krishna, intervenant sous l’apparence de son cocher.