Souvent l’Homme est pris de vertige !

Le vertige, ce spectacle étrange, dont beaucoup ont entendu parler, sans toutefois s’y précipiter, s’expliquerait par « une perception altérée de notre environnement immédiat ! »

La description est délicate, et il a fort à parier qu’elle devrait intéresser celui qui, pour avoir répondu à l’étrange appel, se trouve aplati quatre étages plus bas ! …

Il est un autre vertige par contre, dont chacun raffole, les romans souvent s’en font l’écho … il y est question de trouble, d’exaltation, de ce je ne sais quoi d’intense où tout s’accélère, sous la délicieuse dictature de l’impalpable, pourtant si présent, de la soudaine gloire, de la fulgurance de l’état amoureux ! …

« Amour, Gloire et Beauté ! », cette série américaine cucul la praline, s’il en est, célébra pendant plus de trente ans, avec succès, ce vertige universel, jusqu’alors confié à l’acuité des romanciers, plus habiles il est vrai à décrire le tragique, le mystère, la magie de ce point de non-retour, à partir duquel on ne réfléchit plus, où tout devient évident, où nous sommes réconciliés avec la vie, avec les autres, avec le monde ? …

C’est tout au contraire d’un divorce avec soi-même, que provint régulièrement le vertige dont je voudrais vous parler aujourd’hui.

Dans ce microcosme qu’est le couple, l’un décide souvent du divorce lorsque l’autre ne correspond décidément pas, ne correspond décidément plus, à celui qu’il croyait connaître, dont il s’était fait une tout autre idée …

Aussi haineux qu’il fût amoureux, tout à son entreprise de destruction de ce à quoi il croyait hier encore, rien n’a de prise sur lui, pas le moindre vertige de ce qui se dérobe, pas la moindre remise en cause de sa représentation qui, pour être versatile, ne saurait être responsable !

Les psychanalystes ont mis quelques mots sur les maux qui résultent de cette ambiguïté à l’origine de la fragilité de nombreux couples : c’est le « fameux » syndrome de Cendrillon !

Dans le cas qui nous occupe, c’est exactement le contraire, l’Homme ne souhaite nullement divorcer d’avec ce monde qui l’intrigue, le dépasse, ô combien ! … mais il se demande soudain si la manière dont il se le représente lui rend suffisamment hommage, en d’autres termes, si ce qu’il en pense serait beaucoup plus qu’une falsification, une opinion fallacieuse qui ne saurait en aucun cas rendre compte d’une vérité qui lui échappe !

Régulièrement, depuis cet instant récent où l’homme entreprit de penser le monde – contraint et forcé, selon ce que nous en dit la mythologie ! … cet « arrêt sur image », autrement dit, ce retour sur soi, se produisit …

Lors de ces moments où le sol se dérobe sous nos pieds, point d’exaltation, nulle intensité, mais au contraire, un sentiment de vide, d’extrême solitude, de vacuité, diraient nos amis orientaux …

Le premier en occident qui fut en proie à ce terrible vertige, c’est Protagoras !

Pour tenter de masquer son trouble intérieur, il proféra, ce qui fut vécu comme une rodomontade, un sophisme, disait-on à l’époque, mais saluait de manière subliminale, cela ne fut pas vu, tout à la fois la récente émergence d’un mutant nommé individu, et son abyssale solitude :

« L’Homme est la mesure de toutes choses ! »

Alors, Protagoras : autosatisfait ? … relativiste ? … résigné ? … sceptique ?

Je dirais, rien de tout ça, et tout ça à la fois ! …

Je dirais « prématuré ! » car, de ce point de vue, il est le premier d’entre nous, le premier à naître aveugle au monde spirituel, doutant, dans ce tâtonnement soudain, de la pertinence de sa pensée face au mystère du monde …

Je dirais, que, malgré tout le mal qui fut dit de lui, il est le premier avant Socrate à douter de la valeur de ce qu’il sait …

Son seul tort fut de naître avant Platon, qui, nonobstant l’immense talent d’écrivain et de polémiste que chacun lui reconnait, tirait une partie de son savoir de ses restes de clairvoyance, et, s’il n’y suffisait pas, de son initiation, de cet atavique commerce avec le monde suprasensible dont avait manifestement été expulsé le beau-parleur …

*

*      *

Cet essai n’est pas un survol de cette pensée philosophique qui s’achemina cahin-caha, du mythe natal de tous les possibles à la dictature de la raison, de la chaude image qui parle aux hommes, à la froide abstraction qui ne parle qu’à certains, mais bien au contraire, il décide de s’attarder plus particulièrement à trois de ces moments tragiques où elle se mit à douter de sa validité …

Le scepticisme de ces grecs tard venus, arrivés après la fête de la pensée, emportés dans le ressac post aristotélicien …

La crise nominaliste du moyen âge, la si mal nommée !

L’étonnant silence de l’opinion devant la révolution quantique !

*

*      *

« Je suis sceptique ! » 

Autrement dit, je pèse le pour et le contre, je me donne le temps de réfléchir !

Comment mieux réduire, comment mieux trahir ce brutal arrêt sur image d’une pensée jusque-là conquérante, ce soudain vertige au terme duquel le philosophe antique devient spectateur de lui-même, refuse tout ce qu’il fut pensé du monde, tout dogme, et jusqu’à sa propre opinion …

Pour cette pensée qui se prend au jeu de se penser elle-même, sursaut d’un « moi » adolescent, qui se découvre en découvrant le monde, inspecte la fragile construction de son opinion qu’il crut être sienne, découvre avec effroi, que, dans sa hâte d’exister, il ne laissa aucune chance au doute, il était grand temps de suspendre son jugement !

Cette impasse tragique, ce sentiment d’indigence, ce moment où tout bascule, nous en avons fait un élément de langage, une échappatoire, une posture en somme, et pour tout dire, un joker sorti à la hâte, lorsque la conversation va trop vite, ou que l’on veut se donner à peu de frais quelque importance …

Avant de nous donner ainsi le temps de réfléchir, c’est de manière très réfléchie que certains de nos prédécesseurs avaient rejoint cette antique école du non-savoir, où était professé l’arrêt immédiat de toute quête de la vérité, la mise à distance du moi de l’affrontement envahissant des opinions, et pour finir, l’acceptation d’une résignation, une suspension du jugement, une déréalisation ? 

Ceux qui, depuis, ont blâmé ce légitime vertige, cette dignité du « moi » désormais face à lui-même, au nom de leurs croyances mal assurées, n’ont rien compris à cette figure de la liberté, à ce passage obligé, sans lequel L’homme, jamais ne saurait naître à ce monde où il est tant attendu …

Né d’une rencontre entre un individu balbutiant et une antique pensée qui dénie au « moi » tout droit à l’existence, en tant qu’il constitue un obstacle au retour à l’indifférenciation primitive, le scepticisme est un enfant bâtard de l’Occident et de l’Orient natal …

Pour ceux qui s’attachent à l’apparence des choses, pour qui tout se joue dans ce conte qui a pour nom Histoire, la rencontre datable eut lieu entre Pyrrhon, l’un des intellectuels qui suivirent Alexandre le Grand lors de son expédition orientale, et les sadhus de l’Inde …

Ceux qui veulent des noms, des dates, des repères en somme, n’aiment rien tant que les biographies !

Malheureusement, celle de Pyrrhon n’est pas bien folichonne : en sage antique authentique, il ne s’est pas répandu en révélations sur lui-même, mais, selon ce qu’il fut dit, revient toutefois une curiosité : n’aimait-t-il pas citer ce célèbre passage d’Homère :

« Telles les générations des feuilles, telles celles des hommes. Les feuilles, il en est que le vent répand à terre, mais la sylve luxuriante en pousse d’autres, et survient la saison du printemps, de même les générations des hommes, l’une pousse, l’autre s’achève … »   

Homère, l’Iliade.

Qu’est-ce qui pousse les amateurs de biographie à citer ce genre de détail ? … Qu’en font-ils ? … à part se rengorger de le savoir !

Rien !

Les plus téméraires en déduiront que Pyrrhon, comme tout enfant grec bien né, avait appris à lire sur ce leg du maître à la postérité …

Peu leur importe de savoir que celui qui fonda le scepticisme, était nostalgique de ces belles et antiques saisons où les feuilles verdissaient et les héros trépassaient, de ce temps où l’individu attendait encore son tour sous l’horizon de l’histoire, où la raison n’avait pas encore droit de cité, où nul doute n’encombrait les consciences …

Où la quête d’un salut éternel pour la plupart n’avait pas supplanté celle de la gloire éphémère d’un seul !

Cette réminiscence de Pyrrhon au fil des mots oubliés, organisés par le rythme qui mène à la transe, renvoyait à un temps qui remplace ce qu’il détruit ! …

Qui jamais remplacera les Muses ? … sans elles, point d’Iliade, point d’Odyssée, exit Homère, Hésiode, et jusqu’à Pindare qui célèbre le vainqueur aux jeux, non pour son exploit, mais en ce qu’en cet instant, il fut aimé des dieux ! …

Voici venu le morne temps de la tragédie du banal, de la loi de cause à effet, des prémices de la chute dans ce monde de douleur … la poésie se fait lyrique, se met au diapason de la souffrance de l’individu, ce héros du quotidien en proie au malheur d’être né …

Il s’agit d’un temps où tout bascule, où l’enfer, l’Hadès, qui pour être invisible, se donne en spectacle chez les vivants, migre du souterrain vers le plancher des vaches, de la vie après la mort, à la vie ici-bas !

Léthé, la déesse de l’oubli ne se tient plus au seuil du monde d’après, mais susurre à celui qui revient, de boire de son eau avant que d’apparaître dans ce monde de malheur.   

Ce basculement des représentations, cette soudaine inversion des pôles dans le cycle de la vie et de la mort, est désormais attesté, mais personne ne semble remarquer qu’il accompagne le surgissement de l’individu ! ?...

Que fait-on de cette rencontre d’un Moi balbutiant et qui doute de ses productions, avec l’Orient qui fuit le problème par la négation du moi ?

Que fait-on de cet autre élément de la biographie de Pyrrhon, à ce jour inexpliqué, où celui-ci devient, retour d’Inde, grand prêtre du temple d’Hadès ?

Si ce n’est que pour notre transfuge antique, l’Hadès, c’est désormais ici et maintenant ! … ainsi, son incohérence supposée, interprétée de manière intéressée par les modernes, comme une manifestation de sa totale indifférence, est-elle, en réalité, en accord total avec sa représentation de ce monde de malheur …

Comment exempter les deux avatars du scepticisme que sont le stoïcisme et l’épicurisme, de ce que contenaient les valises de Pyrrhon : le soi qui devient spectateur de lui-même, l’état de non désir, non aversion ?

Comment ne pas comprendre le vertige passager de ces occidentaux qui avaient tenté d’exister, et reviennent penauds chez maman ?

Six siècles plus tard, l’expédition de l’empereur Gordien en orient fit long feu. Plotin ne rencontra jamais les brahmanes, mais si cela avait été le cas, aurait-il pu emporter son « je » lors de son expérience mystique qui le conduisit à l’Un ?

 

La suite annoncée plus haut :

La crise nominaliste du moyen âge, la si mal nommée !

L’étonnant silence de l’opinion devant la révolution quantique !

Fera l’objet d’une prochaine communication sur La Porte des Lions.

 

 

 

 

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