Les princes de l’Eglise furent-ils les seuls à discréditer les évangiles ?
Des quatre évangiles, les mieux disposés de nos
contemporains, ont retenu par défaut les quelques passages irréprochables, de
notre point de vue au moins, qui nous montrent un homme simple, venu de
Galilée, tenant un discours ne manquant pas d’une certaine hauteur …
D’autres passages firent l’objet de moqueries, entrainant inexorablement
la destitution du galiléen de sa nature divine ! …
Point n’est besoin d’être exhaustif, quelques exemples reviennent souvent dans le discours de ceux qui ne veulent plus entendre parler de cette supercherie :
« Jésus marche sur les eaux … multiplie les pains … change
l’eau en vin, allant, tenez-vous bien, jusqu’à apparaître à certains, après sa
mise au tombeau » …
Sachant que, sans cet ultime exploit, tout le monde en sera
bien d’accord, il n’y aurait pas de religion chrétienne ! …
D’autres passages encore, plus personne ne parle : ni
les pratiquants, ni les agnostiques, ni les libres penseurs, encore moins les
athées, qui, de bonne foi ont perdu la foi ! …
Quant aux théologiens, ne se gardent-ils pas de remuer ces
vieux souvenirs encombrants, invitations latentes à s’extirper de leur
indigence satisfaite ? …
Voilà donc, en résumé, ce dont il ne faut plus parler :
A quelques heures de sa mort, la veille pour être exact, moderne
gibier pour psychanalyste, Jésus, jusqu’alors si mesuré, s’était brusquement désuni,
donnant du fouet et de la voix dans le temple « de son Père !», souillé
par les changeurs, les marchands de pacotilles … puis, le lendemain, sans même
s’être expliqué à quiconque de ce comportement inhabituel, il remet ça et engueule
un figuier qui avait le malheur de se trouver sur son passage, ne demandait
rien à personne, empêché pour l’heure de donner des fruits, conformément à l’immuable
loi des saisons !? …
Avant ce dérapage apparemment non contrôlé, réitéré, libre du
siècle, du regard des siens et de l’opinion, il y avait eu, en petit comité,
cette insulte adressée à Pierre, en qui il avait pourtant envisagé la
possibilité d’une suite : « retire-toi Satan ! » ? …
Si nous ne savons plus trop quoi penser des évangiles, quand
nous y pensons encore, à qui la faute ?
Parmi les passages qui, non seulement nous émeuvent, mais
firent en sorte que nos représentations évoluèrent de façon décisive, figure le
sauvetage de la femme adultère …
En effet, depuis cette scène de crime non abouti, chacun sait que le bouc émissaire n’est pas coupable, au moins pas plus que nous ! … qui plus est, cet ultime recours ne fonctionne plus, puisque nous le savons désormais étranger à la crise, et que bien plus encore, celle-ci est en nous ! * …
Sur ce point tout le monde est désormais d’accord !…
Un seul
détail cependant est occulté : pourquoi Jésus s’était-il accroupi devant
les porteurs de pierres encore vierges du sang de la victime émissaire ? …
Pourquoi avait-il alors inscrit d’étranges
signes sur le sol ? …
A un certain moment de sa vie où, Jean-Baptiste disparu, il
est désormais seul sur scène, il interroge son entourage afin de savoir ce que
l’on dit de lui … certains affirment qu’il est « Elie revenu ! » …
Pour s’assurer d’arrêter le « bon » parmi les douze, les sbires du Sanhédrin ont besoin que Judas le désigne par un baiser félon, alors que, connu de tous, la veille, il avait donné libre cours à sa colère dans le temple surpeuplé, infiltré par les espions du Sanhédrin ou de Tibère, qui le suivaient depuis un bon moment …
Lors de l’arrestation, un jeune homme de sa suite, réduite pour
l’heure à la plus simple expression, tous les apôtres ayant fui, revêtu d’une
simple robe blanche, s’enfuit avant que les sbires ne puissent mettre la main
dessus … on le retrouve par la suite assis sur la tombe ouverte à tous
vents, pour dire aux femmes éplorées : « celui que vous cherchez
n’est plus ici !» …
Et pour finir, façon de parler, le crucifié apparaît à
certains de ses familiers, paradoxalement sûrs qu’il s’agit bien de lui, tout
en ne l’ayant pas reconnu ! …
Je comprends le drame de ceux qui ont en charge d’expliquer l’inexplicable,
dos au mur depuis que, sous la pression conjuguée de la colère luthérienne et
de l’incontrôlable imprimerie, les évangiles sont devenus accessibles au public
… que faire ? se mettre au travail ? … rester muet en attendant
l’orage, et s’il survient, interpréter à la va-comme-je-te-pousse … condamner les
hérétiques ? l’option n’est plus de mise ! … ou bien alors nier sans
vergogne que cela ait jamais été écrit **?
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Avant de désigner le ou les coupable(s), un préalable
toutefois : en sauvant la femme adultère, et de la façon que l’on sait, Jésus
n’a-t-il pas interdit pour toujours le recours au bouc émissaire ? … aussi,
nous ne désignerons pas tel ou tel, mais un ensemble de causes qui s’augmentent
les unes des autres de manière organique, sans nous oublier dans cette analyse
sans concessions …
La première cause me semble être la dénaturation, au départ
progressive, puis soudainement brutale,
d’une spiritualité qui, pour la première fois en ce monde, instaurait un face à
face, sans intermédiaire, sans ascèse, sans ségrégation, entre chacun et la
divinité, sans pour autant, grande première, que le premier n’ait à renier sa
personnalité, son moi inférieur, comme c’était le cas en Grèce antique, et
comme ce l’est toujours dans les spiritualités orientales …
Spiritualité révolutionnaire donc qui, bientôt, dans
l’adversité qui lui est faite, se socialise, se ritualise, pour, le moment venu,
en ce temps de répit inespéré, accepter pour son plus grand malheur, de devenir
religion d’état …
La deuxième, tellement logique, réside dans l’intervention
intempestive mais calculée, de ces empereurs romains, guerriers avant tout,
législateurs, qui pensent selon toute apparence, leur comportement en témoigne,
que la théologie est une chose trop sérieuse pour la laisser aux théologiens …
La troisième, et non des moindres, est l’évolution du
psychisme humain qui fait que nous ne comprenons plus rien à celui des hommes
qui vécurent au temps de Jésus, et, bien plus grave encore, avons même oublié
qu’il n’était pas le nôtre !
Alors, comment établir que ce psychisme de certains des auditeurs
du galiléen, était si différent du nôtre ?
La réponse est multiple, et se tient au cœur-même des
évangiles !
Pourquoi alors, me direz-vous, après près de trois siècles de
combats dos au mur, de reculades, l’Eglise n’est-elle pas retournée à ses
fondamentaux ? …
Pour le dire de manière légère, il est vraisemblable que, comme
il en va des vieux couples, les théologiens ne savaient plus rien de ces textes
qu’ils côtoyaient quotidiennement ! …
Mais, foin de trop d’amabilités ! … nous sommes en
droit de nous poser la question : « y croyaient-ils eux-mêmes ? »
Le premier indice, évident, c’est tout d’abord le
discours plastique de Jésus, qui s’adresse aux uns au moyen de paraboles,
aux autres de concepts précis.
L’ambition de Socrate était plus élitiste, et s’il usait de
forceps, c’était en vue de la nouvelle naissance de ceux qui, forts de leur
raisonnement tout nouveau, s’imaginaient
penser autrement, ne se savaient pas baigner encore dans le liquide amniotique de
l’opinion …
A l’époque du galiléen, les paraboles ne sont pas un genre
littéraire, elles déploient leur sens dans un monde qui n’est pas le monde des
sens, un monde intermédiaire qui n’est plus le nôtre, un monde suprasensible qui
se situe, comme nous le dit, retour de Perse, avec beaucoup de précision, Henri
Corbin, entre notre monde sensible et le monde intelligible, le monde des
esprits pour ceux qui n’ont plus Platon en mémoire !
Pour tenter de décrire ce monde que nous avons volontairement
occulté en occident, nous pourrions dire qu’il est celui du rêve éveillé, les
aborigènes australiens en savent encore quelque chose, de la clairvoyance atavique
qui s’attarde chez certains, et, pour reprendre les termes de ce nouveau
lanceur d’alerte, il est le monde imaginal, ainsi imaginé pour l’Occident, afin
de ne point le confondre avec ce que nous avons fait de l’imaginaire, non contents d'avoir
mis en charpie, lycaons de la pensée, les mythes, cette mine à ciel ouvert …
C’est le lieu de tout ce dont nous nous sommes progressivement
amputés : des théophanies, des résurrections, des prophéties, des paraboles,
des anges, en un mot, de rencontre entre le monde des purs esprits et de ceux
qui, pour un temps encore, mais élus d’un jour, sont pris dans les rets du
monde sensible … les premiers, ne s’imposant pas au-delà des possibilités
spirituelles de celui qui est appelé à voir.
Mais ce temps du rêve éveillé qui n’a pas encore totalement cédé
sa place au raisonnement logique, à l’entendement, est sur le point de
s’achever définitivement, et c’est tout l’enjeu de cette scène étrange où Jésus
apostrophe le figuier : « Tu ne porteras plus jamais de fruits ! »
…
Cette parole ne s’adresse pas à ceux qui, prisonniers du
temps, ne peuvent l’entendre, mais, par-dessus les siècles, à ce monde révolu
de Bouddha qui connut l’éveil sous le figuier, et plus loin encore, à Krishna
qui enseigna à son élève Arjuna la fin prochaine du temps du figuier, cet arbre
symbolique qui, à l'image de l’homme a ses racines au ciel …
Krishna, en guise de viatique, avait enseigné le Yoga à
Arjuna, ce afin de retrouver le chemin du monde spirituel, mais, pour ne point
s’y perdre, il devait abandonner son « moi » !
Pour en revenir aux paraboles, si les foules qui s’amassaient, avaient disposé de notre entendement rationnel, Jésus aurait dit qu’il savait pertinemment que ses paroles tomberaient à coté pour certains, trop tôt pour d’autres, et fructifieraient au sein d’un tout petit nombre, il n’aurait pas eu recours à la parabole du semeur …
A l’image du psychisme de certains des hommes de ce temps, les
évangiles passent constamment d’un plan à l’autre, sans prévenir, de
l’entendement au rêve éveillé, du monde sensible au monde imaginal, où se situe,
pour ne prendre qu’un exemple, la scène au cours de laquelle Jésus marche sur
les eaux, qui fit tant rire tous ceux qui s’étaient noyés dans le matérialisme …
En ces temps où tout peut se réduire à un jeu de société, je
vous laisse le soin de rechercher dans les évangiles, les scènes qui relèvent du
monde sensible, de notre monde par conséquent, et de celui qui s’attardait chez
certains de ses auditeurs …
Mais, pour dire un mot de la plus célèbre, de la plus
mystérieuse, de la plus décriée, car sans elle, nous ne serions pas là à exhumer
nos anachronismes, c’est bien de la résurrection qu’il s’agit, précédée
toutefois, chez l’auteur de l’évangile selon Marc, des apparitions furtives du
jeune homme en robe blanche …
Pour ceux et celles qui furent appelé(es) à l’apercevoir,
c’est dans le monde imaginal que le jeune homme en robe blanche s’enfuit,
symbole du logos, du verbe évoqué par Jean, qui ne saurait mourir, fut-ce avec celui
qui l’abrita un moment, laissant celui-ci totalement seul, et c’est en cela que
l’évangile selon Marc est, tout à la fois, il me semble, le plus cosmique et le
plus humain, le plus pathétique des quatre …
A juste titre, le Coran s’est interrogé sur ce qui s’était
réellement passé sur la croix du Golgotha …
Maintenant, allez-vous me dire : quel fut le rôle des
princes de l’Eglise, n’avez-vous pas oublié votre propos initial ?
Soit, vous avez raison de me le rappeler, l’évolution de notre
psychisme, la servilité de nos représentations, leur immobilisme, nos
anachronismes, ne sont pas seuls en cause, loin de là !
Contentons-nous de Justinien, archétype de ces empereurs qui
se mêlèrent de ce qui ne les regardait pas, c’est-à-dire de théologie ! …
Le fit-il par goût ? par obligation ? … les deux à la
fois ? … qu’en savons-nous ? … qu’en savait-il lui-même ?... Toujours
est-il que le front extérieur de l’empire, sérieusement malmené depuis près de
deux siècles, voire sérieusement enfoncé au pays du soleil couchant, redonnait
toute sa place au front intérieur si longtemps oublié …
Justinien, empereur de Constantinople au VIème siècle,
guerrier à plein temps, théologien à ses heures, inquisiteur avant l’heure,
passa sa vie à condamner tel ou tel, à fermer les écoles philosophiques, à
nommer ou destituer les papes, à convoquer ceux-ci plutôt que ceux-là pour un concile joué par avance
…
Qu’est-ce à dire ? Souvenons-nous d’Auguste, quelques
cinq siècles plus tôt, sûr de sa puissance militaire, fort d’un temps qui ne
lui fut pas compté, n’avait-il pas institué le Panthéon sous la coupole duquel
étaient vénérés, comme il se devait, par des cohortes de prêtres dédiés, toutes
les divinités des peuples asservis ?
Quand on a tout pris ou s’apprête à tout prendre, ne peut-on
pas donner aux exsangues, un peu de ce qui ne coûte pas cher ? Auguste,
ancêtre du marketing politique ? … vous n’y pensez-pas ! quel
outrage !
Pour qui ? …
Mais, trois siècles plus tard, les choses avaient changé, l’ennemi désormais se bousculait aux frontières, alors, il fallait s’appuyer sur autre chose, non plus sur les rites ancestraux décadents, anémiés, des peuplades assimilées, droguées à l'eau des thermes et au sang des jeux, mais sur d’autres forces vives, émergentes, sur des gens bien vivants, c’est-à-dire, prêts à mourir pour leur foi … les chrétiens faisaient l’affaire qui avaient fait l’affaire de l’énorme business des arènes …
Constantin avait-il été appelé par le bon sens, ou par le Saint-Esprit,
comme il fut dit lors de la reconstitution d’une constitution désormais favorable
aux chrétiens, qui le sait ? … le savait-il lui-même ?
Mais, à l’époque de Justinien, la force initiale sur
laquelle s’appuyait l’Empire depuis près de deux siècles pour tenter de
survivre, menaçait désormais de le disloquer de l’intérieur, au rythme des affrontements
idéologiques des uns et des autres …
Intelligence contre intelligence, spéculations contre spéculations,
ego contre ego, il ne manquait pas de sujets aux uns et aux autres pour s’affronter,
depuis que ce mystère avait été confié à la raison ! …
Le plus clivant, et qui dura plus de cent fois plus longtemps que les
trois ans qui séparaient le mystère du baptême de celui de la passion, était la
véritable nature de Jésus …
Affrontements d’autant plus violents que, déconnectés du
monde suprasensible, méprisant la haute spiritualité du monde d’avant, les uns
et les autres ignoraient déjà tout du mystère cosmique du sang qui avait coulé
dans les veines de Jésus, tout du mystère de sa métamorphose dans le temple à l’âge
de douze ans, tout des modalités complexes de l’incarnation du Verbe, tout de l’intemporalité
des évangiles, tout d'un "Je" désormais capable d'accéder au monde de l'esprit …
Il est vrai que les esséniens n’étaient plus là pour expliquer ce mystère pour lequel ils s'étaient réunis sur cette terre …il est tout aussi vrai que ce qu'ils nous laissèrent de leur bref passage sous la forme de l'évangile selon Mathieu, ne se donnât bientôt plus à comprendre à ceux qui déniaient toute existence à ce qu'ils ne pouvaient comprendre …
Si encore, les mages chaldéens, avant de s’en retourner au pays de Zoroastre, avaient décrit l'être pour lequel ils s’étaient mis en route !
Les poissons des catacombes avaient, quant à eux, disparu au profit de la croix, le cosmique au profit de l'émotion, la métahistoire au profit d'un récit immédiatement perceptible ...
*Sur ce sujet, il faut lire et relire René Girard qui
consacra sa vie à ceux innombrables qui furent sacrifiés sur l’autel de la
concorde retrouvée …
**Nier, oui, nier ! Cela peut choquer certains, mais je vais vous conter deux histoires que j’ai personnellement vécues : par les « hasards » de la vie, je me retrouve un jour au réfectoire d’une clinique à déjeuner en tête à tête avec un dominicain, qui plus est aumônier d’une grande école française.
Bien que la « bouffe » soit dégueulasse, au cas où l’on aurait oublié où nous étions, je m’apprêtai à me régaler, sachant les dominicains habiles théologiens.
Ne fallait-il pas, soit dit en passant, être terriblement habile, pour
envoyer à la mort les hérétiques au nom du Christ ?
J’étais à l’époque très intéressé par le mystère de la réincarnation,
alors je demande à mon interlocuteur : « C’est Elie qui devait
revenir ! » n’est-ce pas là un affleurement de ce mystère ?
Son attitude m’a déconcerté : « ce n’est pas dans
l’évangile ! », déclame-t-il soudain sur un ton péremptoire en se retirant au bout de sa chaise…
Nier, quand on ne sait plus de quoi l'on parle! ...
Par d’autres "hasards" de la vie, j’ai rencontré
à plusieurs reprises, Pierre Chaunu, paix à son âme, professeur réputé à la
Sorbonne, acteur important de la nouvelle Histoire, et bien au-delà, théologien protestant, mais néanmoins conseiller du
Pape romain ; lui d’habitude si chaleureux, m’envoya paître lorsque j’ai osé
lui demander ce qu’il pensait de ce mystère : « vous n’y pensez
pas ! » Fin de non-recevoir dit-on, mais pour ma part, message bien
reçu !