Quelque part en Calabre, non loin de Crotone, grande Grèce, début du Vème siècle avant J.C. ( nouvelle version)
Harassé mais heureux, un peu vieilli avant l'âge il est vrai, Apollonius avait envisagé d'achever ici son périple initiatique ...
Ici, c'est-à-dire aux confins occidentaux de la grande Grèce, dans cette
nébuleuse sicilo-calabraise où s'étaient réfugiés depuis quelques décennies,
tous ceux qui n'auraient su accepter le joug perse sur les côtes orientales,
cette tentative de mainmise sur les consciences nouvelles d'un passé qui
entendait bien s'attarder, fût-ce aux moyens conjugués de la guerre et de la
tyrannie.
Pour ce qui concernait son propre destin, c'est en tout cas ainsi que le hasard
des rencontres de ces dernières années en avait apparemment décidé ...
Fils d'un riche marchand de la côte occidentale d'Asie mineure, il aurait pu
tout aussi bien mener une vie tranquille, oisive, consacrée pour l'essentiel à
l'étude des enseignements venus du fond des âges, pimentée toutefois par le
brouhaha des philosophies naissantes, par cette toute nouvelle excitation, cet
étrange engouement de quelques hommes, immédiatement suspects aux yeux des
bigots assemblés, pour les mystères de la nature, pour l'histoire du cosmos ...
Mais, à l'exemple de ses illustres prédécesseurs, son insatiable quête de
savoir l'avait emmené de son Ionie natale jusqu'aux limites de l'univers connu,
loin, très loin, toujours plus à l'est, aux confins orientaux de la Perse
immense ... dans la vallée du Gange, dans cette vallée de tous les nouveaux
départs, plus mystérieuse encore que celle du Nil qu'il venait de quitter à
grand peine, et dont les mystères n'étaient pas sans rappeler un certain nombre
de ceux qui étaient familiers aux petits grecs bien nés.
Le mage qui avait accepté de le recevoir dans sa grotte reculée, à la
différence de certains de ceux qu'il avait pu rencontrer ici ou là autour de la
Méditerranée et jusque dans les plus lointaines terres, ne semblait pas drapé
dans sa dignité, ne portant manifestement pas son habit de lin blanc immaculé
comme un quelconque emblème.
Il lui avait été décrit comme un homme libre, se tenant à juste distance de la
magnificence des mystères orphiques et de l'austérité pythagoricienne, ne
reniant pas pour autant le rôle de ces sagesses dans celle qu'il poursuivait,
désormais seul, sans relâche.
Le premier contact fut direct et ses mots furent précis :
- on m'a parlé de toi et du périple que tu as accompli, je t'épargnerai donc
les épreuves de purification, car il me semble que chacun de tes pas s'en est
chargé bien mieux qu'aucun maître fait de chair et d'os n'aurait pu le faire...
- merci! je suis venu jusqu'à toi parce que....
- je sais!
Apollonius, pour la deuxième fois, fut décontenancé :
- personne ne m'a averti de ce ... comment dire ? ... de ce don...
- ce n'est pas un don ! Te concernant, je n'ai rien vu, non, c'est juste une
constatation, tu es là ! Qui pourrait dire le contraire ? Tu sais, les
nouvelles marchent plus vite que les pieds des hommes ... il se trouve qu'un
petit nombre de ceux-ci, rares parmi les rares, viennent me voir dès lors que
leur chemin de vie les amène à se demander ce qui se cache réellement derrière
le mystère de Dionysos ...
- effectivement, je suis là, devant toi, alerté, porté - devrais-je dire - par
ta notoriété décidément indifférente aux distances ... Au-delà des éloges, la
question que je me posais et me pose toujours est la suivante : en quoi la
divulgation du sens caché du mystère de Dionysos est-elle si importante pour
comprendre ce que nous sommes ?
Le mage marqua un temps d'arrêt, semblant chercher un nouveau souffle, un point
d'appui :
- tout est là !
- comment cela "tout est là" ?
- "ce que nous sommes" ... oui ... tout est là!
- n'est-ce pas évident ?
- oui, si tu veux ...
- je ne comprends plus ... pourquoi cette hésitation ?
- les évidences cachent souvent des choses plus complexes ...
- as-tu un exemple ?
- le présent n'est-il pas la seule chose dont nous sommes à peu-près sûrs ...
- je suis un peu perdu! ...
- "ce que nous sommes" comme tu dis, est insuffisant ... encore
eut-il fallu préciser ta pensée avant d'oser convoquer ce merveilleux mystère...
à titre d'exemple, s'agit-il de ce que nous sommes depuis toujours... ou bien
encore, de ce que nous sommes devenus, et plus encore de ce que nous pensons
être, dans l'ignorance de ce que nous sommes réellement ? car le mystère saura
répondre à ta question à la condition que tu saches toi-même ce qu'elle
contient réellement...
Apollonius se sentit un peu honteux : tout ce périple initiatique autour de la
méditerranée et souvent bien au-delà - se dit-il - pour en arriver là, à
oublier la plus élémentaire des précautions, l'absolue nécessité de se
connaître soi-même ... en l'occurrence, de ne poser aucune question qui n'ait
elle-même été questionnée au préalable ...
Bien entendu - le mage l'avait souligné à sa manière - ce qui l'avait porté
toutes ces dernières années, avait accompagné chacun de ses milliers de pas le
long d'interminables chemins, comme dans les douloureuses impasses du doute,
c'était la quête du sens, la quête des origines ... alors, pourquoi ? mille
fois pourquoi ? avait-il oublié sa question au seuil d'une révélation qu'il
sentait si fort avoir pleinement méritée ? Pourquoi tout cet effort pour
aboutir à cette question qui ne questionnait qu'elle-même ?
Le mage savait et envisageait calmement le débat intérieur qu'il avait suscité
chez Apollonius, mais, parce qu’il le savait digne de découvrir désormais le
véritable mystère de Dionysos, il voulait lui signifier que la dernière marche
importait autant que tout le chemin parcouru...
Après un long silence, il lui posa une question :
- le mystère de Dionysos exprime une évolution ... ne crois-tu pas ?
- soit ! ne retourne pas le couteau dans la plaie...
- comme tu y vas ! ... pour un instant au moins, oublie ton ego ... au moins le
temps solennel de la divulgation du mystère ... quand bien même si - et nous y
reviendrons amplement - tu lui dois cet ego...
- je ne comprends pas ! ...
- il est vrai que cela est devenu pour nous une exigence ! … inconsciemment se
rejoue la blessure originelle de l'expulsion ...
-
ôtes-moi d’un doute : serais-je en trop dans ta réflexion ?
-
c’est bien dit, mais, figure-toi que je ne m’attachais à rien d’autre qu’à ce
mot que tu as librement choisi : « comprendre » !
-
avec toi, décidément, il faut parler sur la pointe des pieds !
-
d’une certaine manière tu as raison, car comme le verre, le langage est
transparent !
-
quand je dis que je ne comprends pas, qu’as-tu vu d’autre qu’un ego qui abdique ?
-
« comprendre », initialement, c’est contenir en soi, ne trouves-tu
pas drôle que l’on utilise ce verbe lorsque l’on fait sien ce qui ne l’était
pas, il y a un instant encore ?
-
et Dionysos dans tout ça ?
-
nous ne parlons que de cela !
-
j’ai décidément le sentiment désagréable de ne plus exister !
-
ne meurs pas idiot ! … écoute plutôt ceci : avant que Dionysos Zagreus, le
premier Dionysos, personnification de notre conscience d’avant la conscience
que nous en avons, ne soit mis en pièces par les titans, les hommes ne
comprenaient rien au monde, et pour une bonne raison, je vais te le dire, c'est
qu'ils n'en avaient nul besoin ! ...
- que veux-tu dire ?
-à
quoi bon s’interroger sur le monde, si tu es le monde ?
-nous
n’avions donc pas le souci de comprendre le monde puisque nous y étions
compris !
-voilà !
… si, comme les hommes d’avant la mise en pièces de Zagreus, tu étais inséré dans
le monde, tu ne te serais pas mis en marche vers lui !
Apollonius
réalisa l’espace d’un instant ce qui l’avait agi tout au long de ces dernières
années … il aurait souhaité s’y attarder, mais le mage ne semblait pas décidé
de faire halte, il se fit incisif :
-peux-tu
me dire l’essentiel de ce que tu as retenu de ce long périple ?
-une
idée étrange !
-tu
m’intéresses !
-
ce qu’il se passe sous la voûte crânienne des hommes est à l’image de ce qu’il
se passât dans le cosmos …
-passionnant !
… continue !
-à
l’origine, le soleil, la terre et la lune n’étaient pas séparés, ne faisaient
qu’un …
-
nous sommes d’accord, Gaïa n’avait pas encore engendré Ouranos, ni, bien
entendu, sollicité Cronos, selon l’image de notre mythe …
-
les ténèbres recouvraient les ténèbres, il n’était ni être, ni non-être, l’Un
respirait sans souffle, par lui-même, en lui murissait le désir, le premier
germe de pensée ! … disent les hindous …
-
puis se fit en lui le désir d’exister ! … ce désir né de la Source, c’est
le premier Eros, oublié des grecs de notre temps, trop préoccupés de déifier leur
propre désir …
-
tu as pu poursuivre mon propos car, avec leurs mots, les hindous ne disent pas
autre chose !
Le mage reprit un court instant l’attitude du maître :
-
Apollonius, à cette époque, pas si lointaine que ça, où l’intellect, pour
n’être pas encore né chez l’Homme, n’aurait su s’arroger le droit de dire le
vrai sur le passé, il n’y avait aucune raison que les témoignages des uns
contredisent celui des autres ! … tout était vision et non
spéculation ! … mais, pour reprendre tes propres termes, que se passe-t-il
selon toi, sous la voûte crânienne des hindous ?
-
au fond d’eux-mêmes, ce sont des incorrigibles nostalgiques du temps où l’Homme
n’était encore qu’une idée des dieux, un atome cosmique ; ils refusent de n’être
plus que cette ombre qui a pour nom individu et se déplace sur Gaïa …
-
sur quatre pattes, puis deux, puis trois, comme le décrit si bien le mythe d’Œdipe
…
-
exactement, ils refusent ce devenir, cette existence éphémère … ils refusent l’évolution,
la dispersion de l’Un que cela suppose, le morcellement, et donc, tout
naturellement, la dernière cause de fragmentation et d’éloignement de la Source,
le petit dernier de Gaïa : le Moi !
-
et comment cela se traduit-il ?
-
le moi est nié en tant qu’il n’est qu’une illusion, une expérience fugitive,
une construction hasardeuse … seul compte l’Atman, le Soi, cet affleurement caché
du Brahman, de l’Un, ensorcelé dans chaque homme, que personne ne voit plus
mais qu’il s’agit de recontacter au moyen d’une difficile initiation qu’ils
nomment le Yoga !
-
c’est donc une civilisation du refus ! …
-
oui, refus de ce monde de malheur, de souffrance et d’ignorance …
-
plus proches de nous dans le temps, les bouddhistes n’ont-ils pas tenté de
rectifier cette attitude ?
-
non, bien au contraire, ils l’ont confirmée … le but de cette vie de malheur étant
de se libérer de tout désir, de toute tentation de revenir une prochaine fois à
la surface de Gaïa …
Le
mage semblait perplexe :
-
tes pas t-ont-ils emmenés au pays de Zoroastre ?
-
oui, car je l’ai compris depuis peu, mon périple a suivi l’évolution cosmique …
-
que veux-tu dire ?
-
au contraire des hindous, les perses sont partie prenante de l’évolution …
-
si je suis ta logique, quel moment de celle-ci ont-ils récapitulé ?
-
la Terre et le Soleil viennent de se séparer, l’univers est duel, ombre et
lumière …
-
quand tu dis « partie prenante », que veux-tu dire ?
-
pour autant qu’il enjoint les siens de ne pas oublier la grande aura solaire, le
Verbe cosmique, parti avec le soleil, Zoroastre les encourage à s’établir sur Gaïa,
à s’emparer de ses merveilles ! …
-
est-ce là tout son enseignement ?
-
non, le dernier représentant du nom, celui que nous connaissons ici en Grèce, enseigna
il y a peu, aux hébreux déportés à Babylone, qu’un temps viendrait où Ahura
Mazda s’incarnerait mystérieusement dans l’un des leurs et qu’alors, lui-même,
dans sa prochaine incarnation, jouerait un rôle important dans l’édification de
ce temple de chair …
-
ce que tu dis est étrange, si cela devait se faire, pourquoi dans l’un des
leurs ?
-
parce que depuis Abram, les hébreux, comme les autres peuples n’ont plus cette
clairvoyance que les hindous veulent retrouver par le moyen artificiel du Yoga,
mais ils peuvent penser la divinité …
-
tu as un exemple ?
-
oui, leur Dieu dit de lui : Je suis le je suis !
-
effectivement, pour un grec, c’est un peu moins concret que les frasques de
Zeus ! …
-
je te trouve bien indulgent !
-
je parlais avec affection de la religion du peuple, à Ephèse, les initiés
contemplent le Verbe !
-
je l’avais bien compris comme cela, mais pour en revenir à cette mutation qui s’opéra
au sein d’Abram, cette faculté nouvelle, inédite, ne peut se transmettre que
par l’hérédité …
-
pour en revenir à cette évolution, on peut dire qu’elle ne concerna pas tous en
même temps mais que tous finirent par tuer le serpent !
-
oui, comme Achille, Œdipe, et bien d’autres boiteux de notre mythologie …
-
un de nos philosophes le voyait encore !
-
je ne le savais pas, lequel ?
-
Phérécyde de Syros !
-
oui, je vois, curieusement il m’en fut parlé en Mésopotamie …
-
tu vois, le monde est petit !
-
n’était-il pas le maître de Pythagore ?
-
si, et c’est pour cela que les successeurs du dernier Zoroastre t’en ont parlé,
car leur maître avait enseigné au nôtre, alors de passage lors de son grand
périple initiatique…