A l’évidence, l’Occident ne sait plus rien de sa naissance !
Et nous, que savons-nous de la nôtre ?
Qu’en saurions-nous si ceux qui se penchèrent sur notre berceau n’avaient pas été là pour suppléer notre mémoire défaillante ?
Le problème c’est que, dans un cas comme dans l’autre, pour des raisons et pour d’autres, civilisation en voie de décomposition, couples en perpétuelle recomposition, les suppléants ne sont plus là pour assumer cette lourde responsabilité !
C’est écrit ! … des milliers de pages viendront
s’ajouter à des milliers d’autres, pour tenter de décrire ce phénomène désormais
planétaire qui a pour nom Occident !
Arrêt sur image !
Afin de ne pas nous disperser dans la myriade de phénomènes
qu’il entraîne à sa suite, de rejets affirmés, d’engouements fantasmés, de ne
pas nous laisser éblouir par ce chatoiement d’illusions passagères, ne pourrait-on
se contenter de le caractériser en quelques mots, ne serait-ce que par son rôle
inédit dans le flux incessant de l’inéluctable évolution ?
L’Occident, c’est l’aventure du Moi !
Le déclin, le grand remplacement, la perte des valeurs … l’heure
est aux funestes présages, aux oracles venimeux, aux pensées obliques … chacun,
en fonction de ses intérêts idéologiques, de ses représentations, de ses
intentions, de ses nostalgies, de son incompréhension surtout, y va de sa
petite musique de chambre autour de ce corps qui, il est vrai, commence à
sentir …
Combien de temps durera l’agonie ? …
Qui le sait ? …
Qui sait le temps des corps ?
Aura-t-on recours aux data pour arrêter une date ?
L’Occident, ce drôle d’animal, ce modèle d’adaptation, fait-il
provisoirement le mort pour laisser passer l’orage, et repartir de plus
belle ?
Quand vient l’heure du soleil couchant, l’on peut toujours tenter
de gagner du temps, surtout si l’on n’a pas tout exprimé, c’est le cri du
citron ! …
Mais la seule question, la véritable question qu’il convient
désormais de se poser, comment la résumer ? …
Que restera-t-il de l’Occident si, ce que l’on regroupe sous
ce curieux vocable géographique, venait à disparaître ?
C’est en Occident, précisément, que l’on observa que tout ne
disparaît pas dans le délitement des civilisations.
Tout bien considéré, il y aurait comme une mystérieuse séparation
entre le génétique et le culturel, le culturel héritant, au terme d’un jugement
à huis-clos, tenu en quelque endroit secret, de l’intégralité du patrimoine !
…
Où sont les romains aux jambes grêles qui construisirent les
arches du Pont du Gard ?
D’où provient notre intérêt parfois morbide pour l’Egypte et
ses momies ?
Pourquoi l’Europe a-t-elle pensé annuler son abyssale dette
envers la Grèce, pour quelques retards de paiement sans intérêt ?
Dans un futur lointain, les observateurs diront peut-être de
l’Occident disparu, qu’il a porté le Moi de l’Homme sur les fonts baptismaux …
Peut-être ajouteront-ils, magnanimes, que s’il en fut sa première
expression, une sorte de brouillon destiné à être chiffonné, aura-t-il été
pour autant inutile ? …
Car, vu sous cet aspect, l’Occident survivra aux
occidentaux !
Pour ce nouvel état psychique de l’Homme, tout n’était pas
joué, loin de là !
Il suffit de tourner notre regard vers l’accueil qui lui fut
réservé en Orient, et continue de l’être, que ce soit par nos amis hindous ou bouddhistes
…
Ce qui est moins connu, c’est l’attitude des sages grecs comme
Pythagore et Socrate, face à cet aspect d’eux-mêmes qui, tout compte fait, les embarrassait,
et qui valut de terribles conflits intérieurs à ceux de leurs descendants qui
étaient attirés par la grandeur du christianisme naissant …
De ces combats, parvenus à la surface des choses, souvent
féroces, et qui pouvaient vous conduire à l’exclusion voire à la mort, que
savons-nous ?
Dans la Grèce post homérique, le Moi, ce petit nouveau de l’évolution,
ne fut pas plus admis à la place que nous lui reconnaissons désormais, qu’en
Orient où à défaut de le combattre, de le nier, de le considérer comme la
source de nos souffrances, les regards se détournèrent …
Le Christ lui, venu parmi nous sur ces entrefaites, l’a
reconnu, lui a conféré sa dignité, l’a sanctuarisé, lui accordant la première
place !
Celle de son interlocuteur privilégié, sans autre
intermédiaire que sa volonté d’entrer en contact.
Qui s’en souvient ?
A ceux qui se disent chrétiens, sans volonté d’appartenance
sociale, avec la ferme intention de ne pas laisser leur religion aux mains
sales du siècle, je pose la question : pourquoi le Christ, le Logos, le
Verbe, s’est-il incarné dans ce temple de chair que nous nommons Jésus,
pourquoi entrer à ce moment précis dans l’Histoire de l’Homme ?
Ne pas se poser cette question, c’est ignorer l’Homme, au
contraire de Celui qui voulut connaître notre condition jusqu’à en payer le
prix fort !
Ne serait-ce que pour ce dernier scandale, cette aporie pour
la pensée des mortels, le christianisme est et reste un mystère, proposé à ceux
qui ressentent le besoin d’y être initié !
*
* *
En sollicitant Mnémosyne, la mère des muses, mémoire de ce qui fut, de ce qui est, et de ce qui sera, Homère eut la vision rétrospective d’un évènement majeur survenu dans le psychisme des hommes après la chute de Troie …
Ce qui mit fin à cette guerre interminable et la rendit
célèbre, c’est la ruse de l’Homme, le fameux cheval de Troie !
Fait significatif, nous avons oublié qu’avant cette
invention tardive qui annonce l’ingénieur et disqualifie le furieux, le
possédé, celui dont la force tient lieu de réflexion, les véritables acteurs de
cette guerre sont les dieux de l’Olympe par hommes interposés …
Au début de l’Odyssée, ce retour des héros, non pas à la vie
d’avant, mais à celle d’après, à la nôtre en somme, Homère souligne un drame
qui affecte tout à la fois le plan des dieux et celui des hommes : sur le
plan sensible, la guerre se conclut par le massacre de tous les troyens, génocide
d’une culture restée orientale ; sur le plan suprasensible, par l’affranchissement
des héros grecs de la tutelle des dieux, et qui s’attribuaient désormais la
victoire …
Croyant rentrer chez eux, les héros grecs partent en fait pour
cet exil spirituel qui, en Orient, a pour nom Occident et que décrivent si bien
les philosophes iraniens du moyen âge, ces platoniciens de Perse auxquels le
merveilleux Henri Corbin consacra l’essentiel de sa vie …
Rentrez vos sourires narquois dès lors que l’on invoque les
muses, cette information obtenue en état de transe rythmique par l’un des
derniers aèdes, aveugle au monde sensible, apte au monde de l’esprit, est
essentielle à qui tente de savoir ce qu’il en est de notre évolution …
Ceci, avant qu’Hérodote, constatant que son époque n’avait
plus accès aux mémoires akashiques, n’entreprenne une enquête rationnelle sur
ce qu’il se passe en ce bas monde, désormais coupé de son arrière-plan
suprasensible …
Ce passage de témoin, si l’on peut dire, entre les dieux et
les hommes, est corroboré par toutes les récentes analyses de cette période qui
s’étend de celle d’Homère et Hésiode à celle de Socrate, Platon, Aristote.
L’Histoire, cette enquête qui se contente des traces
laissées sur place, de l’opinion des survivants, décrit depuis lors une
succession d’effets dont elle eut vite fait, faute de mieux, d’attribuer les causes aux hommes eux-mêmes …
*
* *
Le temps des héros s’achève !
Irresponsables, bras armés des dieux, ces possédés,
dépossédés d’eux-mêmes, furent longtemps les seuls à se faire un nom qui les
suivit jusque dans l’Hadès, ce royaume des ombres, des fantômes, des « sans
noms », des fumées exhalées avec le dernier souffle de celui qui n’est
plus …
Survivre à la mort reste le privilège de quelques-uns, bien
médiocre il est vrai !
Achille ne déclare-t-il pas à Ulysse, de passage aux enfers,
« qu’il vaut mieux être mendiant sur Terre que roi au royaume des
ombres ! ».
Vient le temps de la race de fer, le nôtre, le temps de la
souffrance psychique, de l’incompréhension, de l’intériorisation, immédiatement
suivi par le temps du refus du sort qui nous est fait, de la volonté de salut
qui en découle, de la recherche de tous les moyens propres à assurer sa vie
au-delà de la mort ! …
Ce que nos analyses mettent désormais au jour, les mystères
païens, hébreux, puis chrétiens le disaient à leur manière, énigmatique,
lorsqu’ils évoquaient cette lumière qui disparaît progressivement, entre dans
les ténèbres, pour finir par y luire faiblement …
L’Homme n’est plus aimé des dieux, comme hier encore
disaient les premiers philosophes lorsqu’ils apercevaient une idée qu’ils
n’auraient su s’approprier, ou bien encore Pindare, lorsqu’il louait le dieu
qui avait permis au vainqueur aux jeux de se transcender …
Il n’est plus éclairé du dehors et, en cette obscurité
nouvelle, recherche à tâtons la réalité de son Moi !
C’est désormais établi, à l’inversion du rapport entre les
dieux et les hommes, correspond l’inversion des centres d’intérêts de ces
derniers, de leurs représentations, à commencer par la petite dernière, et pour
tout dire la nôtre, celle qu’ils se font d’eux-mêmes.
La cosmogonie, la théogonie, s’effacent devant l’histoire de
l’âme, de son origine, de ses pérégrinations ; les hommes de la race de
fer ne sont plus en quête de gloire mais d’une explication logique à leur
misérable condition, et partant, de salut personnel …
C’est à ce moment crucial de ce que l’on pourrait nommer le
proto Occident, qu’apparaissent les notions d’individu, de personnalité, d’âme,
de sentiments personnels, de démocratie …
Toutes les manifestations culturelles en témoignent : la
poésie lyrique, la tragédie, la philosophie, enfant cachée des mystères,
jusqu’à ce que Platon l’initié commence à révéler ses sources, suivi de manière
décisive, quelques cinq siècles plus tard par Plutarque, prêtre du temple
d’Appolon, lorsque, il faut bien le dire, l’on ne risquait plus sa vie à soulever
un coin du voile.
Pour tenter de comprendre la révolution, à ce jour encore
largement méconnue, du christianisme, il faut amener au jour celle souterraine
des mystères antiques …
Les seuls échos ou presque qui nous en sont parvenus sont,
sans jeu de mots, le mystère qui entoure toujours Pythagore et la secte qui lui
survécut pendant plusieurs siècles, ainsi que, vraisemblablement, la principale
raison du procès qui fut fait à Socrate …
Ne parlons pas d’Eschyle qui dût prouver qu’il ne les avait
pas trahis afin de sauver sa peau …
Nul, jamais, n’est à l’abri des foudres de la religion,
quand celle-ci se fait sociale !
*
* *
Cependant, toute cette effervescence, à l’image de la démocratie athénienne, ne concerne que les happy few de l’Agora …
Ceux, nombreux, qui n’ont pas ce bonheur, femmes et esclaves,
vont se retrouver « logiquement » dans la figure de Dionysos,
l’autre, le tout autre, le différent, l’exclu paradoxalement flamboyant !
…
D’autant plus nécessaire, le contact avec le monde spirituel
continuera de se faire, mais, dans l’hubris tant redoutée des bien-pensants, la
démesure - disons-nous -, la transgression, le bruit et la fureur …
Hier honteuse, à tout le moins taiseuse, la différence est ainsi
célébrée, mais le Moi, son enfant mort-né, se dissout dans la transe
collective, dans une religion restée sociale, à l’image de celle honnie qui a
pignon sur rue …
Toutefois, vraisemblablement fatiguée des conflits, la cité
va tolérer cette offense à son sacro-saint principe du « rien de trop !»,
discutable interprétation de la Justice, ce contraire de l’Hubris depuis
Hésiode …
Comme un peu plus tard et jusqu’à nos jours, on tolèrera l’inversion
carnavalesque, cette soupape qui permit de réguler les tensions dans toutes les
sociétés profondément inégalitaires, profondément injustes ; au moins au sens
où nous l’entendons désormais, selon une morale dont, à la manière désinvolte de
Voltaire, nous ignorons ou feignons d’ignorer la source …
Parallèlement, pour des raisons sourdes, karmiques diront
certains, terriblement personnelles, habillées de motivations d’ordre spirituel,
philosophique, quelques-uns de ces grecs de l’époque précédant de peu celle dite
classique, que ne discriminaient ni le sexe, ni la naissance, se regroupèrent
dans des confréries secrètes, sans autre sentiment d’appartenance que la quête
de la vérité, autour toutefois d’une conviction scandaleuse qui pouvait, si
elle eut été ébruitée, leur coûter la vie …
Scandaleuse pour l’époque, certes, mais toujours aussi
scandaleuse, si d’aucuns venaient à s’en réclamer aujourd’hui ! …
Ils jugèrent en effet que, si les dieux de leur époque
pouvaient convenir au peuple, apaiser la tension née de l’énigme de notre
présence ici-bas, de la souffrance imprévisible et de la mort inévitable, tout
bien considéré, ils étaient trop imparfaits, pour être à l’origine de l’univers
…
Le temps des représentations anthropomorphiques s’achevait*,
la pensée conceptuelle, abstraite, ce cadeau fait aux hommes aimés des dieux, ce
transfert inédit, prenait son essor, il leur appartenait donc de rechercher la
lumière qui luit dans les ténèbres, en d’autres termes, de réveiller le daemon
qui gisait en eux …
Ceux qui y parvenaient, après des années de silence, d’enseignement,
de retrait du monde sensible, de mépris du corps - ce qui va de pair ! - une
très longue ascèse, la pratique de techniques de respiration, de méditation, de
concentration, à l’image du yoga des hindous, étaient conduits au délicat, au
périlleux passage de la mort mystique, conduits au Hadès a dit Plutarque,
c’est-à-dire, tout à la fois au monde invisible et à l’enfer …
Ceux qui en sortaient victorieux, autres, tout autres, mais
toujours vivants, étaient considérés comme des hommes divins, bien supérieurs
aux autres hommes, en ce sens qu’ils avaient retiré son venin à la mort, bien
supérieurs à ceux qui, non-initiés, étaient « promis au bourbier »,
comme disait Platon sans trop de compassion, mais plus encore, mystère absolu
qui aurait fait scandale, supérieurs aux dieux du peuple.
Le plus connu de ces grands méconnus est Pythagore !
Platon, grand metteur en scène, dialoguiste talentueux,
ventriloque thaumaturge, avait choisi un mort, Socrate, son maître, pour dire
au monde qui s’annonçait que tout avait changé, qu’Appolon avait tué Python, le
serpent de la connaissance, et qu’il s’agissait désormais, non plus de tutoyer
le ciel, mais de se connaître soi-même …
Esclave des signes, comme il aimait à se décrire, amateur de
synchronicité aurait dit Karl Gustav Young, Socrate, en adepte ou continuateur
des initiés dont nous venons de parler, ne reconnaissait pour seul dieu que sa
part divine, son daemon …
Cette attitude ne pouvait qu’offenser les citoyens d’Athènes
en raison de cette mise à l’écart des dieux de la cité et donc de la cité
elle-même … ils le condamnèrent à mort !
*
* *
Religion sociale des citoyens, religion sociale des exclus,
recherche du daemon qui n’est pas la personnalité, la transcende, peut d’ailleurs
en animer successivement plusieurs comme le voyait Pythagore, cette Grèce que
j’appellerai le proto-occident ne s’est pas montrée accueillante au petit
dernier de l’évolution, au Moi, c’est le moins que l’on puisse dire !
*
* *
Lors des débuts difficiles du christianisme, le combat fut
terrible entre les initiés à qui l’on affirmait que le divin qu’ils recherchaient
en eux au prix de terribles souffrances, voulaient perfectionner par cette nouvelle expérience que l’on nomme la vie, s’était incarné en la personne de Jésus de
Nazareth qui, Lui, avait fait toute sa place à la personne, à sa singularité, au Moi
en somme.
Il convenait donc d’abandonner ce chemin, justifié un temps,
car la nouvelle religion (malheureusement devenu sociale à son tour !...), s’adressait à
chacun, dans sa différence, le mettait en rapport direct et sans intermédiaires, s’il en avait la volonté, avec Celui qu’il nommait son Père, pour être compris des hommes de son époque.
Savaient-ils ceux-là, ces ascètes égoïstes, cette morale différente de la nôtre
enseignée en Perse zoroastrienne : un bien qui vient trop tôt, c’est un
mal, un bien qui s’attarde, c’est aussi un mal ! …
Lorsque nous disons "Moi", plusieurs fois par jour, avons-nous
conscience de Celui à qui nous devons cette liberté ?
*c’est bien là notre analyse anachronique, orgueilleuse et
stupide, car les dieux de la mythologie ne répondent pas à nos critères
psychologiques, ce sont des théophanies qui empruntent des images au monde
sensible pour se faire comprendre des hommes, à une époque où la pensée
conceptuelle attendait son tour à l’horizon de l’histoire, où la relation au
monde se fait par l’image, comme dans un rêve éveillé. Le jour où nous aurons
compris comment s’élaborent nos rêves, nous pourrons comprendre les mythes, y
lire notre histoire avant l’Histoire !