Quand la nature reprend ses droits !
Sans le savoir, vraisemblablement, Alain Aspect vient de clore cette curieuse et nécessaire époque, ouverte par Protagoras il y a quelque vingt-cinq siècles. *
Je ne suis pas sûr que beaucoup savent qui sont ces deux-là ;
quant aux quelques autres, ceux qui connaissent bien l’un, savent parfois peu
de l’autre, et vice-versa …
Pourtant, si l’un inaugura d’une seule phrase le règne d’un
mutant nommé individu … par son expérience réussie, difficile à décrire en
quelques mots, l’autre le remet à sa juste place, dans un univers resté jusque-là
muet devant tant de prétention ! …*
De quoi s’agit-il ?
Du signe avant-coureur d’une nouvelle étape pour le
psychisme de l’Homme …
La querelle entre Albert Einstein et Niels Bohr au sujet de
ce que l’on appelle les causes de l’intrigante intrication, n’étant qu’un
symptôme de ce retour progressif, disputé, chaotique, de l’homme à son état psychique
antérieur, à la non localité, mais sur un plan supérieur, en toute conscience
cette-fois-ci ! …
Ici, il nous faut revenir à cette période charnière, qui
précède de près de trois mille ans celle que nous abordons désormais, ce
passage d’une conscience encore non morcelée, non locale, à la nôtre, devenue
si égoïste qu’elle est bien incapable de supposer qu’une autre qu’elle ait pu
exister …
On peut observer cette prodigieuse mutation ici et là, mais
en Grèce, c’est plus facile, car elle est très documentée, pour peu, bien
entendu, que l’on sache lire les documents !...
Un mythe orphique annonce ce drame tout à la fois, macro et
microcosmique ; c’est la mise en pièces de Dionysos Zagreus **
Un conflit le révèle, c’est la hargne de Platon, de ce monde
qui s’attarde, à l’endroit de Protagoras qui ne fait rien d’autre, en homme de
son temps, que de décrire la prison relativiste dans laquelle s’enferme
l’Homme, la prison du Moi, seule garante de sa liberté …
Une représentation toutefois demeure, contre vents et
marées, contre l’exorbitante prétention du « moi, je », on peut
l’observer chez ces philosophes grecs qui se sentent « aimés des dieux »
quand ceux-ci les honorent d’une pensée nouvelle …
Comme il est nous est difficile de les comprendre, nous les nouveaux riches, les voyous de la bande à Descartes qui se rendit célèbre par son holdup sur la
pensée ! …
L’homme devient local, tourné vers lui-même, réfugié dans le
château fort de son âme, comme disent les platoniciens de Perse si chers à
Henri Corbin, tentant de décrypter ce monde en miettes, de lui trouver un sens
***, épiant le chaos apparent des phénomènes derrière les meurtrières de ses
cinq sens …
Le monde spirituel, dont il était l’obligé, s’est retiré,
qui jusqu’alors l’éclairait de l’extérieur, et se contente pour l’heure de
luire faiblement dans les ténèbres de son âme, celle dont il vient, fort à
propos, de découvrir l’existence …
« Le ciel est bas et pèse comme un couvercle ! »
disait le poète, vraisemblablement inspiré par des muses auxquelles il ne
croyait peut-être plus !
A l’époque qui suivit Homère, le dernier message de ce monde
enfui envisage notre avenir, et tombe comme un couperet sur nos têtes nouvelles : « Connais-toi
toi-même ! »
Enfant lointain de Protagoras, Einstein s’est battu jusqu’au
bout, paix à son âme !
Il n’eut pas le temps de connaître la vérité, tout au moins cet aspect que
nous tous avions oublié ! …
Einstein fut tout à la fois la quintessence d’une époque qui s’achève sans trop d’empressement, et l’annonciateur de celle où l’Homme peut de nouveau aborder les mystères, dont il s’était à juste titre délesté, archivés sous la rubrique « superstition », attendant inconsciemment un hypothétique retour à meilleure fortune.
Pour les utilitaristes que nous sommes, les applications
sont multiples et prometteuses, de l’ordinateur quantique à la cryptographie …
Mais, La Porte des Lions a pour autre ambition d’interroger
d’autres mystères !
Celui tout d’abord, de cet intérêt du jeune Bonaparte
pour celui qui était, au premier siècle, beaucoup plus célèbre que le galiléen : cet Apollonius de Tyane, réputé avoir commenté à distance et « en
direct » l’assassinat de l’empereur Domitien …
Pourquoi cet intérêt, au point d’avoir écrit un essai,
malheureusement disparu ?
Napoléon aurait-il souhaité être à plusieurs endroits en même
temps ?
Ses fuites répétées d’Égypte et de Russie, laissant là ses
hommes au profit de son destin, ne sont-elles pas le signe de ce désir incontrôlable,
contraint par la pesanteur, l’exiguïté de l’espace-temps, cette localité qui
nous accable ?
Un jugement moral, humain, trop humain, voire psychologique,
suffirait-il à expliquer ce comportement ?
Napoléon, comme Achille, prisonnier de son destin, de l’idée
qu’il s’en fait, de sa gloire, fut-il un héros anachronique, dénué d’âme, mais
dont la Liberté avait besoin pour réveiller tous ces hommes de la vieille Europe qui n’auraient
jamais songé, pour un empire, à couper la tête du roi ?
Un autre mystère refera surface, tôt ou tard, sous un nouveau jour !
Celui-là même qui embarrassa tant les théologiens, empêtrés
bien logiquement dans leurs contradictions, pas mieux équipés psychiquement que leurs contradicteurs, j’ai nommé : la transsubstantiation
…
Comment fit Einstein avec cette dernière parole du Christ
sur sa prochaine demeure ?
A la différence des grecs, il ne se représentait pas Dieu
comme voleur des femmes d'ici-bas, mais s’abstenant de ce qui serait un vice, ne jouant
pas aux dés !…
Plus ouvert à l'indicible, Héraclite, avait dit que Dieu est un enfant
qui joue ! …
Avons-nous quitté la partie ?
*Alain Aspect, sympathique physicien français, démontra en 1983
la « réalité » de l’intrigante intrication, et partant, de la
non-séparabilité, de l’inefficience du principe de localité, dès lors qu’il
s’agit d’affronter le mystère du vaste monde…
« Sympathique » car, s’il croule désormais sous
les honneurs et les médailles, pour cette qualité médiatrice, il n’y en a
pas ! …
Nous lui devons d’avoir tranché le débat qui opposait
Einstein à Niels Bohr, mais bien plus encore, la redécouverte d’un monde que
nous avions quitté il y a près de vingt-cinq siècles pour des raisons que notre
raison n’ignore pas ! …
Quant à Protagoras, le souffre-douleur de Platon, il
accoucha en une seule phrase d’une aventure près de trois fois millénaire, de
notre aventure, de cette étape en solitaire, sur le point de s’achever : « L'homme est la mesure de toutes choses,
de celles qui sont, du fait qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, du
fait qu’elles ne sont pas. »
Période qui culmina avec Kant, le
jusqu’au-boutiste, le pseudo dominateur de la nature, et s’acheva avec
Einstein, le local de l’étape, dans l’indifférence générale ! …
**Le mythe
orphique de la mise en pièces de Dionysos Zagreus, décrit à sa manière (à
l’époque il n’y en avait pas d’autres !), sans rien omettre, le drame,
micro et macrocosmique, dont il est l’un des seuls à se souvenir …
A part, bien entendu, Jésus lorsqu’il maudit le
figuier, mais personne ne comprend plus rien à ce passage des évangiles, et
Krishna, qui enseigne à son élève Arjuna, tout ce qui sera perdu avec cette
époque en voie d’achèvement, mais personne ne semble s’intéresser à ce passage
pourtant essentiel de la Bhagavad-Gita, y compris parmi les experts occidentaux
qui y ont consacré une partie importante de leur vie ...
Héra, qui incarne la jalousie, c’est-à-dire, la
division, le morcellement, incite les titans à mettre en pièces Dionysos
Zagreus, fils illégitime de Zeus et de Perséphone, une déesse terrestre, mais
par-dessus tout, personnalisation de la conscience collective, unitaire …
Avec son cœur sauvé par Athéna, déesse de la Raison,
donc de l'avenir, sera concocté un philtre d’amour à l’attention de Sémélé,
simple mortelle, qui concevra le Dionysos que l’on connait, l’étranger, le
différent, bref, l’égoïste, doté du dernier né de ce monde : le
« moi » ! **
Chacun, dans le château fort de son âme, comme
disaient les platoniciens de Perse, doit alors reconstituer ce monde en miettes
par la pensée attelée aux cinq sens, ces meurtrières invisibles …
Ce qui est alors en jeu, n’est pas comme nous
pourrions le penser, la reconstruction du monde sur un plan conceptuel, mais la
lente construction du « moi » !
*** l’araignée qui tisse sa toile, mais aussi la femme, cette allégorie
de l’âme humaine, qui tisse patiemment son ouvrage, comme Pénélope ou Hélène,
sont des thèmes récurrents dans la prodigieuse mythologie grecque …