Retour à Jérusalem ( suite de l'extrait paru le 18/04/2020)

Il sentait bien que Judas tentait de le manipuler, son ambition messianique débordant largement à l'évidence le petit arrangement temporel qu'il s'acharnait à lui proposer. Mais encore une fois, parmi les extrémistes, il était le seul qui tentait d'arriver à ses buts par le dialogue, même si son discours était truffé de faux-semblants, de trompe-l’œil plus ou moins réussis, bien loin en tout cas des beaux raisins peints par Zeuxis, si réalistes que les oiseaux s'étaient jetés dessus...

Non, Judas n'avait décidément pas ce talent, mais il désirait ardemment que la réalité vienne s'ajuster à l'image qu'il en avait.

D'ailleurs, tout bien pesé, qui manipulait qui ? L'essentiel d'ailleurs n'était pas là, n'était plus là.

Pilate essayait de se faire une idée de ce qu'il se passait vraiment derrière cette agitation nationaliste désordonnée, cacophonique certes, mais qui, le passé en témoignait, pouvait se regrouper en un seul instant, à l'initiative d'un chef d'orchestre subitement sorti de l'ombre, des projets mystérieux de l'une ou l'autre de ces sectes qui fleurissaient ici et là.

Comment oublier l'épisode des Macchabées ? ces quelques membres d'une seule famille, apparus spontanément, au moins pour un spectateur superficiel, inattentif aux mouvements souterrains qui président à l'apparence des choses, immédiatement soutenus par les pharisiens et une partie du peuple, et qui mirent hors d'état de nuire les envahisseurs grecs et leur armée jusqu’alors invaincue?

Comment oublier que Rome, bien loin de faire preuve d'une quelconque audace, à tout le moins d'honorer sa réputation de défenseur des peuples contre les tyrans, se contenta alors de compter les points, de nouer des alliances tactiques – les mots, toujours les mots ! pour espérer, le jour venu, tirer les marrons du feu.

Et ce jour était venu ! près de deux siècles plus tard ... quant aux marrons, ils étaient encore brûlants...

Il est vrai que de l'eau avait coulé sous les ponts, dont la plupart étaient désormais rompus entre le pouvoir et l'individu, ce roi éphémère aux têtes innombrables!... Sacré un jour de fièvre contagieuse sur l'espace éphémère de l'Agora, mais bientôt démis de ses fonctions par la cour de cassation du Palais au nom de la loi du plus fort.

Rome elle-même, la grande prêtresse, n'avait-elle pas sacrifié la République au dieu de la guerre ?

Indigne prostituée certes, pour qui savait ... mais, comment aurait-on pu ne pas l'applaudir, si somptueusement revêtue des oripeaux de la Pax Romana ?

En cette involution, il est vrai, elle ne se sentait pas seule, précédée, dédouanée, par les proches d'Alexandre, scories du mirage grec déguisés en soldats philosophes, dans l'ombre portée de la flamme éteinte à Babylone désormais ouverte à tous les vents.

La disparition du maître n'avait-elle pas donné libre cours à un passé jusqu'alors refoulé tant bien que mal, mis à jour leur véritable filiation qui, à l'évidence, n'était pas celle des philosophes mais bien plutôt celle des héros et autres titans qui avaient enchanté leur enfance, ensemencé leurs représentations.

Ainsi libérés des contraintes de la conscience claire et du doute installé, ils ne tardèrent pas à s'autoproclamer qui roi, qui pharaon, qui dieu révélé, confisquant l'accès à Dieu comme l'avaient fait en temps et en heure, mais en temps révolu, les mages-rois mycéniens ou le roi-mage babylonien.

La république, l'agora, les citoyens, l'individu, la démocratie, l'irruption de la conscience, et pour certains, de plus en plus nombreux, la quête du divin à l'intérieur de soi-même ... tout cela semblait si loin... avait-ce seulement existé?

Une parole étrange, prémonitoire, d'un souverain asiatique lui revint en mémoire : "qu'aurions-nous à craindre d'un pays où les hommes se rencontrent en quelque lieu pour parler?"

La parole - le logos - confiée à quelques hommes nouveaux pour un court instant prémonitoire, s'était dissipée comme elle était apparue, sans bruit, discrètement, attendant patiemment dans le long labyrinthe des résurgences, le jour où elle serait enfin libérée...

A l'évidence, profitant d'un instant d'insouciance, l'orient mystérieux reprenait un à un ses droits ... ravalant la parenthèse démocratique athénienne à une sympathique gesticulation...

Les généraux d'Alexandre et leurs descendants étaient-ils à ce point indignes de l'élève d'Aristote ? ... ce jugement abrupt, mécanique, le laissa songeur... n'étaient-il pas eux-mêmes les indignes successeurs de Pompée ?

Furtive... à peine entrevue entre deux colonnes de ces temple grecs ou romains, rejointe parfois par quelque inconditionnel, la vertu n'avait-elle déjà plus prise sur le cours du monde ?

De crocodile ou sincères, les larmes de César devant la tête décapitée de son ancien ami avaient-elles à ce point asséché le cœur des romains ?

Comme tout cela était beaucoup plus compliqué qu'il n'y paraissait de prime abord !...

Avant d'entrer en Palestine, l'empire avait dû lutter contre d'innombrables tribus farouches, arque-boutées sur leurs terres, opposées à toute avancée de la frontière au détriment de leurs coutumes, âpres au combat, mais qui pour l'essentiel se battaient pour préserver leurs libertés au rang desquelles figurait en bonne place, la liberté de culte.

Mais ici, c'était différent : après avoir vaincu les rejetons d'Alexandre, Judas Macchabée, traître à sa patrie mais pas à l'idée qu'il s'en faisait, inquiet d'un possible réveil de l'ennemi grec et qui ne croyait pas à le réédition d'un tel miracle, avait sagement pris l'initiative de convoquer un avenir plus serein et partant, la Rome républicaine, réputée ennemie des tyrans, garante de la justice.

Curieusement, pensa Pilate, aucun prophète ne s'était levé pour vitupérer ce manque de foi, en préciser les conséquences...

Ils n'étaient pas venus!... c'était déjà trop tard, les grecs s'étaient réveillés de mauvaise humeur... mais l'histoire, gourmande de chassés-croisés énigmatiques se réconforta quelques décennies plus tard en entendant un ultime appel de ce peuple belliqueux, motivé en la circonstance par l'intrusion de l'ennemi le plus puissant qu'il ne se soit jamais trouvé : la division.

Ainsi, deux peuples en proie à leur ennemi intérieur se retrouvaient enfin pour un corps à corps qui promettait d'être d'autant plus rude qu'aucun des deux n'avait identifié son véritable ennemi.

Comment tout cela était-il arrivé ?

Extrait de "Rencontres secretes, le rêve de Judas".

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