Retour à Jérusalem (suite extrait du 21/04/2020)

Mais, plus encore, il n'eut pas rétrospectivement le sentiment que celui qui lui faisait face - si l'on peut dire - correspondait en quoi que ce soit à toutes les relations qui lui étaient parvenues à son sujet, qu'elles proviennent de convertis, d'adversaires ou de sceptiques ...

L'image étonnante de Judas lui revint alors en mémoire : "le temple de chair"... Celui qui s'était tenu en face de lui alors que la foule versatile exigeait désormais la mort sur le champ, n'était-il plus qu'un temple déserté ?

Et, lorsque dans un ultime réflexe il voulut lui demander de s'exprimer, ne serait-ce que sur cette question qui avait taraudé toute l'antiquité, sur la question de la vérité, il n'avait obtenu aucune réponse.

Sur le moment, il n'avait fait qu'enregistrer cette étrangeté, en concluant rapidement que Judas s'était considérablement trompé, grossièrement fourvoyé sur les pouvoirs de ce pauvre hère dont, contre toute attente, lui, procurateur de Rome, avait eu pitié ...

Pourtant, trois ans plus tôt, tout ce que les uns et les autres disaient à son sujet faisait mention de pouvoirs surnaturels...d'un charisme qui fascinait les humbles assemblés et, un peu plus à l'écart, quelques membres inquiets du Sanhédrin.

Que fallait-il comprendre ? Qui était réellement cet être qu'il avait fait crucifier? Un meneur charismatique, un magicien faiseur de miracles, un fils de Dieu comme il prétendait l'être, ou ce pauvre type, incapable de répondre, de faire chavirer une fois encore la foule en rut, et dont le corps l'avait manifestement abandonné avant même qu'il n'ait rendu l'âme ?



*
* *



Soudain, il tressaillit...

Las, ne sachant plus quoi penser de cet imbroglio, de lui-même, quelle conclusion en tirer, tenté par l'oubli salvateur, il décida de regagner ses pénates.

A peine eut-il fait quelques pas, qu'il l'aperçut... Elle était là, silencieuse, sous les colonnes, silhouette blanchâtre, fluctuante, se détachant à peine de la pénombre.

- Claudia, tu étais là!

- oui!

- je suis désolé! si j'avais su...

- ne le sois pas, je sais ce que tu ressens!

- le sais-je moi-même?

- avec le temps, tout va s'éclaircir!

- tu parles de ma responsabilité?

- non, c'est ton ego qui parle ainsi, tu n'en as aucune...

- que dis-tu? je ne comprends plus... attend... ainsi tu ne m'en voudrais pas?

- Judas et toi n'avez rien compris...

- pourquoi dis-tu ça?... comment te permets-tu? toi, d'habitude si nuancée...

- je vais vite parce que Judas est mort de son ignorance et que je veux que tu vives....


La charge était trop lourde. Pilate en fut complètement désorienté, abasourdi; ainsi celle qu'il aimait et respectait, qui, hier encore, l'avait enjoint avec force d'épargner le galiléen, semblait rejoindre sa petite voix intérieure lorsqu'il s'entendit prononcer devant la foule en furie cette phrase juridiquement justifiée mais somme toute minable que la violence de l'instant lui avait volée ... ainsi selon ce qu'il venait d'entendre, il pouvait donc se laver les mains du meurtre de cet homme qui n'avait commis aucun crime...levant les bras au ciel, Il se mit à hurler...

Claudia, imperturbable, laissa tomber une phrase énigmatique :

- il fallait bien que cela sorte, encore que tout n'est pas sorti!...

Pilate s'était assis lourdement sur un petit banc de pierre adossé au socle d'une colonne... Claudia lui avait toujours été précieuse pour tenter de résoudre le mystère qui entourait le galiléen et que manifestement Judas ne voyait pas ou ne voulait pas voir.

Ce point de vue décalé, sensible, cette intelligence du cœur, lui avaient permis tout au long de ces derniers mois de tenir à distance l'emprise intellectuelle, l'envahissement de Judas, exalté, fanatique, souvent brillant, mais tellement ambigu par rapport à la puissance romaine, modèle grandeur nature de ce que pourrait être le nouveau royaume de David et tout à la fois obstacle à sa réalisation...

Il n'avait jamais su ce qui l'emportait chez Judas de la haine de Rome ou de l'admiration. Le savait-il lui-même ? se dit-il...

Au fond ce qui intéressait Judas par dessus tout, ce qu'il courtisait assidûment, l'objet hypnotique de son désir, c'était le pouvoir, la restauration du royaume de David, et, dans cette quête éperdue, il s'était retrouvé nez à nez avec un rival qui avait fait plus et mieux que la plus mégalomane de ses représentations.

Peut-être -pensa-t-il - Judas se débattait-il dans cet imbroglio, ce qui aurait pu expliquer quelques unes de ses incohérences que son intellect brillant ne pouvait laisser supposer.

Mais là, il s'agissait de toute autre chose, Claudia ne semblait-elle pas se ranger à l'opinion commune ?

Comme cela était commode! Les vociférateurs pouvaient dormir tranquille, n'était-il pas avéré par la foule unanime que le galiléen était réellement coupable ?

Par conséquent, il n'osait y penser, en cette hypothèse, ni lui ni Judas n'avaient quoi que ce soit à se reprocher...

Cependant, Claudia restait silencieuse, il sentait confusément que quelque chose ne collait pas...

Il était impensable que cette épouse qu'il vénérait, habituellement si fine dans ses analyses, si prudente dans ses engouements, baisse subitement les armes, rejoigne la rumeur, sa dictature sournoise, sa prétention à dire le vrai, sa subite enflure, son rut final ...

Non, décidément, ce n'était pas possible, Claudia n'avait pu rejoindre le point de vue des vociférateurs...

Interloqué, défait, Il la dévisagea longuement, avec insistance ...

La Lune, là-haut, indifférente, amputée d'une partie de son être par l'ombre portée de la Terre, jouait désormais sans conviction avec les nuages, les espaces, les colonnes ...

Un chien aboyait dans le lointain... un autre lui répondit ...

Claudia, comme à son habitude, avait déchiffré sa muette question :

- je te confirme ce que j'ai vu en rêve, il aurait fallu que tu l'épargnes...

- je ne comprends plus rien...

- je sais ... tu ne comprends plus rien car, selon ce que tu te représentes, pour être innocent, Jésus n'en était pas moins un homme...d'ailleurs tu l'as présenté comme cela à ceux qui vociféraient : "voici l'homme!"

- je ne comprends toujours pas !

- tes maîtres grecs te l'ont pourtant appris : "souvent ce qui est folie aux yeux des hommes peut paraître juste à ceux des dieux!"

- que veux-tu dire?

- je souhaitais que tu l'épargnes, et tu en avais le pouvoir, pour t'éviter ce crime, tout simplement, mais pour autant, ce qui s'est déroulé devait se dérouler...

- je ne te savais pas aussi fataliste ...

- on peut parler comme cela pour les hommes mais pas pour les dieux...

- et pourtant c'est bien ce qui est arrivé...

- tu as raison, et c'est bien là le début du mystère...

- quel mystère?

- les dieux sont omniscients, mais il y a une seule chose qu'ils ne connaissaient pas avant l'aventure du galiléen, c'est la mort...

- au moins aurait-il pu la prévoir...

- c'est bien ce qu'il s'est passé!

- qu'il y a t-il là de divin ? Quel humain ne saurait prévoir sa mort, n'est-elle pas ce qu'il y a de plus certain, de plus démocratique en ce bas monde?

- je te rejoins, mais imagine-toi au sommet de ta gloire, d'une gloire que tu n'aurais su prévoir : comment ? pourquoi ? pourrais-tu exiger à ce moment magique que l'on ne parle plus de toi, et, qui plus est, envisager lucidement que tout cela se finira tragiquement ...

- cela n'a rien d'exceptionnel, à Rome, sur le char du triomphe, un anonyme, épaule contre épaule, soufflait à l'oreille de l'empereur qu'il n'était qu'un homme...

- précisément, tu donnes de la force à mon propos : il fallait que quelqu'un d'autre le lui rappelle... un homme en pleine gloire, cède souvent à la tentation de se prendre pour un dieu... cette énergie indescriptible de la foule en liesse n'a-t-elle pas un avant goût d'immortalité ? ... le galiléen lui, avait interdit à ses proches de dire qu'il était le fils de Dieu ...

- soit ! répondit Pilate, mais, qu'est-ce que cela prouve? tout au plus qu'il était resté maître de lui-même, qu'il n'avait manifestement pas oublié la fragilité des engouements, le tragique de la vie...

Mais plus encore, cela lui parlait ... lui revint alors en mémoire cette scène étrange qui l'avait profondément intrigué, rapportée par Claudia qui n'y avait pas assisté mais, ayant su mériter leur confiance, l'avait recueillie auprès des gens simples de son premier cercle.

C'était à la fin d'un rassemblement comme il s'en produisait de plus en plus à l'annonce de sa venue ici ou là, mais celui-ci, pour la première fois, avait mobilisé une foule impressionnante.

Le galiléen, les ayant pris à part, leur demanda ce que les gens disaient de lui...

A cet instant du récit, Pilate, trop prompt à conclure, s'était dit qu'il tenait enfin un signe qui allait apporter de l'eau au moulin de Judas. N'était-ce pas la preuve que le galiléen était un activiste comme un autre, surdoué vraisemblablement, mais avant tout soucieux à ce moment précis du tournant de sa carrière, de mesurer sa notoriété?

Mais Claudia qui avait pourtant remarqué son émoi, continua imperturbablement :

- " ... les uns lui dirent que certains pensaient qu'il était Élie, le grand prophète disparu, sauf de la mémoire collective des hébreux, et dont chacun savait plus ou moins confusément qu'il devait revenir un jour ou l'autre, mais plus sûrement un jour pas comme les autres ... d'autres encore qu'il s'agissait de Jean, l'intransigeant, le fou de Dieu, celui qui baptisait à tout rompre les enfants de l'apocalypse dans les eaux vives du Jourdain, juste avant qu'elles ne soient corrompues par celles létales de la mer morte ... ce plus grand que Jésus, récemment décapité pour avoir osé rappeler la loi juive à Hérode junior, cette loi omniprésente qui façonnait sans relâche la psyché des humbles tout en s’immisçant dans la chambre nuptiale des souverains ... sa réputation avait depuis belle lurette dépassé les frontières de la Palestine mais bien plus encore, celles de la mort... certains allaient jusqu'à prétendre que ce qui "flottait", un peu comme une aura collective, sur le groupe des douze, était assurément d'une autre ordre qu'une simple réputation ..."

Ainsi, pensa Pilate, certains hébreux croyaient dur comme fer à la transmigration des âmes, mais il n'eut pas le temps de s'attarder à cette similarité avec les croyances des anciens grecs car Claudia ne laissait aucun temps mort dans la relation qu'elle avait entreprise de cette scène étrange :

- " ... Jésus les écoutait en silence... avait-il l'air dubitatif ? Qui aurait pu le dire ? puisque à ce moment précis, il leur tournait le dos ... Où son regard pouvait-il bien porter? dans quel lointain ? était-ce à l'intérieur de lui-même ? au royaume de son père ? son silence était-il un appel ? toujours est-il que Simon, le pêcheur du lac, comme lui imprévisible, homme d'un monde ancien qui n'aurait su rien dire d'autre que ce qu'il voyait, rompt le silence pour clamer haut et fort à ceux qui ne voient déjà plus rien : tu es le messie! ..."

Le galiléen décidément ne faisait rien comme les autres : ses victoires, il les remportait à un rythme effréné, ne songeant jamais à en faire un quelconque triomphe, souhaitant bien au contraire que tout cela ne s'ébruite pas, à tout le moins que personne n'en déduise ce qu'il avait d'exceptionnel...

Cela n'avait pas pu échapper à Judas...comment le vivait-il? comme beaucoup d'intellectuels, poursuivait-il son rêve, sa construction bancale, tout en sachant depuis belle lurette qu'il s'était fourvoyé?

Surdoué, le galiléen ne voulait apparemment pas tirer profit de sa notoriété fulgurante... était-il tout simplement égoïste? ... pourquoi alors avoir embarqué dans cette aventure sans issue douze pauvres hères qui ne demandaient rien à personne, ou du moins dix d'entre eux, ceux des tribus du nord, ces sangs mêlés, quasi païens, attardés de l'évolution, qui n'avaient, contre toute raison, ni le goût des joutes intellectuelles, ni la fibre nationaliste de la tribu de Judas.

Extrait de "Rencontres secrètes, le rêve de Judas"

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