Pour dépasser Descartes et Spinoza !
Quel orgueil ! Quelle prétention !
J’entends déjà votre réaction et la comprends ; cependant,
par ce qui suit, vous verrez qu’il ne s’agit nullement de dévaloriser ces
phares de la pensée occidentale, mais plutôt de vous proposer une expérience de
pensée inédite qui consisterait à les changer de contexte culturel, de
référentiel, pourrions-nous dire ! …
Pour ce faire, je commencerai par une image : là où ils
furent aperçus et statufiés par l’histoire de la philosophie, dans cet
espace-temps européen du XVIIème siècle, je vois pour ma part deux rats en cage
…
Alors là, la mesure est comble, me direz-vous !
Quand bien même les rats sont considérés comme des êtres très
intelligents, il y a cette situation saugrenue, surréaliste, cette cage imposée
à deux penseurs de la Liberté.
Eh bien, contre vents et marées, contre toute bienséance, je
maintiens cette image, car elle va me servir à expliquer mon point de
vue !
L’un et l’autre ont dû intégrer, "faire avec", l’enseignement
reçu alors qu’ils étaient enfants, quitte à combattre un peu plus tard, à
fleurets mouchetés souvent, cette représentation du monde, exclusive, fanatique, meurtrière
à l’occasion, mélange inextricable, géologie complexe, de spéculations
conciliaires, de tradition, de volonté de pouvoir et … de textes révélés …
Je ne m’attarderai pas aux formulations alambiquées, codées,
de l’un et de l’autre, qui ménagent à l’évidence la chèvre et le chou, la
pensée qui prend feu et le goupillon qui tente de l’éteindre, au principe de
précaution qui implique des publications post-mortem !
Ne s’agissait-il pas de survivre alors que l’inquisition attendait les hérétiques en puissance au détour d’une phrase mal pesée, ou, si la faute tardait à
venir, la réception jouissive d’une dénonciation en bonne et due forme des
gardiens de l’orthodoxie ?
J’aborderai la question sous l’angle d’un mystère qui les
occupa tous les deux, celui de la Liberté, de notre liberté !
Afin de gagner du temps, je passe la main aux experts quant aux subtilités de ce débat, dont l’un et l’autre s’extirpèrent tant bien que mal,
eu égard à l’espace restreint qui leur était accordé, avec toutefois des conclusions
radicalement opposées …
Pour résumer, Descartes, l’occidental, le platonicien, réintroduit
la pensée, largement absente jusque-là de la vision du monde, affirme le primat de la
pensée sur la matière, et par conséquent le libre arbitre.
Chez ce précurseur de nos actuelles représentations, le Moi autonome est devenu d’autant plus
fort qu’il a surmonté la terrible épreuve du doute et proclamé, urbi et
orbi, son appropriation de la pensée, pour se prouver "sans doute" qu’il
existe, se pincer ne lui suffisant plus ! *
Spinoza, l’oriental, affirme l’unicité, l’intrication, de
ces deux attributs de Dieu, nommé en ce contexte délétère « la
Substance », propre vraisemblablement à égarer les chiens policiers du
saint Office, dont l’homme, seul dans toute la création, bénéficie, le risque avéré
étant, qu’obligé à ce point, il ne soit point libre de ses décisions …
Pourquoi dis-je « l’oriental » concernant celui
qui est devenu à la mode dans le petit cercle des élites occidentales ? ... en voici
les raisons, non de cet effet de mode, mais de mon appellation, quoique ? ... :
Tout comme le Bouddha avant son sermon de Bénarès, Spinoza, met
en exergue de son Ethique, le premier de nos problèmes qui serait l’ignorance …
Mais, mutatis mutandis, un même mot peut cacher des maux bien différents, car
celle qui affecte ses contemporains les conduit à déceler la volonté de Dieu,
cet « asile de l’ignorance », derrière chacun des malheurs qui
jalonnent notre courte vie !
Curieuse expression au demeurant, puisque l’asile est
l’endroit où, normalement, depuis l’antiquité, on trouve la paix !
Il est vrai que quatre siècles plus tôt, manque de place ou
parti pris ? … l’Eglise de Rome en avait interdit l’accès aux juifs et aux
hérétiques …
Notre souffrance ne viendrait donc pas de nos désirs ou de
nos aversions, comme il fut dit à l'ombre du figuier, mais de l’implacable colère de Dieu, comme il fut dit à l'ombre de la croix, habilement orchestrée par les
clercs, chargés d’engranger les bénéfices de la peur …
Alors, comment sortir de cet enfer sur terre ?
C’est là qu’intervient l’image de la cage, car Spinoza,
quelle que soit sa vaillance intellectuelle, se bat sur un champ délimité
naguère par les conciles, en rupture assumée avec les convictions grecques et
hébraïques, mais plus encore, en contradiction honteuse, avec les évangiles !
Ce champ étroit, c’est celui de la conviction désormais bien
installée que nous n’avons qu’une seule vie …
Alors, il faut bien "faire avec", s’accommoder de l’absurde et nécessaire déterminisme ...
Nécessaire à quoi ? ... cela n'est pas dit, par le pourfendeur des causes finales !
L’heure du bricolage stoïcien a donc sonné, il nous faut bien passer ce mauvais moment; la joie est cependant
possible ici-bas, nous dit-il, si, par notre raison, cette nouvelle possibilité de parvenir à
l’ataraxie, nous comprenons les causes de notre accablement, et surtout acceptons
leur caractère inéluctable …
Ainsi, l’on pourrait résumer la philosophie de Spinoza à cette maxime qu’aucun stoïcien ne saurait renier : la raison nous dit que, de ce monde hostile, il faut nous faire une raison ! …
Tout ça pour ça ! …
Oriental car, au-delà de Bouddha, il y a curieusement une
proximité de cette vision du monde avec les anciens hindous, la
remontée vers l’Un, qui ne se fait pas à l'aide du yoga mais de la logique mathématique, et partant, nécessairement, la dissolution du Moi … L’Homme, pour
être doté de deux des innombrables attributs de la Substance, la pensée et
l’étendue, semble donc le mieux pourvu, mais reste, somme toute, l'une de ses infinies modalités, et rien d'autre…
Cette modalité de la Substance n'est donc pas le Moi, elle l'abolit !
Spinoza a finalement tout accepté, la nécessité fantomatique du déterminisme, ici-bas, la dissolution de son être propre, une fois passé le porche de la mort !
Oriental, car son Daemon avait dû faire un peu
plus tard, un détour par la Grèce classique quand celle-ci s’efforçait de
sortir des griffes de la Perse envahissante, dans les deux sens du terme, puisque
du Dieu d’Aristote, imaginé comme premier moteur ou moteur immobile, il fit un
Dieu « cause de soi » !
Ne serait-ce que pour cela, pour ce seul concept, de mon point de
vue, la vie de Spinoza est justifiée !
Bon, me direz-vous, il suffit ! … nous en avons assez
de vos expériences de pensée, de vos spéculations …
Alors je vous répondrai : vous me semblez moins sévère
avec le résultat des conciles … mes spéculations, comme vous dites, sont des
expériences de pensée, elles ne déclarent pas hérétiques ceux qui ne veulent
pas s’y adonner, elles n’ont pas de sang sur les mains, elles ne cherchent pas
la stagnation de la conscience à des fins de pouvoir temporel, mais son insertion dans l’inéluctable évolution …
Quand je prenais l’image de deux rats en cage, je voulais
dire que leur principale obsession est la liberté, quitte à explorer toutes les
possibilités de sortir de cet enfermement invisible, en respectant toutefois les règles
de l’ennemi, de celui qui a conçu la cage et nous obligea à réfléchir à
l’apparente absurdité d’une vie bornée par la naissance et par la mort …
Mais, si nous enlevons la cage, cette atmosphère étouffante
de l’Europe du XVIIème siècle, même si une légère brise rafraichissait alors les
Pays-Bas, le problème de la liberté ne se pose plus entre l’homme et Dieu, mais
entre l’homme et lui-même, enfin responsable, avec pour principale conséquence que
cette expérience que nous nommons la vie, fut d’abord décidée au monde des
idées, avec celle qui nous tenait alors à cœur de nous perfectionner.
Ainsi, comme le disait Spinoza, nous ne naissons pas libres,
mais notre liberté consiste à reconnaître notre destin, à l’accepter, d’autant
que c’est nous qui l’avons décidé !
*les anciens grecs n’auraient pas dit « je pense ! », car la pensée, l’idée, était une perception et non une production de la conscience de soi. Ils se sentaient alors aimés des dieux. Par contre, ça, c'était avant ... avant la disruption cartésienne, ou le hold-up du cogito, suivant notre angle de vue.
La mythologie grecque nous parle de
cette mutation de la conscience des hommes à plusieurs reprises, et c’est le rapt
de Perséphone, la mise en pièces de Dionysos Zagreus, la descente d’Orphée aux
enfers, etc.
Pour ceux que cette nouvelle approche des mythes peut tenter : L’Exil oublié, de Pierre-Marie Baslé, est sur Amazon.