Penser l'inéluctable !

 

Tous égaux devant la mort !

Ainsi, pour la craindre souvent, mais n’en rien savoir, selon certains, cette dernière réussirait là où la société a échoué !

A ceux-là, il n’est peut-être pas opportun de demander à quoi peut bien servir cet ultime jugement, sans effet rétroactif à l’évidence, et qui n’impose pas de réparations ?

Pourtant, contre toute logique, cette sentence a tout l’air de les contenter ! …

Quoi qu’il en soit, et à leur décharge, tant que nous sommes en vie, il est encore temps de se faire une opinion, parce que l’après, autant se l’avouer, n’est pas à la portée de n’importe quel vivant …

Oh, il y a bien la solution qui consiste à dire qu’après, il n’y a rien ! … elle n’est pas à exclure, mais, pour ma part, je ne m’y risquerai pas, car il me faudrait m’arrêter là tout net …

Par contre, ce n’est pas parce que l’on ne sait rien de cette destination, qu’il faut s’interdire d’étudier les dépliants que les différentes religions ont tenté d’imprimer sur la page blanche de nos représentations

Sur l’après, elles furent particulièrement bavardes, quitte à se contredire, à emprunter les unes aux autres, mais surtout, et c’est là que le bât blesse, au monde dans lequel nous vivons, le défigurant sans vergogne, poussant à l’extrême ses qualités comme ses défauts, pour des raisons que la raison ignore, mais pas la pédagogie occulte au service des hommes de pouvoir.

La culpabilisation et la peur, désormais laïcisées, culminèrent, pour ne prendre qu’un exemple, dans ce scandale des indulgences qui alluma l’incendie protestant et le cortège de morts souvent atroces dont l’histoire officielle effaça consciencieusement les traces les plus compromettantes.

Après nous avoir fait peur pendant près de deux mille ans, avec leurs histoires à dormir debout mais surtout à mourir inquiets, les conteurs de l’au-delà ne sont plus crédibles.

Mais, s’ils ne savaient pas de quoi ils parlaient, au moins savions-nous ce qui nous attendait !

Soit, nous les avons virés de notre considération, et partant, de nos représentations, mais pour nous faire une petite idée de ce qu’il se passe après la mort, que nous reste-t-il ?

Pour la plupart d’entre nous, la question a regagné l’inconscient sous forme d’un choix par défaut, mais qui n’est pas anodin : l’heure n’étant plus à la momification, le corps sera-t-il livré aux flammes ou aux vers ?

Pour nous qui tenons tant à la vie, la mort n’est pas une fin en soi, mais c’est assurément la fin du soi !

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Si nous ne voulons pas mourir idiots, il nous faut tout d’abord mourir à nos certitudes et admettre que ce que l’on pense est étroitement tributaire de ceux qui pensèrent pour nous, il y a parfois très longtemps, mais bien plus encore de ceux qui choisirent pour nous nos maîtres à penser ! …

Tenez, si nous prenons l’histoire de la pensée, qui a tout à voir avec la mort, il faut bien constater que ce que nous considérons désormais être notre apanage, a souvent changé de mains …

Quand je dis "changé de mains", je veux dire que comme un bien, comme un héritage, elle connut plusieurs propriétaires.

Sans remonter aux calendes grecques, il nous faut ici nous acquitter de notre dette auprès d’Averroès, juriste andalou musulman du 12ème siècle, qui, rapidement ignoré des siens, voire réprouvé, finit par faire la loi dans les représentations occidentales …

Nul, décidément, n’est prophète en son pays ! …

Pour avoir longuement fréquenté les penseurs de l’antiquité grecque, Averroès affirme alors, à qui ne veut pas l’entendre de ce côté-ci des Pyrénées :  le véritable propriétaire de la pensée n’est pas l’Homme - ravalé en la circonstance au rang de luciole -, mais l’intelligence universelle, supra-individuelle *…

Ce pavé dans la mare est lancé alors que les occidentaux, vilains petits canards de l’évolution, se voyaient déjà individués, dotés d’une personnalité singulière, allant jusqu’à s’interroger sur la nature de ces concepts qui émanent non point de l’observation, mais de l’insondable intériorité de chacun**.

« Tout s’écoule ! » avait dit Héraclite ; « rien ne dure ! » avait dit le Bouddha … effectivement, nous voilà bien loin du temps où Homère, Parménide ou Pindare, n’auraient osé faire montre de leur art, sans préalablement convoquer les muses, dès lors qu’il s’agissait d’entrer dans la transe rythmique permettant au possédé d’être "présent au passé" …

Ce que, dans notre cécité, pour rester poli, nous décrivons comme une vulgaire convention littéraire !…

Mais Averroès, lui, en était resté au temps d’Aristote qui ne s’appropriait toujours pas la pensée ! …

D’ailleurs, il semble que l’évolution psychique n’était pas son problème ; incarné cinq siècles plus tard, il aurait vraisemblablement répondu à Descartes : « quant à moi, je pense donc je ne suis pas ! » … et de manière plus explicite : « cela pense en moi ! » … 

Juge de paix, obsédé comme tous les siens dans l’islam d’alors, par la mise en conformité du Coran avec la rationalité, Averroès n’avait, semble-t-il, pas aperçu, le double mouvement de descente, d’intrication toujours plus étroite de Psyché et de l’organisme humain, d’intériorisation en résumé, et de montée concomitante de la pensée humaine vers toujours plus d’abstraction … 

Il est vrai que son maître avait condamné sans appel les mythes, qui ont pourtant tant à nous dire, notamment sur l’évolution de notre psychisme !

C’est sur ce point, il me semble, que son influence fut la plus forte, car la scolastique s’évertua à son tour à concilier philosophie et révélation, pour avouer, avant Kant, piètre philosophe mais bon lecteur, qu’à un certain stade, il fallait abandonner la logique qui, certes, conduisait au dieu des hébreux, mais pas à l’incarnation du Christ !

En occident, l’individu tenait déjà ferme à son exception, alors la révolte ne tarda pas à gronder :   exit la marée Averroès et son érosion brutale de l’ego récemment érigé, mais, une fois retirée sous les vociférations et condamnations unanimes, sur la plage, restait un arbre mort qui ne demandait qu’à être replanté, et dont les bonnes feuilles infuseraient lentement dans les mentalités en effervescence …

J’ai nommé Aristote et sa logique bien huilée …

Pour ne prendre qu’un exemple savoureux, n’en était-il pas arrivé à décrire Dieu comme le premier moteur, qui, pour garder ce statut enviable, devait à jamais se tenir immobile ? …

Comme la logique, cette manière de nous reconstruire après notre expulsion d’un monde désormais en miettes ***, menait irrémédiablement à cette vision - mécaniste avant la lettre ! - les scolastiques, en panne de clairvoyance, la firent leur, détournant pudiquement leur regard du local de l’épreuve, du païen réprouvé, de Plotin, philosophe mystique, incarnation du mal, qui, retour de l’un de ses quatre voyages au monde des merveilles, avait, démuni de mots pour décrire l’innommable,  tenté de transmettre cette intense émotion ressentie en présence de celui qu’à tort on appelle Dieu, et que l’on serait mieux inspiré, avec nos mots infirmes de nommer « l’Un, ou encore la source » …

Ce dieu dont on ne peut rien dire, ce dieu impensable, innommable, fut chassé des consciences en voie de personnalisation, sous les acclamations de la logique triomphante !

Seul le semblable peut connaître le semblable !

A cette époque novatrice, nous sommes au XIIIème siècle, les occidentaux se mirent à étudier les textes anciens sous la férule de l’Eglise, en dehors des monastères trop indépendants de la papauté, ne voyant pas venir l’ultime produit de la logique, ce Descartes qui attendait son heure sous l’horizon de l’histoire, guettant le moment propice où il pourrait commettre son célèbre hold-up soft sur la pensée …

Qui trouva alors à y redire ? … personne non plus pour caricaturer ce cogito monté sur ses ergots ! …

Est-ce à dire qu’il incarnait son temps qui est toujours, d’une certaine manière, le nôtre ?

Car, c’était sans compter sur l’immense pouvoir de la science qui décida récemment d’un troisième propriétaire : notre cerveau !

Sous le régime du viager inversé toutefois, car, ce que n’aurait pas dit Descartes qui situait encore l’intelligence dans le cœur, il entrainera son bien avec lui dans la tombe …

Alors, à partir de ce dernier renoncement à notre liberté de penser, comme à ce qui nous distingue des autres êtres animés, comment pourrions-nous envisager une autre vie, quelle que soit sa forme, sans ce cerveau qui nous avait prêté la sienne ?

Pour tenter d’envisager le monde de l’après, partons de notre relation à ce monde !

Il est là et bien là, quoi qu’en disent certains dans la physique quantique, ce nouvel ésotérisme !

A ce titre, Einstein, dont le bon sens ne souffrait aucune relativité, n’aurait su concevoir que la lune n’existe plus dès qu’il a le dos tourné …

Qui pourrait lui donner tort ? …  Mais la question qu’il était alors impensable de lui opposer eut été : qu’en était-il exactement de ce que pouvait lui restituer son regard ?

Quoi qu’il en soit, pour nous qui depuis toujours observons notre décor familier, y avons mis les pieds, et les mains, dès notre naissance, ne serions-nous pas en droit d’en parler savamment ? …

Mais voilà, patatras, les choses ont bien changé, à tel point que l’on sait désormais que nous n’en apercevons qu’une toute petite partie, localisée, taiseuse, hypocrite, et ne percevons qu’une infime fraction des signaux venus d’un autre âge, qu’il s’agisse du son ou de la lumière …

Que déduire de ce spectacle par défaut, de cet ersatz de réalité, de cette illusion dont parlait déjà Platon, en écho à l’immémoriale science spirituelle des hindous, si ce n’est que ce spectre tout à la fois immense et restreint, nous permit de rester centrés et de construire notre raison ?

Donc, c’est désormais établi scientifiquement : dans la nouvelle caverne qui a troqué le roc abrupt contre la lisse faïence, et se nomme désormais laboratoire, s’élaborent de nouveaux mythes …

Notre mesure, si elle ne rend pas compte de la complexité du monde, a l’avantage sélectif de le réduire, de l’habiller à nos mesures, nous permettant ainsi de nous en faire une petite idée !

Alors, il est temps d’aborder le monde d’après, ou du moins le peu que nous en savons ****.

Platon avait averti les grecs de son époque : « nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! », ce qui était de nature à décourager la plupart de ses contemporains qui, ainsi exclus, ne savaient plus où aller se faire voir !…

Nous en rions encore, mais serions-nous plus nombreux ?

Pour ceux pour qui, seule la mort est une initiation, l’injonction, une fois le seuil franchi, est plus exigeante encore : « t’es-tu connu toi-même ? » car ici plus encore que là d’où tu viens : « seul le semblable peut connaître le semblable ! » …

Comment interpréter ces deux énigmes ?

Il me semble que nous vivons une époque merveilleuse, si nous la vivons vraiment, en ce sens qu’elle bouscule nos représentations : ce que nous croyons voir est une illusion, ou du moins, une petite partie du réel, mais cette illusion est la mère de notre réalité, j’entends par là, notre raison, notre entendement.

Ce monde donc, ne se donne pas à voir dans son hypercomplexité, réfugié, pudique, sous le voile sans lequel nous ne saurions plus où donner de la tête …

Le monde d’après le seuil obéit à d’autres lois : il n’est plus celui qui nous fait mais ce que nous en faisons, au stade spirituel auquel nous sommes parvenus avant de le franchir.

Pour tenter d’aborder ce continent perdu par l’occident depuis trop longtemps, prenons un premier exemple :  un individu qui, toute sa vie, n’a vu en ses semblables que des adversaires, ou bien des gens méprisables, ne verra, une fois franchi le seuil, que des êtres restés dans cette énergie …

Est-ce bien préférable aux flammes de l’enfer ?

Mais ceci peut sembler par trop général, alors, avec Henri Corbin, notre guide dans ce continent perdu, méditons cet enseignement des deux mystiques iraniens qui revinrent du voyage en monde imaginal, qui n’a rien d’imaginaire, et dont l’un, à l’exemple de Plotin, revint dans un état d’extase qu'il avait du mal à quitter, et l’autre, anéanti par un sentiment de tristesse infinie, comme il peut nous arriver au réveil, à l’issue d’un terrible cauchemar …

Traverser ce premier des mondes spirituels n’est pas une promenade de santé, les anciens grecs en étaient conscients : dans l’Odyssée, ce mythe didactique, Achille répond à Ulysse de passage aux enfers : « mieux vaut être mendiant sur Terre que roi au royaume des ombres ! »

Paul, grec né au temps des mystères, savait que l’injonction inscrite au fronton du temple d’Appolon : « connais-toi toi-même ! » ne pouvait concerner qu’une petite élite, capable d’emprunter un chemin interdit à l’homme ordinaire, sans compter tous ceux qui se perdaient en route ou n’en revenaient pas ...

Cette ascèse sélective, longue et risquée, il la remplaça, au nom de Celui qui lui apparut sur le chemin de Damas, par quelques mots qu’il ne suffit pas bien sûr de prononcer machinalement, mais qu’il s’agit de véritablement intérioriser …

« Pas moi, mais Christ en moi ! ».

Ce moi supérieur de la rédemption qui voulut connaître la mort, ce qu’Aristote, empêtré dans sa logique, n’aurait su concevoir !

 

 

* vraisemblablement obnubilé par la puissance de raisonnement de celui qui se battait alors avec un adversaire invisible, un monde en miettes, tentant, nouvel Hercule, de recoller les morceaux, de donner du sens à ce qui gisait épars, Averroès n’avait pas vu qu’entre temps, les choses avaient changé, que Perséphone avait été happée par le monde de Pluton, que le mélange de l’âme et de la forme était, quitte à ce que la première puisse s’y perdre, passé de l’état de sattva à l’état de tamas …

**cela peut nous sembler étrange, mais alors la question se pose : point d’arbre dans la nature, point de lion non plus, point d’Homme à la surface du globe, mais des lions, des arbres, des hommes, qui pour se ressembler, ne sont jamais exactement les mêmes …

Qu’avons-nous fait de nos observations ? … juste des ensembles, des mots, par commodité de langage ? … c’est la thèse des nominalistes ! … ou bien, l’Homme, l’arbre, le lion etc. sont-ils des archétypes, des universaux qui précèdent la création et se donnent à voir dans cette infinité de formes ?

*** Le massacre, la mise en pièces, de Dionysos Zagreus par les titans, se souvient, pour qui sait le lire, de ce drame cosmique qui laissa l’Homme dans l’obligation de tisser de nouveaux liens avec ce monde soudain étrange, localisé, énigmatique …

 **** qui saura jamais la raison pour laquelle le chevalier Henri Corbin, moderne Jason, nous rapporta de haute lutte, la nouvelle toison d’or, un trésor caché au fin fond de l’orient, tandis que nous l’avions enfoui au plus profond de notre mémoire ?

Le savait-il lui-même ? Que savait-il de ses vies précédentes ?

Pour ce qui nous occupe, dans ce trésor surabondant, il y a cette incompréhensible et novatrice relation organique entre la philosophie et l’expérience mystique.

Incompréhensible en effet pour un occidental à qui Plotin fut présenté comme un allumé par les théologiens étriqués, relayés par les scientifiques, plus serviles qu’ils ne le croient …

N’est-il pas curieux qu’en argot, allumer quelqu’un c’est le tuer ?

Ne serait-il pas temps de considérer la langue comme en sachant beaucoup plus qu’elle ne veut bien dire, d’y réfléchir, autre mot polysémique qui pourrait remettre le cerveau à sa juste place …

Je ne sais si j’aurai le temps, mais il me semble important qu’un groupe de jeunes chercheurs venant de différentes disciplines, se rassemble avec pour projet d’exhumer ce que la langue sait que nous ne savons plus …

Je pourrais alors passer le seuil en me disant que ma vie ne fut pas inutile !

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