Œdipe et du Guesclin !

De prime abord, je vous l’accorde, ce rapprochement peut sembler curieux !

C’est que, pour tenter de s’immiscer dans cette improbable intimité, il nous faut accepter au préalable de nous décontaminer de l’imposture freudienne ! …

Elle parasita assez longtemps nos représentations pour qu’il ne soit pas besoin de s’y attarder plus que nécessaire !

En deux mots, son improbable succès provint d’une étrange conjonction, en ce XIXème siècle ambitieux qui se voulut à la hauteur supposée de celui qui précédait !...

Forte de ses récents succès dans la nature, provisoirement soumise, le temps d'un orgasme, la science envisage désormais de s’attaquer à l’Homme qui, lui non plus, décidément, ne devrait plus faire mystère bien plus longtemps!... 

Fantasme pour fantasme, le petit Sigmund décide de s’attaquer au Père, cet obstacle qui l’aurait privé d’accès à sa mère, de retour à la matrice, à celle qui décide de votre identité … tout est alors permis, sur fond de transgression sexuelle revendiquée, qui, à cette époque, pouvait vous assurer une notoriété certaine, quels que soient l'intensité de votre talent ou le message qu’elle était chargée d’annoncer …

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Voyons donc les raisons de ce saut dans le temps, de ce passage improbable du mythe à l’histoire, du rapprochement de deux destins que nos représentations ont peine à imaginer …

Pour les deux, le départ dans la vie est le même, douloureux, incertain, immérité, car sitôt nés ils furent bannis, promis à la mort physique pour l’un, à la mort sociale pour l’autre :

Par exposition aux bêtes sauvages pour Œdipe *,

Rapidement mis à l’écart, pour ce qui concerne le petit Bertrand, bientôt surnommé par les physionomistes et géographes de l’époque : « le dogue noir de Brocéliande ! » …

Ainsi en décida leur laideur :

Psychique pour Œdipe, selon l’oracle qui décida de sa vie, avant même qu’il n’ait poussé son premier cri …

Physique pour du Guesclin, selon les critères qui déjà faisaient loi en cette terre extrême où la peau mate rappelait douloureusement une ancienne invasion aussi obscure qu'un secret de famille  …

Après une période de relatif oubli, toute blessure cessante, le destin se manifeste à nouveau pour chacun d’entre eux, et c’est la rencontre avec le Père, elle décidera du reste de leur vie ! …

Œdipe croise son véritable père, sans le savoir, sur un chemin où il n’y a pas de place pour deux, où l’un doit s’effacer devant celui qui continuera le sien ; il le tue …

Revêtu de l’identité d’un autre pour pouvoir entrer en lice, décidément invincible au fil des joutes de ce tournoi qui le rendit à jamais célèbre, du Guesclin reconnait son père sous l’armure de ce prochain adversaire qui s’avance, il l’épargne …

Œdipe qui, finalement n’a jamais rien vu venir, n’a jamais été à sa place, mais à celle dont avait décidé le destin, devint roi, épousa celle dont il ne savait pas alors qu’elle était sa mère …

Conscient de ce qu’il était, mais surtout de ce qu’il n’était pas, à juste distance de lui-même, du Guesclin sut rester à la sienne, fidèle toujours au roi de France qui le préféra à tout autre, le fit Connétable, sachant que celui-ci n’avait pas pour ambition d’épouser le royaume …

Alors, me direz-vous, à ce qu’il semble, tout est dit, point n’était besoin de tenter ce rapprochement hasardeux ! …

En effet, hier encore parallèles, ces deux vies se séparent au carrefour de l’évolution, et nous pourrions en rester là ! 

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Sur le champ de sa bataille intime, au dernier moment, le Moi de Bertrand refuse la vengeance qui se propose, prend en main les rênes de son destin, rompant ainsi la chaîne karmique, dont, en homme de son temps, il ne sait plus rien …

L’un ne sait pas ce qu’il fait, est le jouet de son histoire, quand l’autre y prend une part active …

Alors, pourquoi rapprocher ce qui reste un mythe, de cet être singulier qui le devint dans le roman national ?

Où l’on voit que le mot lui-même pose problème, car, dans un cas il s’agit d’un mythe universel, et dans l’autre, d’un mythe local !

La différence n’est pas mince, car, du premier, l’on peut déduire que s’il a le mérite de toujours exister, il désigne toutefois ce qui n’existât point ; du second, l’on peut toujours discuter de tel ou tel aspect, mais sans remettre en cause fondamentalement l’existence de celui qui en fit l’objet !

Il faut donc nous entendre au préalable sur ce qu’est un mythe !

Interrogés sur ce point, si l’on n’y ajoute pas une figure historique, la plupart d’entre nous répondront : « un mythe, c’est ce qui n’existe pas ! » …

La sentence est irrévocable, nous n’avons point souvenir du procès qui y conduisit, ni même qu’il eut lieu, mais, tout compte fait, en catimini, c’est notre manière de dire « qu’on ne nous la fait pas ! »

Pauvres de nous ! … En réalité, ce qui n’existe pas, c’est l’interrogatoire silencieux, personnel, méthodique, que nous devrions imposer à nos représentations, à nos automatismes, à nos pensées dont nous pensons qu’elles nous sont propres mais sont, tout bien considéré, sales de celles des autres, de ces autres, qui, pour être morts, sont toujours bien vivants !

Qui, en effet, a jamais fait l’effort de considérer la mythologie comme un savoir réel sur ce qu’il advint de nous, avant qu’un ou deux d’entre nous aient l’idée d’enquêter sur le passé, de construire à son propos ce récit que nous nommons Histoire.

Constatant la défaillance de la tradition orale, l’impossibilité progressive d’accéder au passé par l’appel aux muses**, par la transe rythmique, comme le pouvaient hier encore Homère ou Hésiode, Hérodote, Thucydide, eurent, mutatis mutandis, cette nécessaire idée, il y a environ 2500 ans, de recueillir quelques souvenirs, ce qu’il restait de on-dit, ici et là, sur ce qu’il se passa lors des quelques siècles qui précédèrent …

La longue durée, l’évolution psychique dont seul le mythe rend compte, échappa par conséquent à leur investigation, comme à la nôtre, qui nous sommes contentés de la leur … 

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Sur le chemin qui le mène du meurtre de son père au lit de sa mère, Œdipe rencontre la Sphinge, monstrueuse métamorphose du Sphinx, qui signifie que le monde suprasensible est lui-même en évolution, que la décadence n’est pas un phénomène exclusivement terrestre ...

Celle-ci lui pose une question qu’aucun homme jusqu’alors n’a su résoudre : « quel animal commence sa vie à quatre pattes, la poursuit sur deux et la finit sur trois ? »

N’ayant pu dépasser leur relation au monde par l’image, incapables de conceptualiser, de nommer les choses, en un mot, de donner du sens à la dispersion des phénomènes, les prédécesseurs d’Œdipe sont appelés à disparaitre …

Œdipe aux pieds enflés***, à l’ego balbutiant, appelé de ce fait à exister, quand bien même c’est en partie sans lui, répond : « L’Homme ! »

Ici est la clé de ce mythe, ici apparait le nouvel homme, celui que nous sommes, ici l’image est transmutée en concept, ici, d’une certaine manière, s’achève le mythe et commence l’ère nouvelle de l’Homme qui vient de tuer le Père, c’est-à-dire de couper le lien avec les forces cosmiques, et s’apprête à entrer dans le lit de sa mère, de notre mère, pour une nouvelle aventure : Gaïa !

Ceci étant, cette définition de l’homme ressemble étrangement à la nôtre, ne dit rien de son avant, rien de son après, rien de son psychisme, ne peut parler de son semblable que de manière extérieure, dans ce qu’il veut bien manifester …

C’est qu’Œdipe ne peut plus percer le secret des êtres, la chose en soi comme l’on dit désormais, il est condamné à observer, à regrouper, à donner du sens, en un mot, à comprendre …

La pensée est née au front de l’Homme !

Et Zeus a mal à la tête !

 

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Entre ce moment de notre évolution, relaté, et de quelle manière, par le mythe, et celui qui vit la naissance du petit Bertrand, le Moi, ce fruit de la Terre, tard venu dans le grand drame cosmique, a fait son chemin, cahin-caha, non sans difficulté, car toujours le passé s’attarde, et il fallut de nouveaux drames pour qu’il revienne à l’honneur …

De l’avis de la plupart des observateurs, le XIVème siècle, en cette terre du bout du monde, à tout le moins du bout d’un monde, qui ne se nommait pas encore France, les évènements, la grande peste, la guerre de cent ans, conduisirent les hommes, au moins ceux qui survécurent, au repliement sur soi-même, à la méfiance de l'autre, à la peur de la mort, à l’introspection, bref, tout à la fois à l’exaltation du Moi et au constat de sa fragilité ! …

Tout rapprochement avec la période que nous vivons depuis le début de l’an 2020 après J.C. étant purement fortuit ! …

Dans ce contexte chahuté, du Guesclin c’est, à n’en pas douter, le Dionysos du bas moyen âge, l’autre, le scandaleux, le différent !

Il ne s’avance pas, entouré des ménades et de satyres, mais de routiers, de bandits de grand chemin, ce qui, à tout prendre n’est pas bien plus glorieux !

Aux yeux des bretons bon teint, il est le traître à la peau mate passé au service de l'étranger de l'époque, du Français; à ceux de sa famille de vieille noblesse, il est le malotru, le rustre qui se complait dans ses douteuses fréquentations.

Bref, il est le Moi, dont ceux qui ont renoncé au leur, se passeraient bien !

 

 

 

*En Grèce antique, on « exposait » les nouveau-nés non désirés aux bêtes sauvages en quelque lieu retiré …

**qui n’est qu’un simple formalisme pour les crétins que nous sommes devenus ! …

*** Œdipe en effet veut dire « pied enflé ».

A cette époque où l’on ne parlait pas pour ne rien dire, où l’on désignait chacun selon son âme, selon son destin (Pythagore, Anaxagore, ce rendez-vous de la Pythie delphique et le l’Anax mycénien sur l’Agora … ) ce nom signifiait qu’il avait été mordu par un serpent; ce serpent qui se faufile dans toutes les grandes traditions orientales et occidentales, dont nous ne savons plus rien, et dont la disparition du champ de nos représentations laissa place à l’énigme de « la chose en soi » …

Pour une première approche des mythes, tels qu’ils ne furent jamais approchés :

L’Exil oublié, de Pierre-Marie Baslé

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