Empédocle et Plotin, ou la souffrance de ne pas se sentir chez soi !

" Souvent, lorsque je m'éveille à moi même en sortant de mon corps, et qu'à l'écart des autres choses, je rentre à l’intérieur de moi, je vois une beauté, une force admirable, et j'ai alors la pleine assurance que c'est là un sort supérieur à tout autre, je mène la meilleure des vies, devenu identique au divin, installé en lui, parvenu à cette activité supérieure en étant établi au dessus de tout le reste de l'intelligible, après ce repos dans le divin, quand je suis redescendu de l'intellect vers le raisonnement, je suis embarrassé pour savoir comment cette descente a eu lieu, et comment mon âme a jamais pu se trouver à l’intérieur de mon corps., si elle est bien en elle-même telle qu'elle a pu se manifester quoi qu'elle soit dans un corps "
Plotin

En scrutant le fascinant destin de ces deux fils spirituels de la Grèce antique, enfant prodigue de l'Orient qui, jamais ô grand jamais, ne voulut revenir, je ne peux m’empêcher de penser à ce que disait le merveilleux Henri Corbin sur le problème du mal tel que vécu par les soufis perses.

Pour ces dignes successeurs de Zoroastre, situés, de manière souvent inconfortable, au carrefour de plusieurs grandes spiritualités : le mal qui ronge l'Homme, c'est de ne pas se sentir "chez soi" ...

A l'évidence, de ce point de vue, Empédocle et Plotin, ne se sentaient pas chez eux aux époques respectives où ils vécurent, mais j'ajoute, c'est là mon sentiment, qu'ils sont tout deux des orientaux "égarés" en occident par les mystères du karma et de l'ordonnance du monde, à tout le moins des âmes ayant connu un monde où l'occident attendait encore son destin sous l'horizon de l'histoire .

Écoutons Empédocle :

" me voici parmi vous comme un dieu immortel
je ne suis plus mortel
quand ainsi couronné, j'effectue mon entrée
dans les riches cités, des hommes et des femmes
je recueille l'hommage
ils me suivent en foule
me demandant de leur montrer où est la voie qu'il convient d'emprunter
certains viennent à moi pour entendre un oracle
et d'autres, affligés de maux de toute espèce
attendent de ma bouche le mot qui les guérit
car cela fait longtemps qu'ils souffrent de mots cruels"

Dans les deux cas, l'Occident, tel qu'il a évolué dans sa représentation du monde, pense avoir affaire à des fous, à tout le moins à des mystiques, ce qui n'est pas beaucoup plus honorable, mais leur évite la double peine de la camisole par contumace, additionnée de la mise à l'index par ceux nombreux qui derrière l’Église, modèle pourtant détesté, aiment bien montrer du doigt ceux qui ne pensent pas comme eux.

Empédocle fut injustement écarté - par ceux qui, à défaut d'être philosophes se sont occupés comme ils pouvaient à imaginer son histoire - de la liste des fondateurs de cette nouvelle relation au monde qui s’exerça par la pensée, quand Plotin a aujourd'hui encore le don de rendre hystériques nombre de théologiens qui jusque là avançaient masqués au bal des faux-semblants ...

Empédocle

Participant à (et de) la montée en puissance de la toute nouvelle rationalité, ses visions depuis trop longtemps délaissées, pourraient pourtant féconder utilement, la compréhension que nous avons de la mythologie, mais aussi l'astrophysique, la biologie évolutive, l’anthropologie.

Il est vrai qu'Empédocle fut, de temps à autre, en proie à ces "coups de blues", comme l'on dirait actuellement, où dans un état second, il crie sa douleur d'exilé, de banni, de la Terre et des cieux ... de la nature qui aime à se cacher, comme disait Héraclite.

De cette nature qui, à l'image d'Artémis ou d'Isis, pris le voile pour rejoindre le nouvel ordre cosmique et devint maya ...

L'aigle prussien aux sourcils broussailleux avait perçu depuis la hauteur des siècles cette scène étrange au cours de laquelle Empédocle, excédé, renverse la statue du Dieu Pan qui refuse de lui répondre...

C'est que le chaman d'Agrigente ne peut se résoudre à cette insuffisance de la pensée dès lors qu'il s'agit de dire le vrai de la nature.

La nature, il la ressent dans ses veines, dans ses tripes ... le ballet incessant de l'amour et de la haine qui fait tourner les têtes, fait également tourner le monde.

Seul est vrai ce qui est fécond!

Il me semble que Goethe, auteur de cette sentence impitoyable pour les bavardages qui nous accablent, serait d'accord avec moi ( je ne me pousse pas du col, c'est juste une question de chronologie! ...) pour renvoyer les amateurs de vérité aux travaux du regretté Jean Bollack sur celui qui, par ce mélange organique de vision et de spéculation, contribua à éclairer une partie non négligeable des mystères de ce monde.

Prochainement, il nous faudra revenir, munis de cet outil fantastique que JB exhuma, sur quelques épisodes restés mystérieux.

Je pense notamment à la mise en pièces de Dionysos Zagreus, au mythe de Thésée et la Bhagavad-Gîtâ ...

Exotique ! comme tout cela est exotique ! ... c'est vous, vous et moi, qui serions exotiques si tout ne s'était pas déroulé comme il est dit dans ces deux mythes fondateurs, dans cette épopée ...

Plotin

Chez Plotin, le regard douloureux, nostalgique, se déplace de cette nature qui se dérobe, à celle de l'Homme qui n'est pas beaucoup plus transparente...

C'est qu'entre-temps, l'âme, fille de la pensée, que les muses n'avaient pas songé à présenter à Homère, avait grandi, peu être un peu trop vite, passée sans transition des affres du doute de l'adolescence aux difficiles questions d'adulte, sur cette mère indigne qui l'avait abandonnée en rase campagne, sans autre horizon qu'une mort certaine! ... *

Des réponses furent apportées, nombreuses et disparates, mais permettant à chacun de choisir le scénario qui lui permettrait de retourner dormir ...

Tout aurait pu en rester là (et dans une large mesure, on en est toujours là!), mais c'était sans compter sur la survenue d'un insomniaque qui ne supportait pas la solitude ...

Comme hier la nature à Empédocle, à Plotin, la vie de l'âme semble voilée ...

Empédocle en tire les conclusions et se jette dans l'Etna, Plotin cherche un coupable ...

Et la sentence tombe, volcanique, pour toute une population qui ne vivait plus que pour elle : le coupable de cet escamotage est la pensée !

La même qui, paradoxalement, lui révéla son existence, l'avait amenée jusqu'à la porte de son antre, s'était subrepticement retirée sur la pointe des pieds ...

Nombre de chercheurs chevronnés ont tenté l'ascension de la face nord de ce sommet qui s'impose toujours parmi les plus hauts de la pensée occidentale, mais, vraisemblablement par manque d'oxygène, ils aboutirent invariablement, derrière le premier de cordée, à ce qui ne peut plus être pensé ...

Ce n'est pourtant pas faute d'avoir été avertis par celui qui avait réussi l'ascension à deux ou trois reprises, non par ses propres forces, les guides avaient bien prévenu, mais parce qu’il fut élu ... l'Un ne saurait être atteint au seul motif qu'un seul parmi tous les autres, aurait eu la volonté de rentrer au bercail et payé le prix fort ... Plotin n'est pas un coach facile à suivre !...

Krishna non plus qui demande de renoncer au fruit de ses actes, sans pour autant cesser d'agir ...

Donc, nulle promesse pour couronner l'effort, moins encore d'attributs s'il s'agit d'orner la divinité.

Mais nos sportifs de haut niveau n'ont pas entendu son message et lorsqu'ils revinrent meurtris, engelures à l'âme et meurtrissures de l'ego, il leur fallut abandonner la foi pour laisser la place au raisonnement ...

Parmi les plus courants parmi ces consolations, celui qui veut que la complexité de la construction plotinienne, vienne d'une habitude somme toute banale, dans les milieux intellectuels, de faire son marché chez les uns et chez les autres ... il aurait donc mis dans le même panier, avant de s'en retourner en cuisine, selon nos alpinistes reconvertis en sherpas des collines : Platon, Aristote, un peu de l'herbe plus verte du stoïcisme pour le liant ... pas d'orphisme, bien entendu, ce dernier n'ayant jamais eu d'étal sur la voie publique ...

La purification de l'idée que l'on se fait de Dieu, amorcée quelque huit siècles plus tôt dans le plus grand secret des confréries pythagoriciennes, fragilisée par son passage à l'air libre, trouve chez Plotin, une forme d'achèvement, ou une impasse, selon les opinions, en ce sens que de l'idée que l'on se faisait de dieu, par soustractions successives, "décontamination" ne serait pas excessif, on aboutit au constat que l'on ne peut plus s'en faire aucune ...

A plus d'un titre, Plotin est une énigme !

La première, à laquelle tout le monde pense spontanément, c'est celle de la proximité de sa philosophie avec celle infiniment plus ancienne des hindous.

Cette tentative insidieuse, insistante, de nier le mystère du monde, parcouru ici et là de sauts qualitatifs, exemptés de logique, de ravaler une pensée originale à une pâle copie qui voudrait s’exonérer des droits d'auteur, de dénier toute authenticité à ce qui nous viendrait du passé dès lors que sa grandeur nous surprend, de jeter la chaux vive sur le souvenir d' Abraham, d'Homère, de Jésus, de Shakespeare, me fait penser qu'une certaine histoire ne s'est pas achevée en 1945.

Non, si l'on tient vraiment à faire des rapprochements, après tout c'est une manière d'approcher !... ce que je vois, c'est un double mouvement, non pas celui de descente et de remontée de l'âme qui occupa apparemment Plotin à plein-temps, mais le sien propre, circulaire, obsessionnel, autour de l'Un et qui renvoie comme par un effet de miroir à la circumambulation de l'occident depuis bientôt dix-huit siècles, autour de ce bétyle tombé du ciel, quelque part entre deux pyramides en péril, au terme d'une trajectoire dont personne ne saurait dire pourquoi elle fut contrariée au dernier moment.

Stanley Kubrick, dans les premières minutes de " 2001, l'Odyssée de l'espace", avait-il mieux compris, ramassé en une seule image, l'Un et le multiple, la sidération du multiple devant ce monolithe, dépourvu d'aspérités, impénétrable, que ne pourrait le faire aucun discours savant, cet Un à l'état de dispersion ...

Sans transition :

Il était alors ni non être, ni être
ni mort, ni non mort
les ténèbres étaient noyées par les ténèbres, en ce temps-là
tout était eau, indistincte
l'un respirait sans souffle, par lui-même, au delà
qui pourrait dire d'où il est né ce déploiement, d'où ?
les dieux sont nés de ce jaillissement, ensuite

Éléments de l'Hymne X 129 du Rig Veda

En Occident au moins, les différentes versions disponibles de la Genèse eurent cette politesse insigne de se mettre à notre niveau !...

Saurons-nous jamais apprécier à sa juste valeur ce luxe de pouvoir se faire sa propre idée de cet instant où nous n'étions pas là ? ...

Entre l'image des sept jours de la création et l'onomatopée du " Big bang", les dieux bienveillants de la bible ou du CERN nous ont épargnés cet effort voué à l'échec de nous hisser à leur inaccessible hauteur ...

Toutefois, le temps de l’auto-flagellation n'est pas venu car cette énigme de l'hymne X 129 du Rig Veda en cache une autre, et de taille : pour être ici et là mentionnée dans les Upanishads, cette "genèse d'avant la genèse", ne fit paradoxalement, pas plus que ça, l'objet de commentaires de la part des subtils et prolifiques brahmanes qui n'ont, soit dit en passant, rien à envier à nos Protagoras, Socrate et autre Philon d'Alexandrie.

Ce constat ne résulte pas d'une étude personnelle, où en aurais-je trouvé le temps ? mais de celles de Michel Hulin qui y consacra tout ou partie de sa vie - autant s'entourer des meilleurs!

Légèrement déstabilisé par ce mystérieux abandon de ce texte ô combien fondateur, le délicat Michel Hulin évoque alors la figure massive de Heidegger, cet homme auquel tout un chacun ne penserait pas naturellement en pareille circonstance, mais qui, il est vrai, s'était fait une spécialité de penser l'impensé ...

Culot pour culot, mais à ma modeste place, je souhaiterais avancer une hypothèse impensable, quitte à subir les foudres de l’École, ce nouveau Zeus qui dispose de nos pensées quand lui en prend l'envie ...

Quand je dis "impensable" c'est que je sais que la pensée unique qui sévit depuis plus de deux mille ans en Occident est d'autant plus ancrée qu'elle n'a toujours pas fait l'objet d'une prise de conscience.

De quoi s'agit-il ?

Notre conception de la vie "à un coup", amorcée par Aristote, relayée par la dogmatique romaine et son clone scientifique, est fondée, si l'on y regarde d'un peu plus près, sur un mythe ...

Cette rupture d'avec le monde spirituel, cet aveuglement de celui qui, de sa vie, n'a jamais rien vu venir, est résumée par la "bonne" réponse que fit Œdipe à la Sphinge : la vie de l'Homme se résume à une déambulation entre les deux bornes que sont la naissance et la mort, tout d'abord sur quatre pattes, puis sur deux, pour se finir sur trois ...

Œdipe pouvait dès lors poursuivre son chemin vers Thèbes ... il cru alors entendre dans le lointain la Sphinge prononcer un oracle incompréhensible, mais ne jugea pas utile de se retourner : "maintenant que ton père est mort, entre sans plus tarder dans le lit de ta mère ! ..."

Pour en revenir à ce curieux "oubli" des Upanishads quant à cette parole énigmatique, tout mon propos sera d'attirer l'attention sur le fait que ce commentaire existe, mais, que contre toute logique, la nôtre au moins, il fut élaboré tardivement, en une autre terre, pour un tout autre destin, dans cet Occident indécis du troisième siècle après JC, parcouru en tout sens de disputes acharnées et de discours savants, et qui finira par se donner corps et âme au moins disant, à celui qui avait supprimé tout intermédiaire entre l'homme et Dieu, exonéré les faibles du non-dit de la cooptation, des exercices compliqués, de l'ascèse et de la douleur de l'initiation, au seul motif proclamé de la foi, résumé la Loi envahissante, devenue savante mosaïque d'interdits, à un seul commandement, celui du deuxième amour, comme l'avait prédit Empédocle, sans autre précision : après l'amour du même viendra l'amour de l'autre !...

Plotin ! ...

Philosophe connût-il jamais une telle influence, cachée, inavouable, une telle détestation aussi, et qui puisse réunir ces deux réactions si divergentes sur un constat commun : nombre de points de son legs philosophique et spirituel restent obscurs, y compris pour ceux qui récemment, et non sans talent, y consacrèrent une partie de leur vie.

Quels sont ces points ?

Que pensait-il vraiment du corps ? le savait-il lui même ? ... s'en être émancipé à deux ou trois reprises - ce qui est peu mais à la portée d'encore moins - suffit-il à le caractériser ? d'autant qu'en ces moments de grâce, l'on est vraisemblablement occupé à tout autre chose ... de son propre aveu, il est difficile de mettre des mots sur ce moment propice de la "réintégration" ... le seul sentiment affirmé est celui d'une incongruité, d'une étrangeté, de "ne pas être chez soi " : "comment mon âme a jamais pu se trouver à l’intérieur de mon corps ?"

Malheureusement, ce flou vaudra bien des tourments, pendant tout le moyen âge, à tous ceux qui furent en proie aux "tourments de la chair(e)" ...

Est-ce à l'issue de ces voyages qu'il éprouva le besoin de "décontaminer" le souffle de tout élément corporel, en rupture définitive avec la pensée multi-séculaire de ses maîtres grecs, toutes écoles confondues ?

Pourquoi avoir affirmé de manière insolemment contre-intuitive, en occident au moins, qu'une partie de l'âme restait dans sa "terre" d'origine, ce monde intelligible et divin, tandis qu'une autre venait neutraliser l'âme végétative de l'embryon humain ?

En cette même provocation, pourquoi avoir affirmé que l'âme n'est pas contenue dans le corps mais que tout au contraire elle le contient ?

Pourquoi, comment - c'est moi qui l'ajoute - sans pouvoir s'appuyer sur le mystère de l’embryogenèse, a-t-il pu affirmer que l'un est dans chacune des parties, indivis, identique à lui-même ?

Pourquoi éprouva-t-il le besoin d'aller rencontrer, au risque de sa vie, les sages perses et hindous ?

Quelle est la véritable raison de cet élan qui tourna au fiasco ? ...

Pourquoi les chercheurs occidentaux, en panne d'inspiration, mais surtout de rigueur, imaginent pouvoir rendre compte de son étrangeté au moyen d'un rapprochement hasardeux avec une tradition hindoue réformée, postérieure de plus de cinq siècles ?

A qui viendrait l'idée de se réfugier chez Luther pour tenter de comprendre l’Apocalypse de Jean?

Pourquoi, dans le même temps, s'agissant de Socrate, ferme-t-on les yeux sur sa petite marotte, ce Daïmon qui n'est jamais très loin ? ... Dans notre très grande et généreuse condescendance, voulait-on lui laisser son objet transitionnel ? ... pourquoi dans le même temps, disais-je, passe-t-on sous silence (et se passe-t-on ?) de celui de Plotin dont son élève Porphyre disait qu'il s'était empressé de le rejoindre, sitôt libéré de son corps ...

Le Daïmon des anciens grecs, dont la carrière fut éclipsée par les démons médiévaux, repoussants et grimaçants homonymes, aux mains d'habiles prêcheurs, amateurs d'effets spéciaux et d’apocalypse renouvelable, ne peut se réduire à une seule personnalité, car il a la force d'en animer plusieurs ... cela se savait encore avant que les empereurs romains battus sur le seul terrain qu'ils maîtrisaient hier encore, ne se mêlent de théologie et interdisent les écoles de philosophie...

Observer comment il agit dans cette personnalité que l'histoire retint sous le nom de Plotin, est véritablement fascinant, mais nécessite une mise en perspective du contexte particulier dans lequel se fit cette incarnation...

En Grèce, dans les centres des mystères, près de huit siècles avant Plotin, la pensée commençait à s'imposer comme la nouvelle et prometteuse relation au monde. L'heure de la clairvoyance, des images, du mythe, de ces dieux décidément trop proches des humains, était comptée ...

Se produisit alors un grand basculement : à peine née, pour être pleinement satisfaite, la pensée exigeait de ceux qui s'y adonnaient, qu'ils considèrent leur origine comme supérieure aux dieux du peuple, aux dieux de la cité, dont le comportement, à l'évidence, faisait fi de toute vertu, c'est-à-dire de la recherche de la perfection pour un grec de ce temps d'avant la morale reconditionnée.

Cette prise de conscience, cette exorbitante et secrète prétention d'un petit nombre à l'époque des tout puissants dieux de la cité, et qui valut la mort à un grand nombre d'entre eux, est le prélude à une progressive décontamination de l'idée que nous nous faisons des dieux, et conduira, fut-ce un achèvement, fut-ce une première étape ? à la doctrine de Plotin ...

A "doctrine", je préférerais "science spirituelle", car c'est bien de cela qu'il s'agit !

Voilà deux mots que l'Occident se refuse à rapprocher, mais qui, faisant équipe, permettent d'exfiltrer Plotin de l'univers carcéral de la Philosophie où il reste confiné en attendant que ses geôliers puissent mieux comprendre ce qu'il voulait bien dire.

Science spirituelle !*

En Inde, le Samkhia, une très ancienne école s'en était fait une spécialité.

Quand je dis "école", les hindous disent "point de vue" , ce qui, au passage, en dit long sur tout ce qui nous sépare quant à notre relation à la vérité ...

Qui plus est, ces points de vue sont pluriel et fonctionnent par couple, de manière organique.

Ainsi, le Samkhia, point de vue exigeant sur la descente de l'âme dans les formes, visibles et invisibles, ainsi que sur le rapport instable qu'elle entretient avec celles-ci, est indissociable du Yoga, ascèse née de la fin de la clairvoyance et dont le but est de se débarrasser progressivement des formes, à commencer par soi-même ( renoncer à soi pour retrouver le soi!), pour espérer rejoindre sa véritable origine.

Les spécialistes de Plotin revenus bredouilles ou incertains de leur expédition anachronique chez Shankara, n'auront pas de mal à discerner le double mouvement de procession (procéder de ) et de conversion (retour) qui caractérise l'enseignement de Plotin.

Saint Augustin, dit-on, avait cru déceler chez Plotin comme une présence, un "Platon ressuscité". Bel hommage du converti de fraîche date au maître d'autrefois ... manichéens exit ! ...

Pourquoi assume-t-on tel passé et pas tel autre ?

Mais, pour en revenir au retour de Platon dans un corps de chair en ce troisième siècle de notre ère, étonnant détournement du mystère de la résurrection de la part d'un père de l'Eglise ***, ce ne fut pas un franc succès, car il semblerait, selon les modernes spécialistes, que le modèle fut victime de nombreuses entorses et autres subreptices trahisons ...

Les stoïciens auraient tord de se pousser du col, qui ne peuvent en l'occurrence présenter un meilleur bilan.

Il y avait bien les gnostiques, ces précurseurs de nos intellectuels, dont Plotin pourfendit l'ambivalente posture, qui consistait à dénigrer un monde dont ils s'étaient si bien accommodés...

Orphée, toujours aux abonnés absents d'une humanité expulsée de la course aux étoiles et qui tentait, pathétique, de revenir au train au moyen de quelques concepts disparates.

Pour ma part, j'ai le sentiment que, dès lors que Plotin eut à aborder l’inextricable problème du mal, de son rapport à l'Un, de la matière, du dualisme, il eut beau faire preuve de virtuosité, d'adaptation, se retourner dans tous les sens, il était aussi engoncé dans le carcan philosophique de son époque que dans son corps de chair.

La seule chose où il ne s'est jamais désuni, démenti, c'est l'aspiration, la volonté farouche, de retrouver l'état de Sattwa !

Et là, n'en déplaise à l’Évêque d'Hippone, ce n'est plus Platon qui tente de revivre dans l'ombre de Plotin, c'est son Daïmon qui s'empare des rênes du char de son âme et se manifeste en pleine lumière ...

Sattwa !

Pour le Samkhia, l'âme et, ce que nous appelons la matière, ont toujours existé ...

Pour progresser, remplaçons cette idée que nous avons de la matière, par l'idée de forme. Cela, je vous le promets, ne fera pas de nous pour autant des platoniciens ! ... notre vocabulaire ne témoigne-t-il pas encore que "forme" ne désigne pas nécessairement quelque chose de visible ?

Pour une raison que notre raison ignore, mais qui ne saurait décider de ses mystérieuses raisons, l'âme "descend" dans des formes successives, toujours plus différenciées, dont elle se pare ...

A-t-elle besoin de ces dernières pour se sentir exister ? peut-être ? mais point trop n'en faut, car il s'agit d'éviter la fâcheuse aventure de Narcisse ! ...

Vous l'aurez compris, tout est affaire de distance !

'Rien de trop", disaient les anciens grecs et, à leur manière, leurs lointains successeurs normands, qui se disaient "passionnément modérés" (Pierre Chaunu)

Hors, tout ce qui vient à l'être se détermine par rapport à cette recherche d'équilibre ou de déséquilibre selon le destin que chacun s'est choisi ...

Sattwa consacre le règne sans partage de la lumière, de l'âme sur sa forme du moment; Rajas désigne une forme d'équilibre; Tamas consacre le triomphe de l'ombre, cette forme inférieure qui n'existe qu'à proportion de la lumière.

"Tout ce qui vient à l'être", tout phénomène, animé ou non ...

Ainsi en va-t-il des couleurs : dans le bleu ou le violet, triomphe l'ombre, dans le vert, une forme d'équilibre; dans le jaune ou l'orange, triomphe la lumière ...

A ce stade, deux esprits me viennent à l'esprit : Goethe et Schrödinger !

Quel curieux attelage me direz-vous !

C'est qu'ils ont en commun, consciemment ou inconsciemment, cette connaissance de la science spirituelle du Samkhia : la théorie des couleurs de Goethe ne témoigne pas moins de sa féconde présence que l'énigmatique explication de Schrödinger sur l'énigme de la superposition entre onde stationnaire et corpuscule : "les particules ne sont que la crête d'écume sur l’océan de mon onde!" **

Il s'agit là du troisième stade le la descente de l'âme selon le Samkya :

Au début est la mer originelle, spirituelle s'entend ! indifférenciée
puis quelques vagues se forment tout en restant attachées à leur "base"
alors intervint le début de l'individualisation, ce que conte merveilleusement Schrödinger
pour la suite, qui conduit à ce que nous sommes , il me semble qu'il faudra une communication particulière

Alors, reste l'énigme du Rig Veda : "L'un respirait sans souffle!" ...

L'Un est inexplicable, c'est Plotin qui le dit !
Ceci posé, pourquoi vouloir s'y dissoudre ?
C'est "moi" qui le dit !

Je souhaiterais non pas conclure mais ouvrir une perspective à l'aide d'un parallèle :

A Schrödinger, le destin malicieux ordonna d'abandonner la philosophie pour la physique quantique par le moyen du Prix Nobel !

Si l'on sait que ce prix ne fut pas le résultat d'un dur et obscur labeur, mais tout simplement d'une demande qui lui fut faite par la communauté inquiète, d'expliquer par quelque équation dont il avait le secret, l'incroyable radicalité de Louis de Broglie quant à le structure intime de la matière !...

De ces quelques années d'effervescence, où Schrödinger fut l'un des ferments, naquit le plus grand défi philosophique de l'histoire de la pensée : après le doute cartésien, était venu le temps de l'incertitude !

A Plotin, le karma refusa de rejoindre les brahmanes hindous sur leur terrain, afin de se consacrer à la sensibilisation de l'occident à l'Un, de cet occident qui, dans un même élan, avait tué le Père, mis en pièces Dionysos Zagreus, l'unité de la conscience et du cosmos, créé l'individu, ce mutant doté d'un "moi", refusé ou nié par l'orient.



* il est vrai qu'en ce qui concerne les choses de l'esprit, en ces temps où nous n'avons même plus souvenir d'une quelconque clairvoyance, éteinte, il est vrai, depuis près de trois mille ans, on a le choix entre la révélation, la spéculation ou le désintérêt.

A part, bien entendu, quelques cas isolés dont on peut se demander si ce sont des attardés de l'évolution ou des précurseurs d'une nouvelle phase à venir; ce fut le cas de Plotin qui vit à trois ou quatre reprises Perséphone s'échapper de l’Hadès de son corps ...

** à voir et à revoir sur Google : "Philosophie de la physique quantique" 55', avec Michel Bitbol, ambassadeur éclairé de Erwin Schrödinger, arraché en 1933 à la philosophie méditative par le prix Nobel de physique ... à partir de la 22 ème minute pour les plus impatients ...

*** il faudrait savoir qui, de saint Augustin ou de ses interprètes, n'a rien compris à la résurrection ? Pour tenter d'aborder ce mystère sans lequel le christianisme se déshydrate, je vous recommande le détour par Henri Corbin et son monde "imaginal"... Comment se fait-il que les théologiens romains n'aient jamais pu atteindre un tel degré de clarté qui, accessoirement, confère à ce mystère la possibilité de s'être produit ?

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