Secret de famille ...



"A la différence de La Fontaine, Darwin ne se servit pas des animaux pour faire la morale aux hommes, mais des hommes pour dire aux animaux ce qu'ils sont devenus ! ..."

Pierre-Marie Baslé


Non, il ne sera pas ici question de ce non-dit des familles taiseuses, chasse-gardée de la psychanalyse qui en dit souvent plus qu'elle n'en sait, car c'est d'une autre famille dont je voudrais vous entretenir, celle qui déracinée, ne sait plus qui sont ses frères et sœurs, ne se réunit jamais à date fixe, en certaines occasions seulement, dont jamais elle ne décide, quand rien ne va plus sur terre pour quiconque, qu'il soit pauvre ou puissant, quand même la justice s'exerce sans discernement sur les coupables d'être encore en vie ...

Sur l'origine de l'Homme, en Occident, nous avons désormais le choix.

Chacun est libre de faire son marché auprès de qui vendra le mieux ses salades ...

En tête de gondole, cette grosse pomme d'Adam qui s'était mis en tête de juger la création des dieux, en passe d'être supplanté au Box office par les singes malins de la Rift Valley qui s'étaient dit qu'un jour ou l'autre, l'herbe serait plus verte dans la Silicon Valley.

Enfin, il y a la "valeur montante", ces anciens astronautes qui se seraient signalés ici et là dans l'intention de faire notre éducation, quand les nôtres se font toujours discrets dans le cosmos immense ... question d'éducation !

Bref, la genèse de l'espèce humaine restera longtemps confinée, j'en ai bien peur, à l'étroit espace qui sépare nos fantasmes d'une véritable expérience de pensée aboutie !

Comment en effet reproduire les conditions qui permettraient de vérifier la viabilité de tel ou tel scénario ?

Cela va de soi ! ... diront certains.

Curieuse sentence en effet ! ... De ceux qui la prononcent à tout bout de champ dans les dîners en ville, j'aimerais entendre ce que pour eux, il en est réellement du "soi", et partant, ce qui pourrait bien en provenir qui puisse décider du vrai ?

Mais n'est pas Socrate qui veut, et il m'arrive, bien entendu, comme à tout un chacun, d'employer des mots qui en savent plus long sur nous que nous n'en savons sur eux !

(Cette rouerie du langage qui, à notre différence, a pour lui le temps et sa lente dérive, fera l'objet d'une prochaine communication, savoureuse, je l'espère !).

Le "soi", il est vrai, n'est pas trop la tasse de thé de l'occident ...

Le "moi" au moins ne fait pas de chichis, ne fait point mystère de son installation définitive sur cette terre, de sa volonté de s'y sentir bien, ou le moins mal possible! ... revendique ses désirs, ses intentions, son pré carré, j'allais ajouter : son "quant-à- soi" ! ...

Mais si le "soi" si cher à l'orient se réclame de l'éternité cosmique, le "moi", dernier né de l'évolution terrestre, est chose nouvelle !

Et, comme tout ce qu'il advint d'important sur cette planète tellurique, ce ne fut pas sans violence.

Sur ce point au moins, l'orient et l'occident s'accordent.

Pour qui souhaite épier le moment où se produisit, ici et là, cette nouvelle genèse sans laquelle dire "moi" ne serait pas parler de soi, deux textes fondateurs s'imposent : le mythe de Dionysos, la Bhagavad-Gita ...

Toutefois, afin de me préparer à ce grand écart, je m'entourai des conseils d'un médecin-philosophe de mes récents amis*, chaman sicilien, visionnaire inspiré, exilé en ce monde, pillé sans vergogne par ceux de ses successeurs qui ne le refusèrent pas, mais pensèrent bien plutôt à s'y établir...

Celui qui fut pillé, tenu à l'écart de l'occident aristotélicien, de cette dictature du "ou", de la logique en somme, qui s'effiloche chaque jour un peu plus sous nos yeux sous l'assaut conjugué du Blob et des accélérateurs de particules ... celui-là donc, dernier parmi les siens a avoir passé en tous sens la frontière qui nous sépare des hommes d'avant, de ceux qui n'avaient pas de "moi", c'est Empédocle!

Avant toute chose, un constat !

Ce que nous appelons l'Occident, s'il venait demain à disparaître ( n’obtient-il pas tout ce qu'il entreprend ? ...), pourrait se résumer, selon moi, mais qui, j'en conviens, ne va pas de soi, à l'aventure du "moi", et partant, à la possibilité de notre liberté ...

Assurément, ce tout nouveau sentiment du "moi" mit infiniment moins de temps à s'affirmer à la surface de Gaïa, que le singe de la Rift Valley à se redresser pour finir recourbé devant un écran qui le dépossède subrepticement de cette différence qui fait la différence, après lui avoir habilement sous-traité sa mémoire ...

Dionysos !

Dionysos aura toujours été un mystère !... Comment diable a-t-il réussi à se faire un nom alors que plus personne ou presque ne sait son rôle primordial dans la genèse de ce que nous sommes ?

Dionysos est accessible à tous ceux qui acceptent de voir que ce qui est folie, excès et démesure aux yeux d'une humanité qui eut son temps, est sagesse aux yeux des hommes qui attendaient leur tour sous l'horizon de l'histoire ...

Ces hommes, c'est vous, c'est moi! ...

Lorsqu'il apparaît, Dionysos, c'est l'autre, le différent, dans tout ce que cela a de subversif dans la Grèce de son temps ... Socrate n'en fit-il pas les frais ? ... de ce point de vue, qu'est-ce qui a vraiment changé ? ...

Alors la question se pose : en quoi un marginal, un différent, un subversif, pourrait préfigurer ce que nous sommes, qui hier encore lapidions en chœur et de bon cœur celui ou celle qui ne nous ressemblait pas ?

La clé de cette énigme réside dans l'oubli !

A partir du moment où les Khmers rouges de l’Athènes classique décidèrent que la seule relation au monde envisageable était la toute nouvelle pensée conceptuelle et que, par conséquent, le mythe, c'est ce qui n'existe pas ... fut condamnée, au double sens du terme, la seule voie d'accès au monde d'avant, à ce monde non fragmenté, non mis en pièces, où la plus petite unité de conscience observable est la tribu.

Dans ce monde consanguin, l'individu n'est pas encore! ... L'individu, oui, vous savez, celui qui dit "moi je" à tout propos, avant même de les tenir !

Redonnons donc la parole au mythe :

Chez les anciens grecs, une figure exprimait la relation fusionnelle qu'ils entretenaient avec l'univers, c'était celle de Dionysos Zagreus, le premier Dionysos. Né de la rencontre de Zeus et de Perséphone, fille de Déméter, donc des forces cosmiques et des forces terrestres, il exprimait la conscience unitaire qui unissait les hommes entre eux et ceux-ci au cosmos.

Héra, épouse légitime de Zeus et qui incarne aux yeux perspicaces des grecs d'avant la philosophie, la jalousie, c'est-à-dire le dissemblable, ce qui est divisé, pluriel ... Héra donc, ordonne aux titans de mettre en pièces cet enfant illégitime.

Athéna, incarnation de la pensée conceptuelle, viatique qui permettra à l'homme dispersé de remettre un peu d'ordre dans cet indescriptible chaos, récupère, dans les décombres d'un monde révolu, le cœur du premier Dionysos pour en faire un philtre d'amour qui rapprochera Zeus de Sémélé, princesse de Thèbes, mais néanmoins simple mortelle.

Ainsi naquit Dionysos, incarnation d'une conscience morcelée, individualisée, contraint de retrouver le fil d'un monde désormais en miettes, de s'isoler en son for intérieur pour observer les phénomènes au travers des fenêtres des cinq sens.

Grande Grèce, quelque part en Sicile, entre Homère et Platon ! ...

Que dit Empédocle, pour faire simple :

Deux forces s'opposent en toute chose, petites et grandes, dans le microcosme comme dans le macrocosme : l'amour et la haine, en leurs variations infinies : attraction-répulsion, désir-aversion, jalousie-admiration,etc.

Cependant, il ne s'agit pas entre elles d'une tension permanente, mais d'un "pouvoir alterné", d'un "tantôt, tantôt" **...

Ce "tantôt, tantôt" qui décrit vraisemblablement les grands cycles cosmiques, les Kalpa hindous, j'eus l'intuition qu'il peut éclairer puissamment les petits cycles civilisationnels (Yuga) ...

Pour en revenir à Empédocle, quand "vient le temps de la haine", tout ce qui était uni, tout ce qui était un, harmonie, se retrouve à l'état de dispersion, devient pluriel, atomisé, dirions-nous désormais ...

Un nouvel ordre alors se reconstitue lentement, cahin-caha, non sans quelque incongruité : un homme à tête de bœuf (le minotaure), un œil sans visage (Salvador Dali) etc.

Une fois passé cette première phase d'après chaos, tout se réorganise par affinités, le même va au même, l'amour par exemple, se porte exclusivement sur ceux de son sang, ceux de la tribu ...

Et maintenant, la parole est à l'épopée :

Paradoxalement, pour ce texte majeur qui nous conte la fin d'une époque où l'homme n'existe que par, et pour, ceux de son sang, de sa tribu, en même temps qu'il annonce la venue prochaine d'un mutant, différent, autonome, secret, qui ne parlera plus seulement, ô sacrilège! au nom des siens, mais plus volontiers de lui ... l'orient se montre plus "terre à terre" que le mythe grec! ...

Ce drame cosmique, pour l'essentiel, se passe ici-bas, sans intervention, ou presque, des dieux, car la jalousie, au rendez-vous toujours du cataclysme, est incarnée ici par un être de chair et d'os, comme on dit désormais par abus de langage, non point déesse délaissée, mais cousin "germain" spolié ou s'estimant tel, d'Arjuna, le héros principal de la Bhagavad-Gîta.

Variante du mythe de Zagreus, mais non moins gore, nous assistons à l'étrange naissance, à la fantastique naissance, de celui qui incarne cette jalousie dévastatrice, à l'abri, il est vrai, de notre voyeurisme pédant et anachronique...

La chose est simple, la situation compliquée (nous sommes en Inde!) : pour des raisons que la raison ignore, la tante paternelle par alliance d'Arjuna accoucha d'un monstre, embryon né sans forme, indifférencié, mais potentiellement gros d'une centaine d'individus qui furent finalement amenés à terme, in vitro, après la mise en pièces systématique de cette forme de vie qui n'avait plus lieu d'être ... ***

Dès qu'il s'agit d'expliquer l'inexplicable - "contre intuitif" dirions-nous désormais - le mythe ne saurait se refuser!...

Pour parler comme les anciens grecs, dans ce mythe aux saveurs orientales, épicé au delà du raisonnable : Jalousie est fille de Dispersion, cause, à son tour, de la dispersion de ceux qui hier encore étaient frères par le sang, signant la fin d'un cycle où l'amour de l'homme pour son semblable - à la condition expresse qu'il lui ressemble - s'était insensiblement transformé en haine de l'autre, du différent.

Cette permutation de rôle entre la haine et l'amour fut exhumée sur un tout autre chantier par le génial Jean Bollack, lors de ses travaux visant à reconstituer la cosmogonie d'Empédocle.

Un dieu toutefois est omniprésent dans la Gita, sous une apparence humaine, et c'est Krishna, avatar de Vishnou, fait cocher en cette circonstance, d'Arjuna, guerrier magnifique, jusqu'alors sans faille et sans défaite - sans peur et sans reproche, dira le moyen-âge - et qui va l'initier à ce que doit être un homme dans le cycle qui s'annonce par cette "lutte finale" de fin d'un monde.

Au fil des millénaires s'était donc édifié oralement le Mahâbhârata, océan sans limites, grondant, menaçant, au rythme de ses deux cent mille strophes incantatoires, lancées à l'assaut du socle mémoriel et invisible de ce qui fut ...

... à la surface duquel l'occident du XIXème siècle, avide déjà de tout ce qui ne serait pas lui, aperçut ce frêle esquif de la Bhagavad-Gita, où il se disait discrètement, de maître à élève, loin du voyeurisme occidental, la fin de l'époque du rêve éveillé, le prochain avènement du nouvel homme, de l'homme intérieur, exclu des mystères du monde, solitaire, à qui il fut confié pour tout viatique, l'attelage indocile de ses cinq sens et de son cerveau.

Issus du même lit, à une génération près, les deux camps, les deux armées immenses, augmentées des armées du monde entier, se font face ... l'enjeu est cosmique, mais à la seule idée de devoir affronter ceux de son sang, le sol sous ses pieds se dérobe, Arjuna défaille ...

La mystérieuse relation du sang et du psychisme était encore connue des Pharaons qui la mirent en pratique avec des succès mitigés, mais plus près de nous, connue également d'Empédocle, puis d'Aristote et, encore plus près, quoi qu'il en coûte à vos idées reçues, de Descartes ...

Et puis vint l'époque des lumières, et tout ce savoir ancestral fut mis sous l'étouffoir ...


De l'Allemagne de Schopenhauer, au monastère tibétain égaré au pays du foie gras, l'orient est désormais de toutes les modes, mais ceux qui entendent suivre la dernière, bien souvent, feuilles légères emportées par le vent, laissant sagement à la porte , comme il leur est demandé, leur raison en même temps que leurs souliers, ignorent tout des raisons de ce retour en force de ce que, si longtemps, nous avons ignoré ...

Ne sachant plus où donner de la tête devant ce texte immense, deux choses obnubilent les fils cachés de Freud et de l'oubli, vous savez, ceux dont le regard s'attarde au doigt du sage qui n'avait d'autre ambition que de pointer la lune :

Et c'est tout d'abord, la providentielle défaillance de l'intrépide Arjuna devant l'épreuve, qui ne saurait décrire la fin d'un monde, un drame cosmique où un homme meurt pour laisser place à celui qui advient, mais plus prosaïquement, la fin de leur culpabilité, la fin de ce petit monde régi par la terrible injonction paternelle, quasi tribale : "tu seras un homme mon fils!" ...

Pauvre occident! ... parfois il m'arrive de me demander pourquoi j'ai décidé de m'incarner en cet endroit du monde, à ce moment précis, où il ne sait plus rien de sa mission, et qui porte, pour un instant encore, sa grandeur passée, comme une défroque chargée de mauvais souvenirs ...

Enfin, paradoxe des paradoxes, dans les monastères tibétains réfugiés en pays gaulois, vous ne trouverez pas beaucoup de laissés pour compte de la sauvage compétition libérale (on ne dit plus occidental qui "sonne" colonial", le libéralisme ne colonise pas, son "moi" est trop fort pour être partagé ...), mais bien plutôt ceux qui ont su s'adapter, en tirer quelque profit ...

Sorti vainqueur du struggle for life, le "moi" perd pied, vient chercher le réconfort ultime d'un enseignement où il lui est dit qu'il n'est rien ! ...

Mais revenons à Empédocle via Jean Bollack ...

A cet homme utile, qui, comme tous les intellectuels authentiques, signale sa dette à Plutarque.

Qu'a-t-il entrevu et qui fut à l'origine de mon travail ?

Dans le "tantôt, tantôt" de l'amour et de la haine, il ne s'agit pas d'un simple remplacement, d'une alternance logique, de "ceci ou cela" comme l'imposera Aristote, mais de "ceci et cela", d'une superposition, comme savent les physiciens quantiques.

Ainsi, Jean Bollack, distingue deux phases : l'amour 1, soit l'amour du même, gros de la future mainmise de la haine pour le différent et qui finit par se superposer, et l'amour 2, ou amour de l'autre ...

Krishna est venu annoncer à son élève Arjuna, et à lui seul, que le temps de l'amour exclusif pour ceux de son sang était terminé.

Quelques siècles plus tard, un galiléen, donc de sang impur aux yeux du Sanhédrin, viendra verser le sien après avoir adressé ces quelques mots à ceux qui restaient ici-bas pour un temps encore, et pour qu'il fut dit : "qui mon père? qui ma mère ?" ... "aimez-vous les uns les autres !"






* dont je savais l'existence, mais qui me fut présenté sous un autre jour par Jean Bollack.

** les hindous parlent de Kalpas, grands cycles cosmiques, et de Yugas, cycle civilisationnels, la Baghavad-Gîta se situant précisément à la charnière entre l'ancien cycle et le nôtre


*** pour les amateurs d'anciens astronautes, le Mahabharata, guerre totale qui fit des milliards de morts, contient des passages surprenants où l'on pourrait reconnaître sans trop se forcer des missiles intelligents, des bombes aussi brillantes que des milliers de soleil ! ... "in vitro" désigne des jarres emplies d'huile et d'eau ...






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