La truite est dans l’eau, mais le poisson, lui, où est-il ? …

Pour tenter de répondre à cette question apparemment saugrenue, il faut tout d’abord constater que, si la truite est une invention de la nature, donc très ancienne, le poisson, lui, est une invention de l’Homme, donc beaucoup plus récente ! …

Il faut se rendre à l’évidence, le poisson ne fraie nulle part, hormis dans nos concepts ! …

Il est vrai, me direz-vous, que personne ou presque ne se pose ce genre de question, quand celle du prix au kilo nous occupe suffisamment l’esprit …

Sans être pointilliste, il faut ici remarquer que le prix au kilo concerne le saumon, le thon, ou bien encore la truite sortie de l’eau, mais jamais Le poisson !

Ainsi, pour en venir à mon sujet, nous employons certains mots qui désignent des ensembles qui n’appartiennent pas au monde sensible …

Et s’il fallait un ultime exemple, je vous le demande : qui a jamais vu le taureau ?

Certes, vous et moi, avons déjà eu l’occasion de voir un, ou plusieurs taureaux, mais jamais ô grand jamais, le taureau ! … qui, seul à n’avoir jamais été aperçu dans les manades, se trouve ainsi à l’abri de l’épée silencieuse et du cri transperçant de la foule …

Le sujet a l’air anodin, mais pourtant il pose une question essentielle quant à l’idée que l’Homme se fait de lui-même.

De sa réponse dépendra en effet l’idée qu’il se fait de sa fin : se délitera-t-il dans la foulée de ce corps tant adulé, mais qui pour l’heure n’en peut mais, ou bien sa conscience vaquera-t-elle alors à d’autres occupations, sous d’autres cieux que le nôtre ne nous donne pas à voir ?

Le poisson donc, s’il se fait de plus en plus rare dans nos océans en plastique, ne montrait pas même le bout de son nez, il y a quelques milliers d’années dans le langage, et donc dans les représentations, de ceux qui nous précédèrent autour des lacs ou le long des côtes de Gaïa.

Ce genre d’état de conscience échappe généralement aux archéologues de la pensée qui évitent la mine à ciel ouvert des mythes pour s’acharner en contrebas, sur l’éboulis des civilisations, sur quelques fragments de textes gravés sur des pierres inusables.

A leur décharge, l’effort, pour être insensé, ne fut pas vain !

En effet, un exemple fut finalement mis au jour, et c’est celui du droit en Mésopotamie …

Fort heureusement pour notre propos, le roi Hammurabi tint à ce que soit gravé dans le marbre chacune de ses décisions circonstanciées pour tel ou tel cas qu’il eut à juger.

Les cas qui se présentaient, quand bien même les jugements pouvaient s’avérer expéditifs, devaient être espacés, car pour revenir à mon propos, point de catégories, point de référentiel, à part la loi du talion qui seule régente le cas par cas ...

Il fallut attendre les romains pour jeter un pont d’un cas à l’autre, chercher ce qu’ils pouvaient avoir de commun, quand bien même de l’eau avait coulé entre ces deux évènements …

Cette question de «la réalité du poisson », donc de son existence hors notre monde sensible, fut longuement débattue par les beaux esprits du moyen âge, mais jamais tranchée, car s’annonçait déjà l’engeance des utilitaristes appelée à dominer les esprits …

Non, pas ceux de l’après-guerre qui, ne les en blâmons point, nous qui n’avons manqué de rien « ou presque ! », récupéra les élastiques, les clous, les punaises et les boites de tout calibre, qui permettaient de les ranger dans le garage prolongeant le pavillon à sa droite …

Non, ces utilitaristes qui furent longtemps utilisés par les stratèges du marketing des trente glorieuses, et de celles qui suivirent, la queue de plus en plus basse, sont, d’une certaine manière, attachants, mais ils ont disparu sans tambours ni trompettes qui leur auraient rappelé les sombres années …

Cette manière minuscule de réagir aux circonstances, de faire avec ce qu’il est advenu du monde, fut précédée de plusieurs siècles par l’ambition démesurée que certains avaient d’en finir, non pas avec la pénurie, mais avec le trop-plein de Platon, de le mettre au mieux sur une voie de garage attenante à une maison à l’abandon …

Pour ne pas être repérés par le vulgaire de l’époque, il n’y avait pourtant pas grand danger, ils se firent appeler d’en l’entre-soi de la scolastique, les « nominalistes » !

Eh bien moi, je les appelle les utilitaristes, car ils avaient décidé, toute analyse bue, du haut de leur courte vue intelligente, que le poisson, le taureau, n’existaient pas, qu’ils n’étaient qu’une commodité de langage, en bref, que nous avions inventé ce qui n’était que des mots, des « noms », par utilitarisme, pour aller plus vite, pour mieux se faire comprendre, à la chasse, pourquoi pas ? puisqu’elle est censée, pour leurs descendants, avoir créé l’Homme ! …

A la différence de nos rangeurs de clous, traumatisés par la pénurie et les cartes de rationnement, ces premiers utilitaristes eurent une nombreuse descendance, dont, inconsciemment vous faites peut-être partie, car vous ne sauriez imaginer, ne sauriez accepter, dans l’état actuel de vos représentations, que le poisson, le taureau, sont des réalités idéelles que nous devions recontacter à un moment de notre évolution psychique …

A ce point, il faut savoir se séparer !

Que ceux qui veulent bien penser contre leur cerveau, comme disait Gaston Bachelard, m’accompagnent, le temps d’un flash-back, sur ces hommes qui essayent de dompter les eaux et la pensée, en Mésopotamie …

Ce qui apparait clairement à l’occasion des jugements d’Hammurabi, c’est que les phénomènes, les évènements, les cas, sont posés les uns à côté des autres, sans que nul esprit de synthèse ne surgisse, sans qu’aucun mot nouveau ne trahisse ce passage de l’observation de la pluralité au concept qui la rassemble.

Certes, la loi du talion pourrait faire illusion, mais ne surplombe les différents cas que dans la manière de les sanctionner ! 

C’est que, si nous avions enfin la bonne idée de ne pas asseoir notre raison sur le sacrifice des mythes, nous pourrions entrevoir que ce qui nous apparait sommaire, archaïque chez ces hommes de l’entre deux, fleuves comme époques, marque une étape essentielle de l’évolution du psychisme de l’Homme en voie de recomposition …

Pourquoi « en voie de recomposition » ? … parce qu’après la déflagration psychique que l’Homme eut à subir, il fallut tout reconstruire, mais sur un autre plan, passer progressivement de l’expérience du monde, à la reconquête par la pensée de ce monde devenu étranger, désuni, incompréhensible …

Le mythe orphique de la mise en pièces de Dionysos Zagreus, décrit à sa manière (à l’époque il n’y en avait pas d’autres !), sans rien omettre, le drame, micro et macrocosmique, dont il est l’un des seuls à se souvenir …

A part, bien entendu, Jésus lorsqu’il maudit le figuier, mais personne ne comprend plus rien à ce passage des évangiles, et Krishna, qui enseigne à son élève Arjuna, tout ce qui sera perdu avec cette époque en voie d’achèvement, mais personne ne semble s’intéresser à ce passage pourtant essentiel de la Bhagavad-Gita, y compris parmi les experts occidentaux qui y ont consacré une partie importante de leur vie ...*

Héra, qui incarne la jalousie, c’est-à-dire, la division, le morcellement, incite les titans à mettre en pièces Dionysos Zagreus, fils illégitime de Zeus et de Perséphone, une déesse terrestre, mais par-dessus tout, personnalisation de la conscience collective, unitaire …

Avec son cœur sauvé par Athéna, déesse de la Raison, donc de l'avenir, sera concocté un philtre d’amour à l’attention de Sémélé, simple mortelle, qui concevra le Dionysos que l’on connait, l’étranger, le différent, bref, l’égoïste, doté du dernier né de ce monde : le « moi » ! **

Chacun, dans le château fort de son âme, comme disaient les platoniciens de Perse, doit alors reconstituer ce monde en miettes par la pensée attelée aux cinq sens, ces meurtrières invisibles …

Ce qui est alors en jeu, n’est pas comme nous pourrions le penser, la reconstruction du monde sur un plan conceptuel, mais la lente construction du « moi » !

Ainsi, nous sommes longtemps passés d’un phénomène à l’autre, tentant de donner du sens à ce chatoiement étourdissant, pour finir par retrouver progressivement l’unité au-delà du multiple, cette unité qui obsède la religion hindoue qui ne voit pour l’atteindre à nouveau que la seule solution de l’éradication du multiple, de la négation ou de la dissolution du « moi » ! …***

 

*voir à ce sujet la communication du 12 août 2021 : « Je suis venu … » et notamment les notes en bas de page.

** quoi de plus naturel pour un grec que cette GPA, sauf qu’il s’agit alors des services d’une simple mortelle pour un Dieu … il est vrai qu’à l’époque, les dieux visitaient couramment les hommes, sont-ils devenus casaniers, ou est-ce nous qui ne sommes plus accueillants ?

*** le tissage, les araignées, sont très présents dans la mythologie grecque ! ...

 

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