Hegel à la lumière du Rig Veda !

Qui donc saurait comment il est venu à l’être ?

Ce déploiement, comment il est venu à l’être ?

Qui l’a créé ou non ?

Le témoin du cosmos, au plus profond du ciel, le sait-il, ou ne le sait-il pas ? 

 

C’est par cette interrogation abyssale et paradoxale, si l’on sait qu’elle est censée transcrire une révélation, que se termine cet hymne védique à l’Un, à la genèse du cosmos.

Le texte intégral, magnifique, tout aussi intriguant, est reproduit ici en bas de page.

Curieusement, cette communication, plusieurs fois millénaire dans sa version orale, resta très longtemps en jachère, tandis que par ailleurs, les commentaires éclairés et les spéculations des brahmanes sur le Veda allaient bon train dans les Upanishad *…

 

*

*    *

 

Avait-il lu ce texte, ne l’avait-il pas lu ? … toujours est-il qu’un occidental releva le défi au début du XIXème siècle …

A cette époque où les allemands ne disposaient pas encore des traductions françaises pour tenter de comprendre ce que voulait dire l’un des leurs, Goethe, confident de Hegel, leur proposa une version simplifiée d’une lettre qu’il avait reçue de ce souabe mystérieux, où il était question de décrire la pensée divine avant son déploiement dialectique dans l’univers …

Le poète adulé des souffrances du jeune Werther, souffrant toutefois du rejet de sa visionnaire Théorie des couleurs, a-t-il hésité avant de publier ce qu’il avait sous les yeux ? … Toujours est-il, qu’ayant été mis lui-même dans un tiroir, il opta pour le risque, pour la divulgation d’une spéculation échevelée qui ne déboucha pas sur une mine d’or, mais sur un mollusque marin bivalves...

En effet, pour bien se faire comprendre, Hegel comparaît cette entité primordiale à une huître, grise ou toute noire ! …

Afin de ne pas choquer son auditoire, quitte à filer la métaphore, il aurait pu ajouter, selon moi, que, de temps à autre, l’huitre contient une perle qui serait la création …**

Mais que nenni ! … Hegel n’avait apparemment que faire d’être compris ou admis … non, son propos est tout autre, car pour lui, le divin, à n’en pas douter, acheva de prendre des couleurs dans l’homme conscient de lui-même, se découvrant par la même occasion tel qu’en lui-même …

Hegel, ce n’est pas la dialectique du maître et de l’esclave, ce monument de l’introspection, indûment squatté par les marxistes et autres psychanalystes, avant que, forts de cette falsification, ils n’eussent bientôt pignon sur rue *** …non ! … il est celui qui osa subordonner l’existence de Dieu, pleine et entière, à l’Homme, dès lors qu’en celui-ci, la conscience se prend elle-même pour objet !

Cela, la plupart des penseurs allemands de son époque, ne pouvaient l’accepter ! …

Le rejet épidermique de la part de ces élites, qui, pour être respectables, ne se sentirent pas respectées, au moins dans leurs représentations, fut brutal, massif, car il s’agissait pour eux, quoi qu’ils en pensent, du Dieu de leur enfance qui, lui au moins, pouvait se penser, quand bien même sa différence, sa singularité, étaient proprement impensables, et non d’un Dieu latent qui n’aurait su se penser lui-même, sans que les premiers, nous nous livrions à cet étonnant exercice !

Mais Hegel n’en démordait pas, car il avait ses raisons, et celle-ci entre toutes, que l’univers n’existe que par elle, quand, si singulière, elle se donne un grand R, car ce qui est réel est rationnel et il suffit à l’homme ainsi nouvellement doté, d’en retrouver le fil.

Ce que les brahmanes n’ont pas su faire ou voulu faire, lui l’a tenté !

A l’audition de cet hymne, à sa conclusion en forme de question, il aurait pu répondre : nous avons fini le travail, nous avons répondu : désormais, le témoin du cosmos, au plus profond du ciel, sait ce qu’il en est !

Cependant, la pensée occidentale n’est pas monolithique, mais dialectique, ô combien ! … car un autre penseur, de l’antiquité finissante, de sensibilité grecque, quand Hegel n’avait plus que le vernis culturel de ce moment du monde, eut une vision du monde radicalement opposée …

Ce « dernier des Mohicans » de l’aventure spirituelle, née elle-même, quelque huit siècles plus tôt en Ionie, ainsi caricaturé, malgré sa nombreuse postérité assurée chez les platoniciens de Perse, par l’Islam chiite - nul n’est prophète en son pays ! a pour nom Plotin …

Ce dernier, fut et reste enfermé dans la contradiction purement occidentale de philosophe mystique, dont les dires et les visions n’eurent, à son époque, pas l’heur de plaire à l’Eglise romaine, alors avide de certitudes conciliaires et de conciliation sociale …

Exempté par son « ici et maintenant » des représentations de la Genèse biblique comme du holdup cartésien sur la pensée, grec par toutes ses fibres, il ressentait encore cette dernière, tard venue au front de l’Homme, comme une perception, et non comme une production personnelle …

Pour lui, la pensée avait l’immense mérite d’avoir amené l’Homme à l’entrée d’un lieu jusqu’alors ignoré, à l’entrée de son âme, autant dire au bord du gouffre, car, sournoise, elle s’en était retournée subrepticement sans en laisser les clés.

Cette apparition de l’âme, nous le savons depuis peu, eut lieu en Grèce quelque part entre Homère et Socrate, nous l’avons déjà vu dans ce blog ****

En cela, n’est-il pas le premier à caractériser l’infraconscient ?

Il fallait donc sacrifier cette auxiliaire nécessaire sur l’autel de l’esprit !

N’avait-elle pas pris trop d’importance, ne voilait-elle pas l’objet de sa médiation ?

Insatisfait de ce maigre résultat quant à l’exploration des abysses de son âme, Plotin décida de crever le plafond, de dépasser la sphère de la raison cosmique, du nous d’Anaxagore, du monde intelligible, du monde des idées, de ses maîtres Platon et Aristote, pour rejoindre l’Un par l’illumination qui lui fut accordée à trois ou quatre reprises, selon le témoignage de son disciple Porphyre.

Ainsi, pour l’un, la pensée n’est qu’un moyen, transitoire, quand pour l’autre, elle est un aboutissement qui permet à Dieu de s’apercevoir lui-même !

Pourquoi choisir ?

Pourquoi, comme des automates programmés par la dictature du « ou », sacrifier l’une des deux conceptions pour que l’autre puisse vivre ?

Comment ne pas voir que le « et » est une clé du monde spirituel, comme du monde quantique qui peut nous y préparer, et que si le « ou » de la logique aristotélicienne a contribué à l’organisation de notre cerveau, il n’en reste pas moins vrai que nous sommes amputés d’une large partie du monde dont nos perceptions sensorielles et cognitives ne nous donnent qu’une vision parcimonieuse, quand elle n’est pas fausse …

Ainsi, dans l’hymne 10-129 du Rig-Veda, communication réputée incréée,  il y a de la place pour Plotin et pour Hegel.

Nous reviendrons prochainement dans ce blog sur ce qui permet la pensée de l’un sur l’Un, et attend la pensée de l’autre !

 

 

 

Intégralité de l’hymne 10-129 du Rig Veda

 

Il était alors ni non être, ni être

Il n’était ni espace, ni ciel

Au-delà, qu’existait-il, où ?  pour qui y avait-il un refuge ?

Les eaux aux profondeurs insondables existaient-elles ?

Il n’était alors, ni mort, ni non mort

La nuit ne se distinguait pas du jour

L’Un respirait sans souffle, par lui-même, au-delà il n’y avait rien d’autre

Les ténèbres étaient noyées par les ténèbres

En ce temps-là, tout était eau, indistincte

Le devenir recouvert par le vide était là qui naissait par la puissance de l’ardeur

En ce temps-là, en l’Un murissait le désir

Le premier germe de pensée

Le lien qui unissait à l’être le non être, au quarté de leur cœur les sages le trouvèrent

D’un bord à l’autre s’étendit le pont de leur pensée

Était-ce en haut, était-ce en bas ?

Il y avait les porteurs de semences, il y avait les puissances

En bas les énergies, en haut l’éclair

Qui sait cela vraiment ?

Qui pourrait dire d'où il est né ce déploiement, d'où ?

Les dieux sont nés de ce jaillissement, ensuite

Qui donc saurait comment il est venu à l’être ?

Ce déploiement, comment il est venu à l’être ?

Qui l’a créé ou non ?

Le témoin du cosmos, au plus profond du ciel, le sait-il ou ne le sait-il pas ?

 

 

* voir à ce sujet les travaux du délicat et merveilleux Michel Hulin sur les Upanishad.

**métaphore filée qui pourrait, le cas échéant, convenir aux acharnés du hasard et des probabilités, contempteurs par principe de l’idée de Dieu, partisans par défaut du multivers qui, selon eux, serait athée… 

*** voir la magnifique déconstruction de ce malentendu par Olivier Tinland sur France Culture.

**** voir à ce sujet les travaux de l’immense Jean-Pierre Vernant, comme de tous les chercheurs qu’il convoque dans ses essais sur la Grèce archaïque et antique, qui se lisent comme le grand roman de l’humanité.

 

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