Plotin, premier initié solitaire ? …
« Souvent, lorsque je m’éveille à moi-même, en sortant de mon corps, et qu’à l’écart des autres choses, je rentre à l’intérieur de moi, je vois une beauté, une force admirable, et j’ai alors la pleine assurance que c’est là un sort supérieur à tout autre, je mène la meilleure des vies, devenu identique au divin, installé en lui, parvenu à cette activité supérieure en m’étant établi au-dessus de tout le reste de l’intelligible, après ce repos dans le divin, quand je suis redescendu de l’intellect vers le raisonnement, je suis embarrassé pour savoir comment cette descente a eu lieu, et comment mon âme a jamais pu se trouver à l’intérieur de mon corps, si elle est bien en elle-même telle qu’elle a pu se manifester, quoi qu’elle soit dans un corps !… »
Plotin, les Ennéades.
Comme il en va de la face nord de l’Everest, lorsqu’il
s’agit d’aborder l’univers de Plotin, mieux vaut constituer au préalable une
équipe aguerrie, s’entourer des meilleurs.
Parmi les quelques- uns qui auraient pu faire l’affaire, j’ai
choisi la facilité, la renommée internationale du sherpa nommé Luc Brisson, unanimement
célébré pour son érudition sans faille.
J’ai passé un certain temps avec lui, sans qu’il le sache … j’ai,
il me semble, bien écouté et sans a priori ce qu’il avait à dire, avec toute la
déférence due à un maître qui consacra sa vie au sujet qui m’occupe …
Hélas, il me fallut bien vite déchanter, car les seuls
chemins, qu’à l’évidence, il connaissait mieux que les autres, ne sortaient pas
pour autant des sentiers battus …
Quelques exemples :
Nous sommes sur France Culture … juste après la lecture qui
lui est faite du passage ci-dessus, il dit deux choses :
La première, prononcée sur un ton anodin, mais grosse d’une
attente indescriptible : « il s’agit-là du seul texte où Plotin parle à la
première personne ! »
C’est énorme ! … aurait dit Luchini ! …
Moi-même, suis-je alors émerveillé, mon attente est immense,
fébrile, que va-t-il en dire ? … que va-t-il en conclure ? … mais, en
dépit, ne serait-ce que de son propre intérêt, il n’en fait rien !
Il enterre ce mystère aussi vite qu’il l’a révélé, comme ça,
pour la gloire, peut-être pour que chacun sache qu’il sait tout de Plotin, même
l’inutile, si l’on en juge ! … se contentant,
laconique, de se fendre d’un : « c’est très beau ! »
Sur cette mine à ciel ouvert, qu’après beaucoup d’efforts et
autant de patience, il a découverte, mais ne sut exploiter, nous reviendrons
longuement ! … chacun sa spécialité ! …
Autre exemple d’un réflexe qui, malheureusement, fait encore
époque : du maître de Plotin, Ammonios Saccas, il décide, péremptoire, que « l’on
ne peut rien dire », puisqu’aussi bien, « celui-ci n’a rien écrit »,
avouant ainsi explicitement les limites de sa recherche !
S’il avait été paléontologue, il lui aurait fallu des os ;
aucune empreinte de pas sur des sols anciens ne lui aurait suffi à se faire une
opinion …
De même, l’itinéraire de Plotin, physique et intellectuel, ne
peut en aucune manière le renseigner sur l’enseignement qu’il reçut auprès de son
maître !
A Monsieur Luc Brisson, faut-il rappeler que, pendant des
milliers d’années, les quelques détenteurs du savoir, quelle que soit la
civilisation dont ils avaient la charge, répugnaient à le confier à l’écrit, ce
qui reviendrait à détrôner la mémoire, déifiée hier encore, abandonner la
rythmique sacrée, la transe, pour la lettre inerte, ne plus invoquer les muses,
rompre avec l’élitisme, avec l’entre soi des initiés, mettre à l’encan le
pouvoir de certains hommes cooptés de s’égaler aux dieux.
Plotin lui-même, pour quelle raison ? … à la fin de
sa vie, peu sûr de lui en ce nouvel exercice, abandonna le dialogue à huis clos, pour la réflexion solitaire, et ses textes à Porphyre, son élève
suicidaire, avec pour mission de vivre, de les corriger et de les éditer …
Et, comme pour se disculper, notre historien de la
philosophie, ajoute que l’on sait tout au plus que son maitre était platonicien
et pythagoricien …
Mais, Monsieur Luc Brisson, quand vous dites :
« tout au plus ! », savez-vous qu’il n’est point besoin d’en savoir
bien davantage, puisqu’il s’agit-là de tout l’essentiel ?
Je ne m’acharne pas sur vous Monsieur, qui êtes respectable au-delà
des raisons pour lesquelles vous êtes respecté, ce que j’attaque c’est le
siècle qui parle à travers vous, et plus particulièrement l’Ecole qui vous fit
tel que vous êtes …
Revenons à Plotin !
Dix ans au contact du maître dont « on ne sait
rien ! » et pourtant si présent, des figures tutélaires de Platon et
Pythagore, de cet héritage commun des mystères orphiques où la question
physique et métaphysique de l’un et du multiple est centrale, de cet inquiétant
bourbier comme seule destinée des âmes de ceux qui ne furent pas initiés, de la
fontaine de l’oubli où s’abreuvent les âmes sur le point de s’incarner, de l’univers
zoroastrien de Ahura Mazda, du mystérieux et périlleux retour de l’atman au brahman
des Hindous, de leur très ancienne science spirituelle qui décrit la procession
des âmes depuis la mer originelle, le rapport qu’elles entretiennent avec les différentes
formes immatérielles puis matérielles rencontrées au cours de leur descente …
Monsieur Luc Brisson : lorsque l’âme de son maître eut
quitté définitivement son corps, quel fut, selon vous, le premier mouvement de
Plotin ? … si ce n’est de rejoindre l’expédition de l’empereur Gordien contre
les perses pour se faire, in situ, une idée plus précise de la vision du monde
de ces maîtres dont les grecs avaient déjà eu des échos par Alexandre, mettant à
l’époque, ses pas dans ceux de Pythagore ?
En dehors de son compte rendu de l’un de ses quatre voyages
initiatiques, Plotin nous a fait part d’observations qui émanent de toute
évidence de la vision d’un initié.
Pour lui, s’éveiller dans son corps, c’est s’endormir !
Avait-il lu Pindare ?
C’est tellement vrai ! … mais il est tout aussi vrai
que l’immense majorité d’entre nous ne le savons toujours pas … à notre décharge,
que savons-nous de nous lorsque nous dormons ?
Qu'en savait Descartes ? ... nous y reviendrons!
Bref, Plotin énonce une vérité occulte, mais il s’arrête là
tout net, comme au bord d’un précipice …
Pour tenter de comprendre cette prise de conscience, et tout
à la fois cet arrêt sur image qui l’empêche d’aller plus loin, de faire
l’expérience de voir ce qu’il se passe si l’on ne s’endort pas à son réveil, il
nous faut contextualiser : bien que né en Egypte, Plotin, sur le plan
psychique est grec, profondément grec, hors, seule l’initiation égyptienne
permettait, au moins à ceux qui en sortaient indemnes, de ne plus jamais être
distrait au réveil par le monde sensible, de ne pas livrer le « je »,
au premier battement de paupières, à la féérie des phénomènes, d’aller plus loin
dans la descente au plus profond du corps, entendu au sens non matériel, de
l’infra-conscient, dirions-nous aujourd’hui par approximation, avec tous les risques
que cela comporte ; c’est la raison pour laquelle le néophyte était pris
en charge par le hiérophante, entouré de
douze initiés, qui prenaient sur eux les attaques fulgurantes, d’où qu’elles
viennent, de l’égoïsme effréné, des pulsions indicibles, du monstre au bout du
labyrinthe tel que décrit par le mythe de Thésée face au minotaure, dans les upanishad
qui évoquent le « soi » retrouvé au bout du sombre labyrinthe du
corps, et dans tous les mythes qui, à l’exemple de l’archange Mickael, combattent
le dragon …
Plus proche de nous, pour tenter une descente, il y a Carl
Gustav Jung !
Pour espérer la réussite de ce voyage improbable dans le
monde suprasensible au sein même de l’entité humaine, il fallait au préalable
procéder à l’extinction du « moi », du « je », comme il en est
toujours ainsi dans l’ascétisme hindou, dans ce yoga multi millénaire qui est
un véritable sport, inaccessible à la plupart des occidentaux, car il ne suffit
pas de se payer de mots après avoir payé le prof, mais bien plutôt de payer de
sa personne, jusqu’à n’être plus personne ! …
Une deuxième vision nous permet de « certifier »
l’initiation de Plotin : c’est celle qui décrit l’âme, cette dernière-née
de l’évolution, comme englobant le corps, alors que par ailleurs, et pour ceux
qui y croient depuis peu, elle se situe à l’intérieur du corps.
Ce qui est proprement incompréhensible et disqualifiant pour
un occidental toujours sous perfusion aristotélicienne, pour qui, dans notre
monde localisé, au moins jusqu’à la découverte de l’intrigante intrication, une
chose est ici ou là, mais pas dans deux endroits à la fois ; pour qui, ce
qui est contradictoire n’est pas logique et donc expulsé de nos représentations
…
Pauvres de nous, si toutefois nous restons conscients après la mort !
Mais, revenons-en à ces quelques instants rares et
privilégiés où Plotin s’éveille, non pas au monde, comme nous le faisons chaque
matin à notre réveil, mais à lui-même …
Dans l’univers fermé des mystères, la sortie hors du corps n’avait
rien de très nouveau, mais resta longtemps secrète, confidentielle, risquée,
entourée de mille précautions, mais surtout de l’hiérophante et de douze initiés
qui prenaient chacun sur eux une part du risque.
Pour nous faire une petite idée de l’enjeu de ces séances
mystérieuses préservées par l’ombre des temples égyptiens, il nous reste
l’exorcisme, qui n’a rien à envier à l’effroi qui s’empare de nous désormais par
camera interposée …
Si Eschyle au Vème siècle avant J.C., faillit être exécuté
pour avoir trahi les mystères, au moins selon la rumeur assassine, Plutarque, au
premier siècle (était-il provocateur, ou bien ne risquait-il plus grand-chose ?),
affirmait avoir été conduit au Hadès par les successeurs de Zoroastre, et, pour
qui en savait la signification, il avait connu la mort initiatique en
Mésopotamie …
Ce qui est inédit dans le cas de Plotin, c’est que cela se
fit seul, sans aides, en dehors du temple !
Qui plus est, ce qui devait être sidérant pour les initiés
de la basse antiquité, accrochés à leur tradition, à leur élitisme, à leurs
rituels immuables, à leur longue ascèse dépersonnalisante, c’est l’introduction
du « je » dans l’expérience mystique ! …
En d’autres termes, l’introduction du rejeton de la pensée,
dans un univers où il n’a plus voix au chapitre !
Pour toutes ces raisons, certains d’entre eux ont dû douter
des dires de celui qui n’obéissait plus, non seulement à la loi du silence,
mais à aucune des règles qui permettaient de s’affranchir de son corps …
Dans le célèbre passage cité ci-dessus, est-ce un hasard, est-ce dû à la traduction ? … toujours est-il que l’on peut compter neuf occurrences de cette intrusion ! …
Laissons les experts et autres philologues s’étriper sur le
sujet, l’important est que, pour qui sait un tant soit peu de quoi l’on parle,
ou désire en entendre parler, c’est la première fois qu’un « païen »
revient de cette expérience avec la conscience que son « moi », son
« je », ne s’était pas éteint lors de son incursion dans le monde
suprasensible ! …
Le « je », cette création de la pensée, à laquelle
il doit tout et, pour cette raison sans doute, peine à s’en rendre maître, au
grand dam de nos amis orientaux, se retrouve ainsi projeté dans un domaine où
la pensée est interdite.
Les hindous et les bouddhistes, à l’instar des initiés de
l’ancienne Grèce, de Mésopotamie, ou d’Egypte, savaient et savent encore combien
il est important d’annihiler ce « je », ce « moi », ce
« mental », dirons-nous, pour qui prétend remonter à la source …
Donc, confrontés à l’énigme Plotin, nos intellectuels
s’attardent à la surface des choses, vont là où ils ont quelque chose à dire, cherchant
à déterminer ce qu’il a bien pu prendre à son maître Platon, ce en quoi il l’a
trahi, ce qu’il a emprunté aux stoïciens, à Aristote, ce en quoi il s’oppose
aux gnostiques, aux chrétiens, bref, comme ils le feraient et le font pour
n’importe quel philosophe ! …
Leur érudition, certaine, leurs a priori, évidents, les ont éloignés
de l’étrange singularité de celui qui bientôt fascina les consciences en marche
de l’orient chrétien, comme, un peu plus tard, des platoniciens de Perse, ces
maîtres de l’ésotérisme islamique …
Un tel aveuglement est trop ancien, trop récurrent, pour
concerner exclusivement tel ou tel, que ce soit les théologiens de Cappadoce, visiblement
ébranlés par ce raz de marée métaphysique, ou bien encore nos intellectuels, victimes
de l’Ecole où ils apprirent, de l’Ecole où ils enseignent, interdits de
véritable investigation, s’attardant pour finir à ce qui, chez ce personnage,
peut intégrer l’histoire de la philosophie.
Remettre Plotin à sa place, fut-elle enviée, en faire un
philosophe comme un autre, certes un peu plus singulier, l’accorder à la petite
musique dialectique de l’histoire de la philosophie, tel est leur propos, mais
comment s’y prendre avec ce philosophe qui ne se contenta pas de penser, quand
il lui paraissait impératif d’assigner à la pensée une limite infranchissable,
un seuil au-delà duquel elle n’a plus droit de cité ?
Alors, il leur fallut improviser, apprivoiser l’étrange
phénomène, et pour cela :
Contextualiser de manière étriquée …
Passer sous silence l’incroyable irruption du « je »
dans l’expérience mystique …
Ne pas s’attarder à cet étrange aveu d’impuissance de Plotin
quant à la manière mystérieuse dont il réintègre son corps …
Passer l’influence de son maître par pertes et profits, ne
rien dire ou presque du premier élan de Plotin, après la mort de celui-ci …
Contextualiser de manière étriquée !
« Yo soy yo y mi circunstancia, y si no la salvo a
ella, no me salvo yo ! » José Ortega y Gasset
Qui pourrait dire le contraire ?
Reste à savoir ce que recouvre la notion de
circonstance ! …
Contextualiser est en soi louable, cela permet de mieux
comprendre.
Alors, nous l’avons vu, pour nos rejetons de l’Ecole, Plotin
se situe au carrefour de plusieurs influences intellectuelles : Platon,
Aristote, le stoïcisme, les gnostiques, les chrétiens …
Pour ma part, j’ajouterais Marc Aurèle, car, les Ennéades,
qu’est-ce d’autre que « des pensées pour moi-même » ?
Quand l’écrit, mutatis mutandis, s’impose désormais à ceux
qui ne voulaient rien divulguer, vous oblige qui plus est à stabiliser votre
discours qui hier encore folâtrait, digressait, se lassait, lors de dialogues
passionnés, de disputes, en cette école où le maître peut, sans que cela se sache, devenir
élève !
Quand l’écrit, quand bien même il fige la pensée, offre aux
non-initiés, à ceux qui étaient jusqu’alors, promis au bourbier, la possibilité
d’une rédemption ! …
Il y a certes une part de cela chez Plotin, mais le réduire
à cet aspect, c’est nier son drame intérieur qui repose sur l’impuissance de la
pensée à dire à l’âme ce qu’elle est vraiment, après l’avoir amenée, exploit au
cours duquel elle semble s’être épuisée, à prendre conscience d’elle-même.
Pour tenter de comprendre ce drame de l’âme en proie à ce
vertige, sitôt née ou presque, il faut contextualiser large !
Je vous invite à un voyage en Grèce, quelque part entre
Homère et Platon, entre la chaude mythologie qui s’estompe lentement et jette
ses dernières lueurs chez ce dernier, non pas des mohicans mais des initiés, ancienne
et infiniment respectable relation au monde, et la pensée dite positive, cette
nouvelle relation froide, traumatique, dont nous ne savons plus qu’elle n’a pas
toujours existé, qu’elle nous fut imposée lorsque nous fûmes expulsés d’une
nature qui auparavant ne faisait pas mystère, d’une conscience globale, inconsciente
d’elle-même, d’un univers psychique exempt de nos catégories désormais si
familières que nous ne les savons plus temporelles : le moi, le je, le
moi-je, cette étonnante association répétée à l’envie, ce redoublement non
fautif, tout à la fois mise à distance de soi-même, et intrication, bref d’un mutant que nous nommons individu, mais
qui n’exista que lorsqu’il prit conscience de sa singularité, j’irai jusqu’à
dire, de sa limite spatiale dans le domaine psychique .
En attendant un nouveau Champollion, un mythe a enregistré
ce drame micro-macrocosmique, c’est la mise en pièces de Dionysos Zagreus par
les titans.
Pour caractériser cette période, je convoquerais tout à la
fois, une constatation qui pour être générale reste pertinente, puis, une
analyse plus ponctuelle :
« Toute la philosophie après Platon tient en
quelques notes en bas de page ! » Alfred North Whitehead.
Pour qui surfe sur l’onde des idées depuis que l’idée nous en vint, sans être happé par quelque tourbillon de la pensée, force est d’en convenir, ce n’est pas faux !
Mais, pour revenir au sujet qui nous occupe, Plotin n’a
jamais, ô grand jamais, prétendu créer une nouvelle philosophie, n’est-ce pas là
l’aveu qu’il pensait que tout avait été dit ? …
En effet, la pensée, apparue, mise en scène et donc en mots chez
les présocratiques, non par miracle, (quand bien même les sauts évolutifs
peuvent être considérés comme tels !), mais par nécessité, comme en
témoigne la mythologie, se désengageant lentement de cette dernière, d’un monde
vécu en images, comme dans un rêve éveillé, avait atteint son sommet avec
Platon et Aristote, puis décliné pour
devenir en quelque sorte un accommodement au mystère de notre vie, au sort qui
nous est fait, une sorte de résilience théorisée, jusqu’à finir par douter d’elle-même, comme ne disant
rien du monde, mais tout d’elle-même …
De mon point de vue, c’est devant ce précipice que se tenait
Plotin, et non pas devant ce trop-plein d’influences qu’il lui aurait suffi d’harmoniser,
pour en tirer, comme on le ferait dorénavant, son épingle du jeu !
Plotin a vu l’Un Bien comme l’archétype de l’âme qui n’a pas
besoin de penser pour être et d’être pour penser !
Passer sous silence l’incroyable irruption du « je » dans l’expérience mystique …
Je ne reviens qu’un court instant sur la remarque de Luc
Brisson : « c’est la seule fois où Plotin parle à la première
personne ! »
Si vous n’aviez dit que cela, Monsieur, votre vie serait
justifiée !
Mais, puisque vous l’avez dit, il faut en assumer les
conséquences : est-ce à dire qu’il ne fut vraiment lui-même que lors de l’une
ou l’autre de ses quatre expériences mystiques ?
Nous l’avons vu, ces expériences de sortie du corps n’avaient
rien de bien nouveau, si ce n’est qu’elles ne se donnaient pas à connaître, se
faisaient toujours au détriment du « moi », dans l’entre-soi des
initiés qui destinaient tous les autres au bourbier, c’est-à-dire à l’enfer de
l’Hadès, selon les propres mots de Platon …
Mais ce temps de l’égoïsme des élites était révolu !
Nous sommes en Palestine, deux siècles environ avant
l’incarnation de celui qui fut connu sous le nom de Plotin … les deux expériences
initiatiques, la descente en soi, comme l’expansion dans l’univers, dans les
éléments, devaient être accomplies une première fois, au vu et au su de la
multitude (pour peu que l’on puisse et que l’on veuille bien lui
expliquer ! …), par un homme, seul, libre de toute assistance, libre de
rester lui-même, de ne pas s’évanouir en cette occasion, solidaire de son
« je », afin qu’un jour lointain, elles puissent profiter à chacun,
et non à quelques initiés.
Il faut toujours une première fois, c’est une règle de
l’évolution !
Si l’on veut bien se débarrasser d’une théologie qui, pour tenter de s’élever, se délesta de toute véritable anthropologie, répudia la mal-aimée, la sulfureuse, la démoniaque antiquité, l’évangile des esséniens, écrit selon Mathieu, décrit sans nul besoin d’interprétation, ces deux épreuves que sont : la descente en soi, la tentation, pour ceux qui ont celle de comprendre, suivie de l’expansion dans l’univers, en l’occurrence, dans les éléments qui nous entourent : « ceci est mon corps, ceci est mon sang ! »
En d’autres termes, dit-il aux douze qui l'entourent, devenus élèves, comme toute âme libérée de
son corps et viendrait à nous en parler, je serai dorénavant répandu dans les
éléments, vous ne pourrez plus me percevoir, concentré en un seul point de
l’espace, en ce corps qui eut pour nom Jésus, mais je serai parmi vous !
Saint Augustin, avant de se convertir, avait réchauffé son
âme aux derniers feux de la spiritualité antique, et en tout premier lieu, au
brulot de la synthèse manichéenne.
N’avait-il pas dit plus tard, riche de son propre parcours, que
« le christianisme avait toujours existé ! » ?
De mon point de vue, nécessairement anachronique, il se
serait honoré en ajoutant que, désormais, après le sacrifice ultime du verbe, suivi
de celui de Jésus, le mystère du Golgotha était à disposition de qui voudrait
bien s’en emparer.
Mais, encore empêtré dans l’étrange concept d’une grâce
sélective, excluant de manière anachronique, ceux qui « ne savent pas ce
qu’ils font ! », n’aurait-il pas condamné l’hérétique Polnareff qui
nous voyait tous aller au paradis, inspiré, pourquoi pas ? … par
Origène !
Ne pas s’attarder à cet étrange aveu d’impuissance de Plotin quant à la manière mystérieuse dont il réintègre son corps …
« … après ce repos dans le divin, quand je
suis redescendu de l’intellect vers le raisonnement, je suis embarrassé pour
savoir comment cette descente a eu lieu, et comment mon âme a pu jamais se
trouver à l’intérieur de mon corps, si elle est bien en elle-même telle qu’elle
a pu se manifester, quoi qu’elle soit dans un corps ! »
Cet aveu d’impuissance de Plotin, dès lors qu’il s’agit de
restituer ce qu’il peut bien se passer en lui lorsqu’il réintègre son corps, est
un mystère qui en cache un autre …
Cet autre mystère, c’est une révolution spirituelle qui eut
lieu en Grèce antique entre Homère et Platon, c’est l’histoire d’une formidable
inversion des représentations sur fond d’une dialectique entre l’oubli et la
mémoire, entre Léthé et Mnémosyne, ces déesses dont nous avons fait des
catégories psychologiques !…
Avant le surgissement de ce mutant que nous appelons
individu, nouvellement conscient de sa singularité, le couperet de l’oubli, se
situait juste après la mort, à l’entrée de l’Hadès, ce monde des ombres qui ont
bu à la source du Léthé et ne savent plus rien de la vie qu’ils menèrent ici-bas,
mais depuis peu, avec l’apparition de la poésie lyrique, de la tragédie, qui
signaient la fin du temps des héros, l’apparition du « moi-je »,
souffrant des assauts délétères d’un temps désormais linéaire qui ne renouvelle
pas ce qu’il détruit, avide, non plus de gloire, mais de salut pour son âme,
tout s’inversa, l’oubli attendait au bord de la matrice, ceux qui étaient sur
le point de s’incarner, l’Hadès avait quitté l’au-delà, le monde invisible, pour
le plancher des vaches qui regardent désormais passer leur vie à un train
d’enfer …
La dévalorisation de la vie et, de ce qui la symbolise en
tout premier lieu, le corps, cette merveille longtemps ignorée, était en route,
pour les dégâts que l’on sait, chez Plotin d’une manière philosophique, détachée en quelque sorte, avant
de contaminer les cathares, puis les prêcheurs sadiques de l’Eglise romaine qui
les avaient pourtant condamnés …
Passer l’influence de son maître par pertes et profits, ne rien dire ou presque du premier élan de Plotin, après la mort de celui-ci …
Il
n’était ni espace, ni ciel, au-delà
Qu’existait-il,
où ?
Pour
qui y avait-il un refuge ?
Les
eaux aux profondeurs insondables existaient elles ?
Il
n’était alors ni mort, ni non mort
La
nuit ne se distinguait pas du jour
L’un
respirait sans souffle, par lui-même, au-delà,
Il
n’y avait rien d’autre
Les
ténèbres étaient noyées par les ténèbres, en ce temps-là
Tout
était eau, indistincte
Le
devenir recouvert par le vide était là qui naissait par la puissance de
l’ardeur
En ce
temps-là, en l’un murissait le désir, le premier germe de pensée
Le
lien qui unissait à l’être le non être, au quarté de leur cœur les sages le
trouvèrent
D’un
bord à l’autre s’établit le pont de leur pensée, était ce en haut était ce en
bas ?
Il
y avait les porteurs de semences, il y avait les puissances
En
bas les énergies, en haut l’éclair
Qui
sait cela vraiment ?
Qui
pourrait dire d'où il est né ce déploiement, d'où ?
Les
dieux sont nés de ce jaillissement, ensuite
Qui
donc saurait comment il est venu à l’être ?
Ce
déploiement comment il est venu à l’être ?
Qui
l’a créé ou non ?
Le témoin
du cosmos, au plus profond du ciel, le sait-il ou ne le sait-il pas ?
Hymne
X 129 du Rig Veda
Si l’expédition de l’empereur Gordien n’avait pas tourné
court, voilà la révélation qu’un brahman aurait pu transmettre à Plotin.
Mais cette rencontre physique n’eut pas lieu !
Alors, me direz-vous, pourquoi s’attarder à ce rendez-vous manqué
?
J’entends déjà les uns dire : « c’est comme
ça ! », n’ayant manifestement pas l’intention de s’attarder aux
énigmes de l’histoire ; quand les
autres, ne s’intéressant pas tant au sujet qu’à leur petit sujet, lâcheront
négligemment : « c’était son karma ! », du haut de leur ignorance
crasse de ce qui reste un profond mystère …
Oh, bien sûr, nous sommes capables, nous occidentaux, de
tout intégrer, et c’est là vraisemblablement l’une des explications de notre
succès momentané, à condition, romains dans l’âme, romains qui s’ignorent, de
vider les mots de leur contenu initial !
Pour en revenir à la découverte de ce texte, ne nous sommes-nous
pas en proie à deux sidérations ?
La première tient au texte lui-même, à ce qu’il a d’abyssal,
d’hypnotique, ou de repoussant, c’est selon, à ce qu’il fait si peu de cas de
nos représentations, de nos croyances, de nos repères, en un mot, de notre
logique ! …
La deuxième, vous en conviendrez, c’est son étrange parenté
avec les visions extatiques de Plotin ! …
Pour ne prendre qu’un exemple, ne suffit-il pas de remplacer
le terme « déploiement » par « émanation » ou « hypostase »,
et nous voilà projetés au milieu du petit cénacle de sénateurs romains, écoutant
religieusement le récit de ce voyageur immobile, son aveu, n’en déplaise à
Platon et à Aristote, d’être dans l’incapacité de penser l’impensable ! …
Il serait bien dans notre esprit occidental de chercher une
explication rationnelle à ces coïncidences !
Je l’entends déjà, celui qui sait ce qu’il en est, du fin
fond de son ignorance, grimée pour la circonstance en logique implacable :
« son maître Ammonios Saccas lui aura parlé des vedas, et c’est bien la
raison pour laquelle il voulut se rendre en Inde … pour en avoir le cœur net ! »
…
Lorsque l’on ne sait pas, n’est-il pas tentant de faire
appel à ce raisonnement qui nous tira d’embarras lorsque nous fûmes confrontés
à un monde en miettes, abandonnés à nous-mêmes, privés de clairvoyance,
accrochés à un intellect balbutiant ?
D’une manière générale, la logique, cette invention de la
génération Pénélope, après nous avoir permis de retisser, un à un, les liens
avec ce qu’il restait de ce monde d’avant, avant que ne fut mis en pièces
Dionysos Zagreus par les Titans, ces cinq sens hérités du monde sensible, ne
nous a-t-elle pas emmenés loin de la réalité ?
La révolution copernicienne, comme désormais la révolution
quantique, ne nous donnent-elles pas à comprendre, non pas ce monde, mais qu’il
s’éloigne toujours un peu plus de notre compréhension ?
Pour en revenir à cette étrange proximité entre les visions
de Plotin et le texte révélé aux brâhmanes, il y a plusieurs millénaires, ce
débat, très occidental et qui ne sera jamais tranché, n’a en fait, pas beaucoup
d’importance …
Ce qu’il convient de méditer, c’est un mystère d’un tout
autre ordre :
Cet hymne des vedas, cet hymne fondateur, pour être cité parfois dans les commentaires
des Upanishad, à l’évidence si soucieux d’établir un lien entre le micro et le
macrocosme, n’a jamais fait l’objet d’un véritable commentaire, d’une tentative
d’appropriation, de conceptualisation.
C’est donc un occidental qui, sur le tard, tenta
l’ascension, dans le double sens du terme, quitte à dévisser, à en conclure que
la pensée n’y pouvait rien, et que, s’il en avait été informé au camp de base, il
aurait su que l’Un qui « respirait sans souffle » était proprement impensable !
…
Cette impossibilité de décrire la source, l’Un-Bien, avec des
mots qui nous manquent, des concepts inopérants, sera nommée théologie
négative, approche apophatique, par ceux qui, en toute circonstance, veulent
avoir le dernier mot …
Mais, comme s’il n’y suffisait pas, pour l’occident
rationnel, la béance entrevue par Plotin fut bientôt comblée par l’intellect
qui reprenait ses droits, poussant tous ses feux dans la scolastique médiévale,
suivie de la mystique rhénane : ainsi naquit le concept abscons pour le
commun des mortels, de la double négation !
La théologie négative, qui
annonce, il me semble, au moins dans sa méthode, le positivisme, consiste, pour
faire simple, à ôter un à un, tous les vêtements dont nous avons affublé
Dieu, qui croulait alors, il est vrai, sous les superlatifs ! …
Mais le risque est là qui nous guette au coin de notre logique qui ne saurait rendre les armes sans combattre : si, je veux décontaminer Dieu de ce qu’il en fut dit, je commencerais par affirmer qu’il n’est pas bon !
Scandale ! … mais pourquoi ?
… parce que, si je profère ainsi ce qui s’apparente à un blasphème, au moins
depuis que nous avons oublié certains passages de la Bible, je fais plus que
sous-entendre qu’il est méchant !
Comment alors se sortir de cette logique qui nous empêche ?
Si ce n’est, saut qualitatif, d’ajouter que
pour autant qu’il n’est pas bon, il n’est pas "non bon" ! *
En d’autres termes, nous ne sommes
pas du même monde !
Et pourtant, a-t-il jamais renoncé à nous fréquenter ?
Bref, si l’on applique ce concept subtil à l’analyse du
veda, on en trouve un exemple saillant :
« Il n’était alors ni non
être, ni être … »
Nous y reviendrons dans une prochaine communication.
Avant cette rencontre qui jamais n’eut lieu, Plotin aurait été confronté, en Perse, espace-temps oblige, en ce temps-là, à un tout autre enseignement, dispensé par les lointains successeurs du premier Zoroastre …
Devant ces maîtres réputés, devant cette lignée qui, il le
savait, avait enseigné à Pythagore, puis aux hébreux, portés en cet endroit du
monde par le mystérieux ressac de l’histoire, lui vint la question qui lui brûlait les
lèvres, celle que, toute sa vie durant il ne sut résoudre : comment l’Un-Bien
peut-il produire le mal ? …
Le voyant venir, dans les deux sens du terme, sages et malicieux, ils
lui auraient tout d’abord proposé de revenir sur ses pas, d’envisager qu’il n’y
a ni bien ni mal absolu, que tout se joue sous le regard imperturbable de « Temps sans vieillesse », au sein de l’évolution qui se déplace d’un temps l’autre ! …
Devant son incompréhension manifeste, ils proposèrent une
énigme plus grande encore : selon l’inexorable loi de l’évolution, ce qui
fut un bien hier mais s’éternise, devient un mal ; inversement, un bien
qui vient avant son heure est un mal ! …
Les conflits proviennent de cette arythmie cosmique !
Pour faire bon poids, ils ajoutèrent : la marche du
cosmos ne s’encombre pas d’une morale humaine, trop humaine ! … Vous le
saviez pourtant, dans la Grèce de tes pères : « ce qui est folie aux yeux
des hommes est sagesse aux yeux de Dieu ! » …
Alors, sur cette entame houleuse d’une dispute qui aurait pu
tourner court, Plotin n’y tenant plus, se rebiffa :
- - Soit ! … mais un bien qui s’attarde !
… un bien, dites-vous ? … cela dépasse l’entendement ! … comment un bien
pourrait-il mal vieillir ? … que me racontez-vous là ?
- - N’en es-tu pas l’exemple ?
- - Il suffit ! … en quoi pourrais-je être un
bien qui s’attarde ?
- - Il convient de dépersonnaliser le débat, de le
contextualiser …
- - Pourtant, vous avez bien commencé par me citer
en exemple !
- - C’était pour attirer ton attention, comme vous
dites ! … la détourner, ne serait-ce qu’un instant de ce que tu penses de
toi ! …
- - Soit ! …
- - Certains de tes ancêtres grecs, pour parler
simplement, ne trouvèrent plus leur compte dans la religion du peuple, dans ces
dieux qui se comportaient souvent comme aucun humain ne l’aurait fait …
- - C’est vrai ! … rien de trop ! telle
est notre devise ! … jamais assez ! telle semblait-être la
leur !
- - Alors, ils cherchèrent des dieux plus parfaits,
dans le plus grand secret, car cette attitude rebelle pouvait leur coûter la
vie !
- - C’est vrai !
- - Leur sentiment, comme on pourrait dire
aujourd’hui, c’est que le dieu qu’ils cherchaient ne se trouvait pas sur
l’Olympe, mais, ensorcelé en chacun d’entre eux …
- - C’est vrai ! … c’était, comment dire ?
… révolutionnaire !
- - Il fallait donc le réveiller, et certains y
réussirent, quand d’autres ne s’en remirent jamais …
- - Pourquoi ?
- - Ta question montre que tout a évolué, alors
écoute-moi bien : pour réveiller le dieu en soi, il fallait précisément à
tes prédécesseurs, détruire tout ce qu’ils avaient de particulier, leur moi, leur
je, en résumé, leur personnalité …
- - C’était leur libre choix, pourquoi certains ne
s’en remirent -ils pas ?
- - Abandonner tout ce qui fait le sel de la vie,
quand bien même elle est souvent amère, s’éveiller à un monde qui obéit à
d’autres lois que notre monde sensible, ne va pas sans échecs, le retour alors
est catastrophique, car l’on n’a pu remplacer tout ce qui fut patiemment
détruit …
- - Certains ont réussi !
- - Oui, bien entendu, certains … comme tu
dis !
- - Que veux-tu dire ?
- - Rien de plus que ce que tes prédécesseurs, et
notamment Platon, ont prédit aux autres, à tous les autres !
- - Mais au juste ?
- - Il leur a promis le bourbier, le lugubre séjour
au royaume des ombres … hors l’initiation point de salut ! … pour la
réussir il faut détruire le moi, mais quoi de plus égoïste au fond, s’il ne
s’agit que de soi-même ?
- - Platon serait-il le seul ? …
- - Non, bien entendu, il est l’héritier d’une
longue lignée : dans l’Odyssée, Achille avoue à Ulysse, de passage aux
enfers, qu’il vaut mieux être mendiant dans le monde sensible que roi au
royaume des ombres ! …
- - C’est une condamnation en règle !
- - Non, tu reviens à ta morale, ce que tes prédécesseurs
ont entrepris dans l’ombre des temples était dans le sens de l’histoire, le
temps était venu, il fallait décontaminer l’idée que l’on se faisait du divin
et dire à l’homme qu’il pouvait réveiller le dieu ensorcelé en lui …
- - Alors ?
- - Alors, cette merveilleuse tentative était vouée
à terme à l’échec ! …
- - Pourquoi ?
- - L’évolution !
- - Peux-tu être plus clair ?
- - La réussite ne pouvait se faire que par la
destruction du moi, ce petit dernier de l’évolution, appelé à prospérer, et par
la mise à l’écart du plus grand nombre …
- - Quoi de plus naturel ?
- - A ce qu’il te semble !
- - Tu ne trouveras pas un grec authentique pour te
dire le contraire !
- - Si !
- - Alors dis-moi qui ?
- - Toi !
- - Moi, comment moi ?
- - Ton enseignement, oral, réservé à certains, cooptés,
dignes de l’entendre, ne l’as-tu pas confié à l’écrit ?
- - C’est vrai !
- - Mais plus encore, lors de tes quelques
expériences hors de ton corps, as-tu abandonné ton je ?
- - Non, il est vrai !
- - Penses-tu être à ce point exceptionnel que tu
aurais pu te passer du difficile chemin de l’initiation ?
- - Oui, et non, je ne me suis jamais confié sur
cette singularité !
- - Chez ton maître, quand bien même tu n’as pas
choisi cette voie, tu as fréquenté des élèves qui accordaient crédit à ce qu’il
s’était passé en Palestine quelque deux siècles auparavant …
- - C’est vrai !
- - Ne t’ont-ils pas expliqué que le galiléen avait franchi
seul les étapes de l’initiation ?
- - Si, dans le désert, cela semble évident !
- - Mais au moment de mourir ?
- - C’est plus obscur !
- - N’as-tu pas vu que les douze se sont endormis au
plus fort de l’épreuve, puis se sont enfuis …
- - En effet, c’est ce qu’ils m’ont dit !
- - Toi qui connais bien les mystères et les
initiations, peux-tu imaginer une telle inversion ? … une telle désertion
de ceux qui, non seulement ne servaient à rien en cette épreuve, mais n’en ont
rien appris sur le moment ?
- - Je n’y avais pas pensé !
- - Ce que ton « je » a vécu lors de tes
extases, grande première dans l’évolution, a été possible, parce que le
galiléen l’a vécu avant toi ; il en faut toujours un premier, telle est la
loi de l’évolution !
Quelque mille ans après cette rencontre qui n’eut pas lieu
dans le monde sensible, Ibn Arabi, métaphysicien soufi dont l’influence fut
décisive en Perse, et pour le futur de l’Islam, décrit dans son ouvrage
intitulé : « Les conquêtes spirituelles de la Mecque », le chemin
extatique d’un mystique libéré de son corps.
Ce qui revient avec insistance dans ce témoignage, ce compte-rendu de voyage initiatique, c’est l’étonnement de
celui-ci, de ne pas avoir perdu conscience, de ne pas s’évanouir à lui-même, comme
il en était encore chez les initiés hindous en quête de l’Un, du Brahman en l'occurrence, plus étonné
encore, de ce que, dans « l’assemblée de la miséricorde » qui lui apparaît dans le monde intelligible,
chacun garde son soi, tout en étant transparent aux autres …
L’expérience du « je », contrairement à ce que
nous pensons désormais, qui l’employons à tout bout de champ, mais surtout pour dire des banalités ainsi sanctifiées, est chose
nouvelle en ce monde, mais encore plus dans l’expérience mystique dont Plotin
préfigure ce que la plupart d’entre nous, à commencer par moi- même, ne sont
pas près d’atteindre, au moins dans cette vie.
Pour l’affirmation tardive du « je », qui n’est
plus un réceptacle comme au temps d’Aristote, mais un agent libre, je vous renvoie
aux travaux de Alain de Libéra, archéologue inspiré de la philosophie du moyen
âge.
Archéologue qui se transforme en géologue, dès lors que son
investigation analytique se porte sur l’apparition du sujet, "résultat d’une
longue sédimentation", excluant ainsi toute discontinuité, à tout le moins le
saut évolutif, excluant la possibilité d’une première fois, la possibilité d’une
métahistoire.
C’est une manière de voir !
Mais pour en rester à ce « je » qui n’envisage
plus la pensée comme une perception, mais comme une production de l’âme, j’ajouterais
que cette mutation prépare ainsi l’abusive appropriation cartésienne du cogito :
« Je pense, donc je suis ! ».
N’existait-il donc plus la nuit ?
* pour tenter d’assimiler cette conceptualisation subtile,
je n’ai jamais trouvé mieux que Alain de Libera, archéologue de la philosophie
médiévale …