Je suis venu parmi vous qui étiez toujours plus nombreux à avoir écrasé la tête du serpent !
A ces mots répondent, je le vois, je le sais, les sourires narquois des uns, la perplexité des autres, quand d’autres encore, songent à tourner la page, au plus vite, et au premier sens du terme ! …
Ce comportement est significatif de ce que nous sommes
devenus, au prix de l’oubli de ce que nous étions.
Il y a des millénaires, nos prédécesseurs à la surface de
Gaïa savaient pertinemment ce qu’il advint de ceux des leurs qui avaient écrasé
la tête du serpent.
Ils auraient été fous de joie d’apprendre qu’un envoyé de ce
ciel enfui de la conscience des hommes, viendrait pour les sortir de cette
torpeur proche de la mort, les libérer de la prison des sens, de ce corps qui désormais
se faisait carcéral.
Nos réactions de rejet, d’incompréhension, à la lecture de
ces quelques mots, proviennent de nos automatismes…
Qui en effet, en entendant ces quelques mots, n’a pas pensé
aux serpents qui, hier encore, infestaient nos campagnes, se rebiffaient quand
le pied de l’homme se posait par mégarde sur le reptile endormi ? ...
Pour ceux qui nous précédèrent, écraser la tête du serpent
ne renvoyait pas au dénouement tragique de quelque balade insouciante en chemin
rocailleux, non, cette image désigna longtemps le passage d’une humanité
aujourd’hui disparue à une nouvelle phase évolutive !
C’est ainsi que vous et moi sommes nés à nous-mêmes, et, qui
plus est, pouvons dire « moi ! », ou "moi je", à chaque instant, comme un
enfant qui ne se sépare jamais de son nouveau jouet.
De son objet transitionnel, diraient les psys ! …
Mais, transition pour transition, le tout nouveau sentiment
du « moi », pouvait-il remplacer ce rapport fusionnel avec la nature,
avec le monde suprasensible qui se donnaient à voir jusqu’alors, non par les
yeux de chair, mais par le serpent ?
Il nous faudra revenir à ce tournant essentiel de la
véritable évolution de l’Homme, qui, il est vrai, se fit discrète, ne laissant
derrière elle aucun os à ronger à nos anthropologues matérialistes …
Cet évènement eut donc bien lieu, mais dans le psychisme des
hommes, et affecta progressivement l’intégralité de l’humanité.
Qui s’en souvient ?
Ce basculement dans autre chose, dans ce monde inconnu qui,
soit dit en passant, est devenu le nôtre, pour qui s’en donne la peine, nous en
trouvons les traces, sans trop de difficulté, au détour de nombreux mythes
grecs*, sans oublier l’Odyssée, la Genèse, la Bhagavad-Gita, les évangiles …
Dans ces derniers, il n’est pas décrit en ces termes, mais
fait l’objet d’un passage tout aussi étrange où Jésus, sur le chemin qui
l’emmène au supplice du bois mort, fait une halte impromptue, maudit un figuier
innocemment planté non loin de la route, condamné, contre toute logique, urbi
et orbi, mais sans micro ni caméra, à ne plus jamais porter de fruits ! …
Sachons que, si nous pensons, à tort souvent, que ce monde
dans lequel nous évoluons, n’a pas ou plus de secrets pour nous, les hommes de
ce temps n’auraient pas songé à sourire quand on leur parlait du figuier ou du
serpent …
Chaque époque explore une forme de connaissance; la nôtre,
confuse sur ce point, l’a réduite au savoir … espérons que celles à venir
n’aurons pas autant de mépris pour cette dernière que celui dont nous faisons preuve
pour ceux qui nous ont précédé sur cette terre ! …
En dehors des mythes et légendes que nous avons donc
l’immense tort de ne point prendre au sérieux, le point de bascule entre ces
deux états psychiques est annoncé en Grèce antique par une injonction, étrangement
parvenue jusqu’à nos oreilles, dont chacun fait désormais un peu ce qu’il veut,
quand ce n’est pas du business : « Connais-toi toi-même ! ».
Nous savons vaguement que Socrate, cette colossale
entreprise d’échafaudage du « moi », ce père de l’Occident, assassiné,
jamais sanctifié, s’était échiné à ce que chacun trouve la vérité par lui-même
…
Son but n’étant pas la vérité, mais la construction du
« moi » de celui qui la cherche !
« Connais-toi toi-même ! » : c’est donc
bien que, conformément à l’injonction apollinienne, il l’avait en lui, mais en
avait perdu l’accès, tout comme il venait de perdre l’accès à son correspondant
macrocosmique ! …
Socrate a donc déployé ses efforts toute sa vie, au prix de celle-ci,
dans la lumière blafarde de cette maxime inscrite au fronton du temple
d’Appolon à Delphes.
Il avait vu juste, il était venu à temps, et, pour peu que
l’on contemple le bégaiement sanglant de l’histoire des hommes, le sort qu’ils
réservent aux premiers, sa mort ignominieuse en apporte une ultime
preuve !
Cela nous éloigne du serpent, me direz-vous !
Dans la mesure où nous ne savons plus rien de qui nous
étions avant d’être ce que nous sommes, vous avez raison !
Mais si nous voulons bien aller chercher ce que nous avons
oublié, ou qui nous fut caché, on finit par retrouver le fil rétrospectif qui
nous emmène de la pensée devenue conceptuelle, abstraite, aux images abyssales d’un
monde englouti.
Le temple de Delphes a été construit en cet endroit, car
Apollon, le dieu de la Raison, y a, premier parmi les grecs, écrasé la tête du
serpent Python, et, c’est en souvenir de ce meurtre de l’accès
« naturel » au monde spirituel, que fut institué ce rôle essentiel de
la Pythie, dont la lourde charge était de tenter de reprendre contact avec ce
monde enfui, en vue d’apporter une réponse à la question du pèlerin de passage
…***
Alors, me direz-vous encore, comment les hommes en sont
arrivés à cette image empruntée au monde sensible, puisque ce duel ne fut pas
livré dans le monde sensible ?
Je vous répondrais alors, savez-vous bien ce qu’il en est de
vos rêves, de ces images empruntées au monde sensible et qui tentent de passer,
de manière souvent incohérente, le message du monde suprasensible que nous
fréquentons lorsque nous laissons, pour un instant, notre corps dans ce lit qui
ne sait trop qu’en faire ?
Cette incohérence qui fait la fortune des psys, ne renvoie-t-elle
pas aux messages d’Apollon que l’on disait obliques, au point qu’il fallait des
prêtres pour les décoder ?
S’il s’agit de Plutarque, je n’ai aucun souci ! … mais
d’autres n’avaient-ils pas déjà abusé de cette fonction incontrôlable ?
Bref, pour en revenir aux hommes qui ont écrasé la tête du
serpent, ainsi qu'au figuier ami du Bouddha, condamné, sans autre explication, par le galiléen, alors porteur
du logos, qu’ont-ils en commun ?
Ils désignent une même époque, celle où la conscience de l’Homme, la nôtre, n’était pas tributaire du corps physique, où l’homme objectivait à l’aide des images du monde sensible son intimité avec le suprasensible, sous forme d’un serpent qui sort du sol, s’enroule autour de son tronc, pour rejoindre la connaissance, qui n'est pas un savoir, mais un état, une expérience.
L'Homme, se voyant alors comme plante inversée, racines au ciel, comme ce figuier dont les racines
semblent venir du firmament …
Rangez vos sourires narquois sur les étagères poussiéreuses des représentations passées, le temps est venu de savoir, grâce, paradoxalement à la physique quantique,
mais plus encore à l’élan qui vous a mené jusqu’à cette communication à première vue étrange …
Ainsi, le serpent qui sort du sol, cette image objectivée dans la conscience de rêve éveillé de nos chers disparus, ne peut plus nous faire rire, si nous savons que, par ailleurs, nous
sommes traversés en permanence par des milliards de neutrinos venus du macrocosme, dont certains
ont tout d’abord traversé la planète sous nos pieds…****
Notre époque, passionnante, est celle de la blessure
narcissique, toujours plus profonde, en raison des avancées scientifiques, toujours
plus fulgurantes, mais qui nous rapprochent de nous-mêmes à mesure qu’elles nous éloignent
de nos représentations …
*Pour qui a l’œil, les boiteux (Héphaistos), les talons
fragiles (Achille), les pieds enflés (Œdipe), parcourent en tous sens les
mythes grecs, dissimulant plus ou moins leur blessure à nos yeux incrédules. Tous acteurs du drame qui se joua alors sur le plan psychique, objectivé par ces images tirées du monde sensible et personnages mythiques.
Pour une nouvelle approche des mythes, pour écouter enfin ce
qu’ils ont à nous dire : « l’Exil oublié » de Pierre-Marie Baslé,
est sur Amazon.
Ce conseil à l'adresse de ceux qui ne sauraient se contenter des analyses
anachroniques de nos actuels experts, imprégnées, quoi qu’ils en pensent, de
morale chrétienne et de stoïcisme, opérant par là-même des choix restreints,
des projections, des erreurs d’interprétation, et pour finir, des oublis
majeurs …
Quelques exemples :
Le renoncement aux fruits de ses actes qui les fascine tant, certes y figure,
mais le renoncement à la nouvelle expérience de l’Homme sous le joug du corps physique, autrement
dit de l’attelage du cerveau et des cinq sens, est ignoré, lui qui, par le Yoga
le plus exigeant, par l’ascèse, permet de revenir à l’époque enfuie de la
connaissance par le serpent, à l’époque ou le figuier portait encore ses
fruits.
La bataille qui ouvre ce chant divin, n’oppose pas, comme il
est dit par nos occidentaux "pur beurre", les bons et les méchants, le bien et le mal, morale typiquement
occidentale, mais le passé qui s’attarde et l’avenir qui doit s’imposer, l’âme-groupe,
la conscience collective, tribale, basée sur la pureté du sang, la
sanctuarisation de ce suc si particulier, et un mutant, l’individu, conscient
de lui-même, qui s’annonce à l’horizon de l’aventure humaine.
Passé sous silence par ces bavards impénitents, le travail pédagogique de Krishna qui, après avoir tué le serpent Kali envoyé par un oncle retardataire, enjoint Arjuna, cet homme d'une époque de clairvoyance finissante, d’« atterrir »,
d’accepter ce nouveau monde, ses règles proprement impensables pour un esprit
humain à ce stade d'évolution, attaché à la tradition, aux règles infrangibles de la tribu.
**** Le corps subtil qui nous permettait de voir en esprit, excédait de beaucoup notre corps physique. Progressivement étroitement intriqué avec ce dernier, il nous "condamna" à ne plus utiliser que nos cinq sens pour découvrir le monde nouveau qui nous entourait, déserté par l'esprit que nos intellectuels frileux et victimes du regard des autres, désignent par la "chose en soi"!
Cette métamorphose de notre psychisme, le mythe grec du rapt de Perséphone en témoigne à sa manière, imagée. Accompagnée, comme en Inde, d'un premier mouvement de recul, d'effroi, de refus, si l'on sait que le corps physique a pour nom Hadès ou Pluton, l'enfer pour tout dire !
Recul qui se traduira dans les représentations, par le déplacement de l'enfer, de l'oubli, de la mort à la naissance !...
C'est également, puis-je l'ajouter ? le moment où l'Occident faillit refuser son destin, refuser ce monde de douleur et d'ignorance ! ...