La mesure, dont on attendait seulement un résultat, est-elle en passe de dicter sa loi ? ...
Cela a mis un peu de temps, quatre siècles pour tout dire, mais nous avons fini par comprendre que le monde dans lequel nous évoluons, contrairement à ce que nous avions cru si longtemps, n'est pas à notre mesure! ...
Oh bien sûr, nous avions mille excuses, à commencer par cette Genèse dont nous étions l'aboutissement, au moins selon ce qu'il nous fut dit pendant des siècles par ceux qui savaient lire ...
Pour autant, savaient-ils bien la lire ? ... à l'époque, il est vrai, nous ne nous posions pas ce genre de question ! ...
Le soleil lui-même, qui nous avait précédés de peu dans cette création à la petite semaine, ne tournait-il pas autour de nous ?...
Alors, pourquoi certains, qui auraient pu se contenter de jouir de l'anonymat confortable du prestige, prirent soudain leurs distances avec ce récit lénifiant, contestant jusqu'à l'authenticité de ce texte dit"révélé" ...
Plus étrange encore : n'étaient-ils pas devenus suspicieux à l'égard du message des sens, mais plus encore de sa collaboratrice servile, la raison, qui, à tord ou à raison, sentant sa fin prochaine, émit un leurre que nous prîmes pour une réalité : "le bon sens" ? ...
D'où sortaient-ils ? ... quels démons les animaient? ... d'eux, on ne savait qu'une chose : ils n'étaient tout simplement plus de cet avis !
La quête de la vérité, prétendaient-ils, devait se faire une fois libre de toute influence extérieure, de toute révélation, de tout raisonnement qui se contenterait de la seule observation ...
Lorsque l'un des leurs, Giordano Bruno, craignant moins pour sa vie que pour ses idées, partit en fumée ... Descartes avait quatre ans !
La nouvelle lui était-elle parvenue à ce moment de la vie où l'innocence est encore de règle ? ... avait-il entendu son père et sa grand-mère en parler à voix basse ? ... toujours est-il qu'une fois devenu celui que l'on sait, il jugea bon de ne pas trop s'attarder à l'exégèse de la bible, de trouver, un peu à l'écart des remous du siècle, un autre terrain de "je' ...
Depuis ce temps où la phratrie des Macchabées, suivie de celle des "seuls au monde" : Socrate, Gordiano Bruno, Jean Moulin, Jan Palach, et combien d'autres encore dont nous n'avons plus idée, sont morts pour celles qui leur tenaient à cœur, l'eau a coulé sous les ponts ...
Pour le dire autrement, c'est surtout l'univers qui s'est éloigné de nous, comme tétanisé par notre impossibilité de prendre enfin notre place, celle paradoxale d'une réplique microcosmique qui chemine vers sa liberté ...
Le soleil au centre et nous à la périphérie ! ...
Au fond, à part les élucubrations d'Aristote, et le "moi" émergent de Gordiano Bruno, il n'y eut pas mort d'homme !...
Avec un peu de temps, l'on aurait pu accepter de n'être plus au centre, de s'en faire une raison, puisque aussi bien, cette dernière tenait le haut du pavé ... d'autant que, loin du regard de ces messieurs de l’École, le soleil magnanime avait décidé de sauver les apparences!
Mais voilà ! ce répit ne nous fut pas accordé, ou pour si peu de temps ... tout s’accélère depuis que l'on sait l'univers en expansion, exilant une fois de plus nos prétentions fraîchement bousculées dans la lointaine banlieue de notre galaxie, en attendant qu'elle soit à son tour convoquée au grand départ vers "on ne sait où", dans cet univers singulièrement dépourvu de centre ...
Drôle d'époque ! ... A mesure que notre cadre de vie se dilate, notre ego rétrécit ! ... sans compter que le pire est à venir ! ...
A notre relégation dans l'espace, désormais actée, succédera très bientôt, je vous l'affirme, la remise en cause de notre représentation du temps !
Le temps qui ne revient pas sur ses pas, ne renouvelle pas ce qu'il a détruit, est une invention récente de l'Occident ...
Une projection en somme, qui nous permit d'ajuster cet inéluctable indolent, à l'inéluctable de notre courte vie !
En Grèce, quelque part entre Homère et Platon, apparaissent sur la scène, obligeamment désertée par les dieux et les héros, de nouvelles formes d'existence, de nouvelles catégories psychologiques qui, il est vrai, "auraient fait tâche" pendant la guerre de Troie ... cependant, rendons à Homère ce qui revient à Homère, il n'était pas devin, mais aède !
Ces nouvelles catégories qui pourraient en somme nous définir sont : les sentiments, le doute, l'inquiétude, la peur, la quête du salut ... sans que ces dernières ne soient divinisées aussitôt que perçues, comme le furent jadis la mémoire, l'inspiration, le désir, et tout ce que les hommes n'auraient jamais, ô grand jamais, songé à s'attribuer ! ...
Le monde, décidément, s'était retiré, ne se donnait plus à voir en images ! ... restait le mystère, abandonné à lui-même, comme un bois flotté dont on se demande ce que l'on pourrait bien en faire ! ...
A l'image de ce qu'il adviendra un jour du cosmos, l'univers psychique de l'Homme se refroidit, se contracte, les images du rêve éveillé, chaleureuses, évocatrices, s'évanouissent, alors que s'imposent, sans crier gare, les concepts diurnes, que s'installe l'hiver de la conscience, l'univers glacial de l'abstraction, comme le ressentait douloureusement Nietzsche, cette vieille âme! ...
Ce "reculer pour mieux sauter", on peut l'observer notamment chez Phérécyde de Syros, homme de la frontière psychique, dernier des clairvoyants, "premier des philosophes", au moins si l'histoire de la philosophie n'avait été finalement confiée aux moins qualifiés, à ceux qui ne comprennent rien en dehors de ce qu'ils peuvent comprendre, aux petits bras de la bande à Aristote ...
L'affaire est d'importance ! ... Cronos, le tueur d'Ouranos, devient Chronos, "le temps", celui qui se contentera de tuer les hommes !
De cette nouvelle conception du temps, de ce temps des hommes pressés sous le regard de la mort, découle paradoxalement notre incapacité à envisager ce temps oublié, cyclique, éternel, "sans vieillesse", vénéré à juste titre par les anciens ...
L'improbable, l'incroyable succès du "big bang", ce canular que nous avons durablement pris au sérieux n'en est-il pas un symptôme ?
Combien nous aura-t-il fallu de temps pour comprendre, pour admettre, que celui qui prononça cette onomatopée en 1949, voulait sensibiliser les auditeurs de la BBC au ridicule de cette hypothèse, à l’impossibilité d'un départ absolu, projection imbécile d'un homme qui conçoit désormais qu'il fut conçu "ex-nihilo" ?
Si nous avions quelque considération pour nos anciens, qu'ils fussent rivés au bord du Gange ou quelque part entre la Mésopotamie et l’Égypte, nous saurions que, si le temps occidental nous emmène vers l'avenir, le temps oriental nous permettrait de mieux comprendre ce que le présent nous propose ...
Nous saurions alors que l'alternative du "big bounce", ce rebond qui contextualise le big bang et le sauve de sa singulière solitude, correspond au pralaya hindou, cette pause cosmique entre deux grands cycles, entre deux kalpa ...
Nous saurions également que les six jours de la genèse correspondent à des cycles cosmiques, des éons, que celle-ci ne se déroula pas à partir de rien, les jours de Vishnou ne sont pas les jours des hommes ! ... et comme le remarque si justement le Talmud, préexistaient le souffle et l'eau ...
Ainsi, ceux qui ont survolés si légèrement la lettre, devront-ils interroger leur nihilisme aux pieds d'argile, cet argument fallacieux du "ex nihilo" !
* Quelque part entre Hésiode et Platon, Cronos devient Chronos ... affublé d'un H, il lui faut vraisemblablement s’alléger du poids du meurtre de son père Ouranos, il devient alors le temps, celui qui tue les hommes qui ne se savent plus exister dans cet ailleurs qui ne saurait se réduire à cet instant fugace entre naissance et mort ...
*"Hommes d'un rapide destin", disait-on avec effroi en Grèce antique, de ceux, toujours plus nombreux qui avaient, au seuil de ce monde, bu à la fontaine de l'oubli, et dont la seule vie semblait s'écouler, inexorablement, de la naissance à la mort ! ...