Retour à Jérusalem (suite de l'extrait du 20/04/2020)
La lune tout là-haut avait disparu derrière la masse menaçante d'une coalition de nuages.
Dans le désordre de ses pensées, une autre entrevue avec Judas lui revint soudain en mémoire; il ne se souvenait pas du début, mais une phrase de celui-ci l'avait particulièrement frappé. Totalement investi dans sa vision apocalyptique, débarrassé de son habituel contrôle, il lui avait affirmé non sans une certaine véhémence:
- le galiléen, comme tu dis, lui refusant en cela toute transcendance, est le messie que tout mon peuple attend depuis des siècles...
Pilate, refusant de se laisser impressionner, tenta une approche de contour :
- comment peux-tu en être sûr? les hébreux furent-ils seuls à l'attendre fébrilement depuis le crépuscule des dieux? Et parmi les hébreux, combien des vôtres et non des moindres, n'ont-ils pas affirmé qu'Auguste César était bien le messie attendu par les nations?
Judas accusa le coup. Bien au fait de ce qu'il jugeait être des errements des élites de son peuple, des compromissions de ceux qui étaient prêts à tout, à l'image des sadducéens, pour garder le pouvoir sur le temple, il se contenta d'une réponse laconique :
- le sang!
- quoi le sang, explique-toi!
- toi qui fut baigné dès ta plus tendre enfance, comme tous ceux de ton rang, dans la culture de tes maîtres grecs, sais-tu ce qu'est le temple de chair ?...
- je t'écoute Judas, où veux-tu en venir?
- après s'être retirés de la vision de la plupart des hommes, les dieux se donnèrent à voir, non dans la chair, mais à quelques élus, dans la stricte intimité des centres des mystères, avant que ne surgissent, le moment venu de la démocratie, les temples de pierre...
- que me chantes-tu là? les temples peuvent-ils être construits avec un autre matériau que la pierre ?
- le sang est une construction plus subtile et plus durable que toutes les pierres de tous les temples et toutes les pyramides jamais édifiés, seulement nous ne pouvons plus le voir car nous n'avons plus le moindre sens de ce qu'est la densité de la matière et de son rapport à l'esprit ...depuis notre père Abraham, et bien plus encore, depuis l'exil à Babylone, nous n'avions de cesse par nos règles draconiennes visant à protéger la pureté de notre sang, de construire ce corps, ce temple de chair, susceptible d’accueillir cette entité subtile, ce messie dont la mission était d'instaurer le royaume de Dieu sur terre... les dieux qui auparavant vinrent dans les temples le firent pour quelques uns, et dieu sait ce que ces derniers en ont fait ! Le galiléen, comme tu dis, n'a-t-il pas dénoncé avec véhémence leur descendance dévoyée, ces prêtres félons qui confisquent leur savoir au seul profit de leur pouvoir ...
Aveuglé par ce qu'il interprétait comme un archaïsme de Judas, Pilate jubila :
- "Mon royaume n'est pas de ce monde!"
- quoi? Que veux-tu dire?
- Judas, ce n'est pas moi qui le dit, c'est le galiléen...
- jamais! jamais il n'aurait pu dire ça!
- tu ne veux pas l'entendre, mais cependant il l'a dit...
- tu affabules...
- je pense bien plutôt, comme disait Aristote, que tu as des oreilles pour ne pas entendre, mais que pour autant, c'est ce qu'il a dit ...
- peux-tu le prouver ?
- de deux manières : ses faits et gestes ... vos faits et gestes, sont étroitement surveillés pas mes informateurs, cela ne fait-il pas partie de mes fonctions? secundo, comme je te le disais précédemment, tu es tellement obnubilé par le destin que tu lui prêtes que tu n'entends pas tout ce qui pourrait contrarier ton projet...
Judas chercha une diversion :
- Auguste ne pouvait en aucune manière être ce messie que le monde attendait, c'était tout au plus un très fin politique ... cette manière de convoquer à Rome tous les dieux de tous les peuples, de consacrer à chacun d'entre eux un clergé dédié, de leur rendre les honneurs dus à leur rang...tout cela, pour être très habile, n'est que de la poudre aux yeux, une manière efficace de s'assurer de la docilité des différents peuples...
- il est vrai que tel n'est pas votre projet, puisque après avoir oublié que vous avez choisi votre dieu parmi tant d'autres, vous affirmez désormais qu'il est le seul, avec l'ardente obligation de l'imposer au détriment de tous les autres...Cela, Judas, ne peut que mener à la guerre... la pire de toutes les guerres car son issue n'est pas négociable... vous n'avez donc rien appris de votre histoire, de cette période où les séleucides voulaient vous imposer leur manière de voir jusque dans l'intimité de votre temple... as-tu oublié que nous sommes ici par la volonté de ton héros, de ce Judas Macchabée qui avait pourtant gagné la guerre mais redoutait l'avenir... Auguste n'est pas ton messie, soit! mais à tout le moins a-t-il assuré des décennies de paix qui furent saluées unanimement et jusqu'aux plus ardents des vôtres...
Judas semblait ailleurs, hautain :
- tu me parles de l'histoire telle qu'elle va, de ce qu'en font les hommes... moi, ce que j'affirme, c'est que notre messie est venu pour abolir cet épisode néfaste, cet égarement de la plupart, pour sonner le glas de cet éon de perdition, pour séparer le bon grain de l'ivraie, juger de qui pourra ou non faire partie de la nouvelle humanité...
- Pour Pilate, ce discours de circonstance, cette montée aux extrêmes de Judas qu'il savait retors et soucieux de ne jamais perdre la face, sonnait faux, car celui-ci n'hésitait pas à faire feu de tout bois ... dans la querelle séculaire qui opposait sadducéens et pharisiens, ses représentations du monde puisaient, selon ce qu'il jugeait utile, à l'une ou l'autre des deux sources.
Quitte à accepter des compromissions, les sadducéens ne visaient que le pouvoir temporel, le pouvoir sur le temple, ses fidèles assemblés et ses richesses accumulées ... l'éternité, selon une très ancienne conception, ils pensaient la posséder par le sang. Ce qu'ils estimaient être un délire, l'eschatologie des pharisiens, les intéressait peu, suscitait tout au plus leur sourire narquois. L'immortalité étant assurée par leur descendance mâle, le temps était leur allié si tant est que celle-ci soit assurée. Cependant, l'époque était troublée, il convenait pour l'heure de faire le dos rond, si l'on savait que le sang coulerait encore et toujours dans les veines des élus quand l'eau aurait, depuis belle lurette, cessé de couler sous les ponts de Rome ...
Les pharisiens eux, n'étaient pas disposés à négocier, car leur salut ne résidait pas dans la continuité des générations, mais dans leur conduite de chaque instant, dans la stricte observation de la Loi qui s'était faite pléthorique, insidieuse, envahissante, dans l'attente fébrile, obsessionnelle, du jugement dernier.
Judas, enfant d'une époque de brassage des peuples et des cultures au cours de laquelle les différentes représentations religieuses étaient mis en présence, se fécondaient joyeusement ou s'affrontaient violemment, était au fond, à l'image de ce moment du monde, un hybride, un acculturé. Son messianisme apocalyptique s'inscrivait dans l'urgence, ne pouvait envisager le long terme, la nécessité d'une première impulsion qui ne se donnerait à voir et à comprendre que très progressivement.
C'est alors que Pilate revit les premiers instants, le corps prématurément vieilli du galiléen, étrangement abîmé, avant même que les terribles sévices rituels ne lui fussent infligés ... il lui revint pour la première fois en mémoire une question qu'il s'était alors posée : "était-il encore là?" ...
Dans le désordre de ses pensées, une autre entrevue avec Judas lui revint soudain en mémoire; il ne se souvenait pas du début, mais une phrase de celui-ci l'avait particulièrement frappé. Totalement investi dans sa vision apocalyptique, débarrassé de son habituel contrôle, il lui avait affirmé non sans une certaine véhémence:
- le galiléen, comme tu dis, lui refusant en cela toute transcendance, est le messie que tout mon peuple attend depuis des siècles...
Pilate, refusant de se laisser impressionner, tenta une approche de contour :
- comment peux-tu en être sûr? les hébreux furent-ils seuls à l'attendre fébrilement depuis le crépuscule des dieux? Et parmi les hébreux, combien des vôtres et non des moindres, n'ont-ils pas affirmé qu'Auguste César était bien le messie attendu par les nations?
Judas accusa le coup. Bien au fait de ce qu'il jugeait être des errements des élites de son peuple, des compromissions de ceux qui étaient prêts à tout, à l'image des sadducéens, pour garder le pouvoir sur le temple, il se contenta d'une réponse laconique :
- le sang!
- quoi le sang, explique-toi!
- toi qui fut baigné dès ta plus tendre enfance, comme tous ceux de ton rang, dans la culture de tes maîtres grecs, sais-tu ce qu'est le temple de chair ?...
- je t'écoute Judas, où veux-tu en venir?
- après s'être retirés de la vision de la plupart des hommes, les dieux se donnèrent à voir, non dans la chair, mais à quelques élus, dans la stricte intimité des centres des mystères, avant que ne surgissent, le moment venu de la démocratie, les temples de pierre...
- que me chantes-tu là? les temples peuvent-ils être construits avec un autre matériau que la pierre ?
- le sang est une construction plus subtile et plus durable que toutes les pierres de tous les temples et toutes les pyramides jamais édifiés, seulement nous ne pouvons plus le voir car nous n'avons plus le moindre sens de ce qu'est la densité de la matière et de son rapport à l'esprit ...depuis notre père Abraham, et bien plus encore, depuis l'exil à Babylone, nous n'avions de cesse par nos règles draconiennes visant à protéger la pureté de notre sang, de construire ce corps, ce temple de chair, susceptible d’accueillir cette entité subtile, ce messie dont la mission était d'instaurer le royaume de Dieu sur terre... les dieux qui auparavant vinrent dans les temples le firent pour quelques uns, et dieu sait ce que ces derniers en ont fait ! Le galiléen, comme tu dis, n'a-t-il pas dénoncé avec véhémence leur descendance dévoyée, ces prêtres félons qui confisquent leur savoir au seul profit de leur pouvoir ...
Aveuglé par ce qu'il interprétait comme un archaïsme de Judas, Pilate jubila :
- "Mon royaume n'est pas de ce monde!"
- quoi? Que veux-tu dire?
- Judas, ce n'est pas moi qui le dit, c'est le galiléen...
- jamais! jamais il n'aurait pu dire ça!
- tu ne veux pas l'entendre, mais cependant il l'a dit...
- tu affabules...
- je pense bien plutôt, comme disait Aristote, que tu as des oreilles pour ne pas entendre, mais que pour autant, c'est ce qu'il a dit ...
- peux-tu le prouver ?
- de deux manières : ses faits et gestes ... vos faits et gestes, sont étroitement surveillés pas mes informateurs, cela ne fait-il pas partie de mes fonctions? secundo, comme je te le disais précédemment, tu es tellement obnubilé par le destin que tu lui prêtes que tu n'entends pas tout ce qui pourrait contrarier ton projet...
Judas chercha une diversion :
- Auguste ne pouvait en aucune manière être ce messie que le monde attendait, c'était tout au plus un très fin politique ... cette manière de convoquer à Rome tous les dieux de tous les peuples, de consacrer à chacun d'entre eux un clergé dédié, de leur rendre les honneurs dus à leur rang...tout cela, pour être très habile, n'est que de la poudre aux yeux, une manière efficace de s'assurer de la docilité des différents peuples...
- il est vrai que tel n'est pas votre projet, puisque après avoir oublié que vous avez choisi votre dieu parmi tant d'autres, vous affirmez désormais qu'il est le seul, avec l'ardente obligation de l'imposer au détriment de tous les autres...Cela, Judas, ne peut que mener à la guerre... la pire de toutes les guerres car son issue n'est pas négociable... vous n'avez donc rien appris de votre histoire, de cette période où les séleucides voulaient vous imposer leur manière de voir jusque dans l'intimité de votre temple... as-tu oublié que nous sommes ici par la volonté de ton héros, de ce Judas Macchabée qui avait pourtant gagné la guerre mais redoutait l'avenir... Auguste n'est pas ton messie, soit! mais à tout le moins a-t-il assuré des décennies de paix qui furent saluées unanimement et jusqu'aux plus ardents des vôtres...
Judas semblait ailleurs, hautain :
- tu me parles de l'histoire telle qu'elle va, de ce qu'en font les hommes... moi, ce que j'affirme, c'est que notre messie est venu pour abolir cet épisode néfaste, cet égarement de la plupart, pour sonner le glas de cet éon de perdition, pour séparer le bon grain de l'ivraie, juger de qui pourra ou non faire partie de la nouvelle humanité...
- Pour Pilate, ce discours de circonstance, cette montée aux extrêmes de Judas qu'il savait retors et soucieux de ne jamais perdre la face, sonnait faux, car celui-ci n'hésitait pas à faire feu de tout bois ... dans la querelle séculaire qui opposait sadducéens et pharisiens, ses représentations du monde puisaient, selon ce qu'il jugeait utile, à l'une ou l'autre des deux sources.
Quitte à accepter des compromissions, les sadducéens ne visaient que le pouvoir temporel, le pouvoir sur le temple, ses fidèles assemblés et ses richesses accumulées ... l'éternité, selon une très ancienne conception, ils pensaient la posséder par le sang. Ce qu'ils estimaient être un délire, l'eschatologie des pharisiens, les intéressait peu, suscitait tout au plus leur sourire narquois. L'immortalité étant assurée par leur descendance mâle, le temps était leur allié si tant est que celle-ci soit assurée. Cependant, l'époque était troublée, il convenait pour l'heure de faire le dos rond, si l'on savait que le sang coulerait encore et toujours dans les veines des élus quand l'eau aurait, depuis belle lurette, cessé de couler sous les ponts de Rome ...
Les pharisiens eux, n'étaient pas disposés à négocier, car leur salut ne résidait pas dans la continuité des générations, mais dans leur conduite de chaque instant, dans la stricte observation de la Loi qui s'était faite pléthorique, insidieuse, envahissante, dans l'attente fébrile, obsessionnelle, du jugement dernier.
Judas, enfant d'une époque de brassage des peuples et des cultures au cours de laquelle les différentes représentations religieuses étaient mis en présence, se fécondaient joyeusement ou s'affrontaient violemment, était au fond, à l'image de ce moment du monde, un hybride, un acculturé. Son messianisme apocalyptique s'inscrivait dans l'urgence, ne pouvait envisager le long terme, la nécessité d'une première impulsion qui ne se donnerait à voir et à comprendre que très progressivement.
C'est alors que Pilate revit les premiers instants, le corps prématurément vieilli du galiléen, étrangement abîmé, avant même que les terribles sévices rituels ne lui fussent infligés ... il lui revint pour la première fois en mémoire une question qu'il s'était alors posée : "était-il encore là?" ...