Retour à Jérusalem (suite de l'extrait du 14/04/2020)...


Un flot d'images, de sons, d'odeurs, de vociférations, de regards hallucinés, de gestes menaçants, refaisait surface dans sa conscience bousculée, le paralysait, lui interdisait de tourner les talons.

Seul sur le parvis déserté, il luttait de toutes ses forces pour tenter d'agripper une pensée cohérente, un fil conducteur, une sensation connue, qui lui permettraient de prendre un peu de distance avec ce qu'il venait de vivre dans un état second.

C'est alors qu'il revécut, jusque dans les moindres détails, une scène qu'il pensait avoir oubliée...

C'était la première fois!... Judas avait alors sollicité un entretien qu'il lui avait accordé sans trop savoir ce qui le motivait. Il revoyait, comme si c'était hier, cet homme étrange, paradoxal, patriote exalté, retors, prêt à toutes les folies, à toutes les compromissions, pour qu'enfin son rêve messianique s'accomplisse, pour que le royaume de David renaisse enfin de ses cendres, plus grand, plus fort. Voilà ce qui de toute évidence l'obsédait...

Non content d'être reçu sans conditions préalables par le préfet romain, celui-ci, il s'en souvint, n'y était pas allé par quatre chemins :

- Pilate, si j'ai souhaité te rencontrer, soyons clairs, c'est parce que, à la différence de mes frères les plus téméraires, je pense que dans l'état actuel du rapport des forces, nous ne pouvons pas vaincre Rome par la force des armes...

Intrigué par l'aplomb de cet hébreux qui venait le provoquer jusqu'en son palais, Pilate opta pour une pirouette :

- tu me parais plus sûr de notre force que nous ne le sommes nous-mêmes !...

Rodé à l'antique dispute, à ses techniques éprouvées, Judas ne tomba pas dans le piège :

- Pilate, ne perdons pas de temps, je sais bien que vous autres romains êtes passés maîtres dans l'art de ne pas vous attaquer aux vrais problèmes quand il suffit d'en changer les termes afin d'y mettre un terme à peu de frais, mais, ne nous payons pas de mots, entre toi et moi, et tu le sais, aucun messianisme, aucune exaltation, aucun sacrifice, aucun martyr, ne viendront à bout de vos légions.

- Soit, tu es direct ... qu'attends-tu de moi ?

Probablement surpris par le résultat inespéré de son estocade, Judas temporisa, reprit son souffle et martela ses mots :

- lorsque nous avons demandé l'assistance de Rome, vous étiez réputés défendre la justice, les peuples opprimés contre la tyrannie...

Impatient de rétablir son pouvoir, dans l'urgence, Pilate se fit manipulateur :

- C'était il y a près de deux siècles, mais, ôte-moi d'un doute, n'est-ce pas toujours le cas ?

- Non, désormais, et tu le sais mieux que quiconque, le tyran c'est Rome!

Pilate savait la violence souvent extrême des nombreuses factions réfractaires à l'ordre romain, celle de Judas n'était pour l'heure que verbale et c'était là un moindre mal. L'on pouvait encore espérer négocier et il savait sa garnison provisoirement insuffisante en cas d'embrasement généralisé. Les légions stationnées en Syrie - se dit-il - étaient trop occupées à maintenir la frontière avec un orient toujours menaçant. Il décida donc de répondre sans véhémence à cette attaque frontale, sans toutefois se dérober :

- depuis la signature de ce traité, de l'eau, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts, Rome n'est plus une république, tu le sais aussi bien que moi, c'est désormais l'Empire qui vous protège, n'y avez-vous pas gagné en sécurité ?
- Où est notre sécurité quand un tyran nous asservit tout autant que celui dont il fut censé nous protéger?
- Judas : le fanatisme souvent se sert de raccourcis et j'aurais préféré que tu m'épargnes celui-là, entre nous des plus grossiers qui soient : Pompée n'est pas venu pour vous protéger d'un tyran, mais pour vous protéger de vous-mêmes; votre pire ennemi, je te sais intelligent et je sais que tu le sais, c'est vous et vos guerres fratricides...

Judas sembla accuser le coup car, s'il l'avait enfouie au plus profond de sa mémoire, il ne pouvait nier cette évidence, les terribles guerres de succession intriquées au sourd conflit qui opposait pharisiens et sadducéens contrariaient son projet idéaliste de réunification du peuple juif sous l'étendard conquérant du messie annoncé. Privé de la temporisation du déni, il chercha une issue de secours :

- tout cela appartient au passé...

- nous sommes bien d'accord, Judas, mais c'est toi qui l'a convoqué...

- soit, mais désormais les sadducéens et les pharisiens siègent en bonne intelligence au Sanhédrin...

- on peut le présenter comme cela, comme tu dis ... "en bonne intelligence" ... car, dans les faits, les sadducéens sont ultra majoritaires en sièges quand les pharisiens le sont dans l'opinion... D'ailleurs, je te le demande, la bonne intelligence que tu veux me vendre ne cache-t-elle pas le mauvais amour ?


Exalté aux pieds d'argile, Judas semblait atteint... Rompu à l'art de la rhétorique, Pilate sentit qu'il pouvait enfoncer un coin dans la défense adverse. Madré, il se fit énigmatique :

- Ce qui peut nous rapprocher cependant, c'est tout ce que vous et nous avons appris des grecs...

- Et tout ce que nous avons rejeté...

- A quoi penses-tu ?

- À la démocratie !

Pilate au fond prenait plaisir à cet affrontement avec celui qui, selon ses informateurs, était le seul intellectuel de la bande hétéroclite de l'agitateur galiléen, le seul avec qui l'on pouvait discuter :

- décidément, tu ne lâches rien, mais je suis heureux que tu reviennes au présent. Au moins pouvons-nous prétendre avoir sur lui quelque prise...dis-moi, lorsque tu as sollicité cette entrevue, tu avais bien une petite idée en tête !...

- oui, j'y ai longuement réfléchi...

- et ta fougue t'aurait laissé tout ce temps ?...

- Nous autres hébreux marchons plus vite que vos légions car les voies que nous empruntons sont celles de notre cerveau...

- mais elles ne mènent pas à Rome...

- Ce n'est pas dit ! Que sais-tu de l'avenir ? L'Empire, dans sa démesure, n'est-il pas la chrysalide à la mesure de celui qui doit venir ?

Aussitôt que prononcés, Judas regretta ces mots qui trahissaient son ambition démesurée. Mais Pilate, impatient de connaître la suite ne fit pas mine de relever :

- et où t'emmène cette marche cérébrale, à défaut d'être impériale ?

- à un compromis qui peut arranger toutes les parties en présence...

- ce n'est plus de l'intelligence, c'est de la magie !

- Il faut proclamer Jésus roi des juifs avec la Judée pour royaume...

Sous le choc, Pilate s'était assis... puis, après un long silence :

- en somme, toi sur qui j'ai droit de vie ou de mort, tu viens en mon palais et me congédies sans autre forme de procès...bien !...ceci étant dit, cela n'est pas pour m'étonner, car tous les rapports que j'ai sur toi démontrent que tu es aveuglé par ton idéal messianique, on te dit même plus royaliste que le roi...

- que veux-tu dire ?

- Je sais que le galiléen ne partage pas ton ambition...il semblerait qu'il prenne son temps...certains affirment même qu'il interdit à son entourage de dire de lui qu'il est le messie...

- oui... tu es bien renseigné!... c'est malheureusement vrai, et sache que c'est pour moi une plaie ouverte, mais, tout bien pesé, pour toi c'est une véritable opportunité...

- explique !

- Jésus n'a aucune ambition politique...

- oui, je sais, et laisse-moi retourner le couteau dans la plaie, n'a-t-il pas dit à qui ne voulait pas l'entendre : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ! »

- tout le problème est là, pour ce qui me concerne au moins, mais pour vous c'est une occasion que vous seriez coupables de ne pas saisir...

- tu vas un peu vite en besogne, tout bien considéré, ton Jésus ne serait-il pas un révolutionnaire beaucoup plus subtil que tous les excités qui parcourent vos campagnes et vous emmènent au martyr ?

- explique-toi !

- César, tu le sais, bien que cela te révolte et déclenche ton mépris ... César est Dieu pour chacun des nôtres ... n'est-ce pas là une manière habile de le détrôner ?

- je te le redis, c'est un non-violent !...

- les mots peuvent parfois tuer plus efficacement que les armes les plus affûtées ...

A mon grand dam, ce n'est pas un conquérant ... du moins les conquêtes qu'il envisage ne sauraient en aucun cas faire trembler l'empire que tu sers de ton mieux ...

Pilate ne savait plus s'il fallait en finir ou se laisser emporter dans la folie de Judas, il opta pour une voie médiane :

- Ecoute-moi bien Judas, tu as tellement peu le sens des réalités que c’en est attendrissant...imagine une seconde que je me laisse convaincre par ton plan, au point de le transmettre à qui de droit ; qu'en penserait Tibère ?

- Tibère en son temps, aurait pu faire de l'Arménie une province romaine comme vous l'avez fait de la Judée, pourtant il intronisa un roi du cru...

- C'est Auguste qui en avait décidé ainsi, Tibère n'a fait qu'exécuter sa volonté...

- c'est beaucoup moins personnel que cela, c'était en conformité avec la tradition romaine, cela apparaît clairement dans le testament d'Auguste...et c'est ce genre d'attitude qui contribuait au prestige de Rome auprès des nations...

- je te l'accorde... mais, si nous envisagions d'en faire un roi, n'y aurait-il pas immédiatement une levée de boucliers ? Votre peuple est difficile à maîtriser, dans les deux sens du terme... qu'aurions-nous à gagner, la fin de quelques troubles pour des troubles plus grands encore...

- des pans entiers d’Israël sont prêts à le suivre : Jean le Baptiste, l'immense Jean le Baptiste, ne l'a-t-il pas désigné comme plus grand que lui à ses disciples venus de tous les horizons des terres connues jusqu'aux rives du Jourdain, infiniment nombreux, beaucoup plus nombreux que ne le seront jamais les romains sur notre terre sacrée, tu le sais! As-tu oublié les milliers d'esséniens que l'on retrouve ici et là, en communautés soudées tout autour de la méditerranée, mais bien plus encore, jusqu'en Inde, jusqu'en Égypte, non loin d'Alexandrie où la pensée nouvelle se construit ... préparés à sa venue depuis près de deux siècles ... quant aux pharisiens...

Pilate n'y tenait plus, tentant de dénouer l'écheveau complexe et violent de cette terre insoumise, il pensait avoir identifié une faille dans le raisonnement de Judas :

- les pharisiens ! Je t'attendais au virage... ne sont-ils pas ses pires ennemis ?

- Non, loin de là ! détrompe-toi... tes services de renseignements sont-ils bien compétents ?

- peu importe, puisque tu es là pour les seconder!...

Judas accusa le coup, mais se remit très vite car il venait de comprendre que Pilate avait besoin de lui, il décida de jouer le coup d'après et continua comme si de rien n'était :

- le mouvement est tout sauf monolithique : le problème n'est pas entre Jésus et les pharisiens mais entre les pharisiens eux-mêmes...

- permets-moi alors de sourire ... si nous sommes là, c'est un peu pour les mêmes raisons... de loin, vous semblez unis, mais, patatras, à y regarder de plus près, la dissension, jusque dans l'intimité de vos sectes, semble être votre mode de communication préféré...

Judas avait beaucoup de mal à supporter quelque contradiction que ce soit qui pouvait contrarier sa vision. Agacé, il continua sans s'attarder :

- quelques uns d'entre eux, crispés sur la Loi, vivent repliés sur eux-mêmes entre les murs de Jérusalem, mais va, par tes informateurs interposés, dans les synagogues disséminées partout dans le pays et jusque dans la diaspora tout autour de la méditerranée, et tu découvriras une effervescence qui va plus à construire l'avenir avec nos amis grecs qu'à ruminer jusqu'à l'indigestion les règles accumulées de la stricte observance...

Pilate n'en croyait pas ses oreilles, il s'en fit une gourmandise :

- comment? Toi qui rêve d'un royaume messianique pur et dur, semble prêt à oublier la Loi...comment un hébreu tel que toi peut survivre à un tel paradoxe ?

- je ne faisais que répondre à ton objection, et puis, l'idéalisme n'interdit pas un certain pragmatisme dès lors qu'il s'agit d'atteindre son but...

Ainsi Judas semblait prêt à tout pour aboutir au but qu'il s'était fixé, prêt à trahir, en apparence au moins, jusqu'à ses propres convictions, autant que de besoin, à l'image de cet autre Judas, son lointain frère en impétuosité, Macchabée de son nom, qui avait fait venir les romains en d'autres temps, traître à sa patrie mais fidèle à l'idée qu'il s'en faisait.



Extrait de "Rencontres secretes, le rêve de Judas !"

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