Dites-moi d’où vient l’Homme, je vous dirai qui vous êtes ! …

Qui n’a pas en mémoire cette succession d’images où l’on voit un petit primate recroquevillé se redresser lentement, perdre ses poils, gagner du front, et dans la foulée, une certaine « allure », pour finir à peu près dans la même posture, devant un écran d’ordinateur ? …

L’image vaut mieux qu’un long discours !

Ce schéma évolutif, subliminal, archétypal, ne pose plus question, si ce n’est, ultime sursaut chez ceux qui refusent ce grand remplacement, sans précédent, pour ce qu’il suggère d’impatience et de froide intelligence de la part de cette créature qui nous échappe chaque jour un peu plus, après que, par cette ironie dont l’histoire a le secret, nous en ayons fait notre religion …

Comment en sommes-nous arrivés là ?

La question est ouverte, et certains, à son invite, entendront disserter sur la similitude des postures entre le petit primate et son lointain successeur, évoluant désormais dans la jungle de l’open-space, ou tentant de reprendre son souffle dans la très relative tranquillité du télétravail …

Mais, tel n’est pas mon propos, quand bien même il y aurait beaucoup à dire sur cette prosternation quotidienne, cet abandon de la verticalité qui nous caractérisa au temps jadis, affrontant du regard  les steppes immenses, « au temps des rêves » disent sobrement les aborigènes d’Australie, avant de boire pour oublier ! …

Qui est responsable de cela ?

Puisque, depuis peu, nous acceptons d’être une poussière d’étoiles mais dénions au cosmos toute autre forme d’intervention, désormais occulte, qui nous emmènerait inexorablement du stade embryonnaire à l’homme inachevé, d’un enfermement rassurant à celui mystérieux de la voûte céleste …

Puisque, obnubilés par notre bon sens, nous nous gaussons de la possibilité d’une action à distance, n’avons pas la moindre idée des forces à l’œuvre, influences cosmiques et telluriques que les grecs, tout à ce spectacle étrange, fascinant, avaient, le plus naturellement du monde, personnifiées, sans se soucier de notre regard étriqué ! …

Puisque, lointains descendants de Protagoras, antique visionnaire qui contraria les projets citadins de Platon par quelques mots bien sentis, dans les deux sens du terme : « l’Homme est la mesure de toute chose, de celles qui sont, comme de celles qui ne sont pas !» …*

Puisque, sans lui en savoir gré, nous sommes les individus qu’il annonçait ainsi, passant par-dessus bord, lors de notre traversée mouvementée de l’Histoire, les arguments d’autorité, ceux qui en profitaient; ne sommes-nous pas en droit, après nous être rendus maîtres de notre présent, de décider de notre passé, de le redessiner à notre dimension, et, selon notre fantaisie, remplacer l’image peu valorisante d’une chute, par celle plus alléchante d’une cerise sur le gâteau de l’évolution, quand bien même le prix à payer pour cette confiserie serait d’emmener nos enfants au zoo, afin qu’ils découvrent à quoi ressemblaient leurs très lointains grands-parents …

Quelques irréductibles cependant, restent attachés à la représentation trois fois millénaire d’une chute dont la gravité échappe à toute mise en équation, à moins que l’inconnue soit notre liberté, d’une expulsion d’un monde merveilleux, somme toute valorisante car renvoyant à un ancêtre commun qui aurait pu ne pas être trompé, faire le prétendu bon choix, c'est-à-dire, ne pas exister, ne fut-ce que pour un court moment, dissoudre par avance son Moi potentiel dans une douce béatitude, ne rien ajouter à ce cosmos en devenir …

A ceux-là, il est difficile de faire admettre cette autre chute qui nous est proposée, dont le décor est tout autre, moins glorieux, puisqu’il se passe sur le plancher des vaches, quand celles-ci n’existaient pas encore et nous non plus, ou pas encore à notre image ...

Mais nous avions déjà les yeux plus gros que le ventre, voulions nous redresser tout en perdant nos poils, réduire cette mâchoire puissante emprisonnant notre jeune cerveau impatient d'en découdre, et,  comme l’on n’a rien sans rien, acceptions de perdre une bonne partie des immenses capacités de nos sens au profit d’un interface subtil qui les rassemblent, interprète leurs messages, en tire des conclusions opérationnelles, cette conscience qui, insatiable, hyper entrainée, finit par s’observer elle-même, et à laquelle nous nous sommes tellement habitués que nous n'en  faisons plus cas !     

Comme les uns et les autres n’imaginent pas un seul instant que le cosmos est responsable de ce basculement de nos représentations, il faut aux créationnistes, le temps d’un oubli, le temps d’une mise au pas de notre intelligence, trouver quelques boucs émissaires qui soient enfin responsables, car, c’est bien connu, seul l’Homme décide désormais de ce qu’il advient de l’Homme !

Le premier qui tombe sous la main, c’est Descartes qui, sans vergogne, mais sous les applaudissements, s’approprie la pensée pour être sûr d’exister, sans que quiconque jamais ne lui ait opposé cet instant quotidien où, empêché par le sommeil, il ne pense plus à rien mais existe toujours …

Il y a aussi et surtout Darwin qui fit de chacun de ses interprètes et autres descendants des ventriloques, princes de l’adaptation d’une observation, qui méritait mieux, aux exigences de l’idéologie naissante qui fait toujours époque …  

Pourtant, le rationalisme a du bon, et parmi ceux qu’il honore de son attention sélective, certains semblaient être  "venus ensemble", ou, pour le dire autrement, dans un mouchoir de poche temporel : Socrate, Bouddha, Confucius, Lao Tseu …

A l’affût de tout ce qui pourrait conforter leur position sérieusement malmenée, les partisans de la chute dirent alors crânement : « vous voyez bien ! »

Je ne sais pas ce qu’ils auraient dû voir, toujours est-il que, ni les uns ni les autres, n’ont su discerner l’essentiel : ces quatre-là ont, selon leur ici et maintenant, accompagné, facilité l’éclosion de la nouvelle conscience de l’Homme, de cet homme désormais fragmenté, emmuré, inquiet, condamné à interpréter les messages très partiels des cinq sens, de cet individu balbutiant dont nous ne savons plus qu’il n’a pas toujours existé.

Ou alors il nous faudrait revenir au savoir des mythes, mais les clercs, suivis des « modernes », ces révoltés d’opérette, nous en dissuadèrent, à l’image des khmers rouges qui interdisaient aux habitants de Phnom Penh de retourner dans leurs appartements, gros de souvenirs …

De Socrate, maudit par les agoraphobes, sculpteur de l’individu, à Lao Tseu et son éthique libertaire, prônant la suprématie de l’individu sur les structures qui le contraignent, en passant par Bouddha, plus radical, et qui n’accepte pas ce monde tel qu’il est devenu, rappelle à l’Homme englué dans son Moi naissant, cet endroit d’où il vient et qu'il doit réintégrer, sans surtout se retourner, comme malheureusement le fit Eurydice, l’âme d’Orphée, à l’orée des enfers, pour son plus grand malheur …

Que s’est-il passé pour que, de ces deux chutes, nous ayons récemment préféré celle qui nous propulse à celle qui nous expulse ?

Que s’est-il passé pour qu’une représentation trois fois millénaire s’effondre à l’issue d’un voyage de cinq ans au pays de la sélection naturelle ?

Darwin, ayant largué les amarres avec la théologie de son enfance, n'a-t-il pas suggéré que, pendant tout ce temps où les espèces s’adaptaient, luttaient pour leur survie, nous avions été emmenés en bateau ?

Entre Dionysos, l’étrange, l’intrus, honni des cités unanimes, scandaleux de différence, et Darwin, célébré sitôt qu’il observe ce qui pourrait remettre en cause la doxa trois fois millénaire, bouscule la représentation que l’Homme se fait de ses origines, il est un grand écart dont seul l’Individu a la souplesse ! …  

Le terrain, il faut le dire, avait été préparé par Copernic. L’individu, après s’être imposé lentement, dans la douleur, dans l’ignorance de ses origines, dans l’ignorance de ce qui le poussait à s’affirmer, alors même qu’il n’avait pas encore atteint son but, dut s’adapter à un nouveau défi, terrible : la Terre n’était plus au centre de l’univers, et, le matérialisme ayant subrepticement gagné les esprits, l’Homme n’était donc plus au centre des préoccupations du créateur … 

L’histoire officielle fait remonter la modernité à cette nouvelle organisation du cosmos qui menaçait de désorganiser, avec la complicité des théologiens romains, le récit de la Genèse.

« Avec la complicité des théologiens », m’objecterez-vous !

Oui, avec leur complicité objective, car, habitués depuis des siècles à statuer sur des mystères qui les dépassaient, et nous échappent toujours, ils ont cru bon condamner le modèle héliocentrique au nom de leur interprétation du récit de la création.

Après le reniement de Galilée, tout revint dans l’ordre, provisoirement, cependant l’alerte fut rude et, "chat échaudé craint l’eau froide", le dogme futur de l’infaillibilité pontificale se gardera bien de concerner les affaires du cosmos …

A quand remonte la modernité ?

Sur la date, les avis divergent, parfois de plusieurs siècles, mais sur cette certitude qu’hors de cette nouvelle manière de penser, point de salut, l’unanimité est de nos jours encore inexpugnable.

Pourtant, la modernité est un concept artificiel, autocélébrant, stérilisant, car, dans le domaine psychique, seule est vraie l’évolution, tantôt lente, tantôt régressive, sujette parfois à des sauts brusques …

Ici, il faut s’arrêter à une époque où ce qui peut apparaître comme l’un de ces sauts, est en réalité le résultat d’une longue, très longue maturation.

Le scandale Averroès !

Ou l’étrange discours d’un penseur andalou devenu étranger à toute compréhension du moment …

Certes, comme chacun sait, nul n’est prophète en son pays, mais il semble bien qu’il ne fit pas non plus recette en occident, ni même plus tard, si ce n’est pour jeter le trouble, les uns contre les autres, ce dont, il est vrai, nous avons une longue expérience, mais pas l’exclusivité !

Dans ses écrits traduits en latin qui, telle une déflagration que nul éclair ne précéda, déchirèrent les âmes récemment affermies par la querelle des universaux, il ne s’agit pas de sexe, comme à notre époque en cruel manque d’imagination, pas même de celui des anges, mais d’une castration symbolique, d’une blessure narcissique, d’une rétrogradation, d’une perte d’identité, puisque l’individu, à peine sorti des limbes, après de durs combats, se voit soudain dépossédé de son bien le plus cher, de cet intellect, encore balbutiant mais néanmoins vorace, au profit d’un intellect universel, Un, séparé, transcendant, dont, en sa toute-puissance, Il veut bien honorer chacun d’entre  nous d’une infime parcelle, en attendant vraisemblablement de voir ce que l’on en fera …

Bien avant Descartes, saint-Augustin, cet enfant du manichéisme et donc d’une représentation encore universelle de l’Homme qui lui valut bien des déboires, comme à l’Eglise, bien des atermoiements, s’était finalement résolu à sanctuariser le Moi, à s’approprier la conscience : « je peux douter de tout mais pas de ce que je doute ! »

Dans l’effervescence intellectuelle du XIIIème siècle parisien, l’affirmation de cet andalou, un temps célèbre en terre d’Islam, désormais en disgrâce, dont les livres furent brûlés par les gardiens de la lettre, mit le feu aux relations entre ses partisans d’un jour, car il y en eut, et ceux qui, illico, rompus pourtant à la défense des universaux, entreprirent de le réfuter.

Pourquoi, me direz-vous, parler ici d’Averroès et de la réception houleuse qui lui fut réservée en occident, en quoi cet épisode oublié peut-il nous renseigner sur notre origine dont, à vrai dire, nous n’avons pas mémoire ? …

Parce que tout est lié, parce que nos actuelles représentations résultent de ce long combat qui vit la victoire de l’individu sur l’universel, dont il décide que c’est une fiction, que c’est lui qui l’a inventé, et ce, pour des raisons triviales, pratiques dirons-nous, des commodités de langage.

C’est tout l’enjeu de la querelle nominaliste, oubliée celle-là aussi, mais dont nous sommes pourtant les enfants. Vous me direz, que savons-nous de notre vie psychique entre notre premier cri et l’âge de trois ans ? 

Paradoxalement, en apparence, mais en réalité, très logiquement, pour qui intègre l’évolution de l'âme  à son raisonnement, le rejet d’Averroès se fit d’autant plus violent qu’il mobilisa contre lui la vigueur intellectuelle dont venaient de faire preuve les scolastiques pour défendre d’autres universaux …

Ces universaux, ces archétypes, ces causes finales,  cet étrange "ciel le plus bas" des clairvoyants, comme le furent encore Platon, et Plotin sur le tard, le Moi en efface progressivement la vision, et le porteur de ce Moi, en toute bonne conscience, en fait le résultat de son intelligence.

Dernier soubresaut d'un monde en voie de disparition, la scolastique prétendit y accéder par un admirable effort d’intelligence dont ses successeurs furent rarement capables.

Mais, si Dieu ne joue pas aux dés, le cosmos lui, les avait jetés, et, au XIVème siècle, avec ou sans rasoir, à moins que ce ne soit avec une feuille de boucher, Guillaume d’Ockham mit fin aux souffrances d'une époque qui n'en finissait plus de mourir, affirmant, urbi et orbi, en pape de la modernité, que rien n’existe qui ne soit singulier !

Ce que n’avaient pas vu nombre de philosophes grecs, se sentant "aimés des dieux" quand une pensée s’éclairait en eux, c’est l’avenir de cet individu dont les chercheurs du XXème siècle observeront le « surgissement », selon leurs propres termes, quelque part entre Homère et Socrate, pour ce qui concerne son signalement en Grèce, plutôt bien documentée pour qui se préoccupe réellement de notre origine.

Certes, avant ces études minutieuses, rassemblées par Jean-Pierre Vernant, chacun avait entendu parler de l’Agora, mais de là à penser ! …

En tout cas pas ce roi perse contemporain du phénomène qui s'était ainsi esclaffé : « qu’avons-nous à craindre d’un peuple où les hommes se rencontrent en quelque lieu pour discuter ? »

Ce que n’avait pas vu Aristote, fidèle en cela à son maître Platon, ambigu sur l’apport des mythes, ces "contes de nourrice"- aurait-il dit - avant de créer des allégories où le concept, absent du mythe, s'habille d'images, c’est que, précisément ces mythes contaient dans le moindre détail, en réalité augmentée, pourrions-nous dire, la naissance de ce mutant que nous nommons individu.

Que voit le mythe ?

C’est tout d'abord le sort cosmique réservé à la conscience unitaire, séparée de ceux qu'elle anime - dont parle à contretemps Averroès - irrémédiablement fragmentée, mise en pièces par les titans (nos cinq sens) comme le décrit si bien le mythe orphique de Dionysos Zagreus …

C’est, pour suivre, l’intrication toujours plus prégnante de l’âme et du corps, que mettait en scène le drame du Rapt de Perséphone, lors des mystères d’Eleusis …

Et, pour en revenir à l'histoire, c’est aussi le combat gigantesque du Vème siècle, oublié mais prémonitoire, entre le moine Pélage qui défend l’idée d’un individu qui entend avoir prise sur son destin, avoir la responsabilité de son salut, et saint-Augustin, qui, bien que converti, s’arc-boute sur son dogme de la prédestination, hérité de ce temps où le manichéisme ne s’intéressait pas aux personnes, à vous, à moi, bref, au microcosme, mais au combat macrocosmique dont l’Homme actuel ne serait qu’une scorie…  

Ainsi, Averroès, archétype d’une inquiétante étrangeté, aurait dit Freud, comme tout refoulé, revient sans cesse !

Son acharnement anachronique à nous priver de notre conscience ne trouve-t-il pas paradoxalement un "moderne" écho auprès de ces neurobiologistes qui affirment que la pensée n’est qu’un épiphénomène de l’activité biologique, organique, et par conséquent, éphémère du cerveau ?

Notre liberté est à ce prix que nous pouvons décréter n'en avoir aucune !


 

 

*tout bien considéré, Platon qui nous enjoint de nous méfier de ce monde entrevu comme une illusion, et Protagoras qui introduit de manière subliminale la relativité de nos représentations, ne disent-ils pas la même chose ? Platon, si subtil par ailleurs, avait-il besoin de faire semblant de ne pas comprendre ?

** voir l'article paru le 15/08/2021 intitulé : "La truite est dans l’eau, mais le poisson, lui, où est-il ? …"




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