Retour à Jérusalem (suite de l'extrait du 16/04/2020)
Pilate voulut pousser Judas dans ses derniers retranchements :
- imaginons ! Rome décide de proclamer le galiléen Roi des juifs ... mais pour autant vassal de Rome, tu ne l'as pas oublié, j'espère ?
- Comment l'aurais-je pu ?
- Bien, as-tu pensé à la réaction des sadducéens ?
- Les sadducéens n'attendent aucun messie, ils redoutent jusqu'à l'évocation de cette attente qui dépasse, tu le sais, très largement nos frontières...
- Que veux-tu dire ?
- Pilate : je veux bien continuer notre conversation à la seule condition que tu ne plaides pas continuellement le faux pour savoir le vrai...
- soit, exprime-toi !
- Même s'ils n'en pensent pas moins, le culte des césars leur convient, des lors qu'il ne peut nuire à leur pouvoir sur le temple...
- Selon ce que tu dis, Auguste ne fut pas le messie?
- Comme je viens de te le dire, ils ne sont pas dupes mais sont près à accepter cette parodie, pour autant que leur pouvoir héréditaire sur le temple soit respecté...
- tu les penses vraiment aussi résignés que cela en ce qui concerne l'avenir messianique de votre peuple ?
Tenant provisoirement sa fougue à distance, Judas accepta intérieurement de sensibiliser Pilate à la complexité des forces en présence :
- je vais te révéler un double secret: la plupart des disciples de Jésus comme les sadducéens sont des hommes d'un autre temps...
- que veux-tu dire ?
Judas, soudain était moins agité, devenu grave, il poursuivit :
- vous, les romains, êtes des hommes nouveaux, le citoyen, l'individu, ce qu'il advient de lui et de ses biens après la mort, voilà autant d'interrogations qui vous sont familières mais restent totalement étrangères aux sadducéens … pour eux, le père se perpétue dans le fils et ses pouvoirs accompagnent naturellement cette transmission par le sang... voilà leur conception de l'immortalité...Est mort, définitivement mort, celui qui n'a pas de descendance mâle...
- c'est étrange !
- Désormais, mais cela était justifié dans les temps immémoriaux...
- il n'y aurait donc pas d'individualité ?
- Si, mais au niveau supérieur de la lignée...
- on sait définir un individu, on sait quand il naquit, quand il mourut, mais comment faire pour une lignée ?
- 42 générations...
- quoi 42 générations, je ne comprends plus rien...
Judas jubilait :
je sais que vous autres romains ne pouvez pas comprendre, c'est bien pour cela qu'il vous faut nommer Jésus roi des juifs et vous contenter d'encaisser les impôts levés dans ce nouveau royaume vassal...
La nuit était tombée...
Pilate se tenait droit, immobile, comme statufié, à la proue du parvis de son palais.
Une question insistante le sortit brutalement de sa torpeur : pourquoi le dialogue s'était-il brutalement interrompu ? ... pourquoi ne se souvenait-il plus de la suite de leur conversation ?
Quel étrange mystère – se dit-il - que cette mémoire capricieuse dont ses maîtres grecs avaient fait une déesse !
Pourquoi s'invitait-elle soudain, cette imprévisible, au prétexte fugace de choses insignifiantes : un son, une odeur, le sentiment troublant de déjà vu, déjà vécu... Pourquoi s'absentait-elle au moment-même où l'on en avait le plus besoin?
Lui signifiait-elle de la sorte, seule à pouvoir décider, que cet aperçu rétrospectif suffisait, qu'il fallait revenir pas à pas sur ce qui précédait? S'attacher à comprendre derrière les mots échangés dans ce jeu de dupes le drame qui commençait à se nouer sur des plans plus subtils.
Insistant miroir, la cour à ses pieds était vide, sans fond, absorbé en grande partie par l'ombre mouvante.
Il eut, l'espace d'un instant, la tentation étrange, incongrue, de vouloir s'y noyer, d'oublier, comme elle semblait le faire sans trop de difficulté, tous ceux qui, hier encore, l'avaient foulée aux pieds, comme un seul homme, hors d'eux-mêmes, dans un furieux coude-à-coude, ne se préoccupant nullement de ce qu'elle était, de ce à quoi elle pouvait bien servir...
« ...comme un seul homme ... hors d'eux-mêmes...!» la juxtaposition paradoxale de ces deux images lui sembla lourde de sens, il se promit d'y revenir...
Mais tout là-haut, resplendissante, nimbée de l'aura solaire, la lune venait de s'imposer...
Reprenant soudain le contrôle de ses pensées, il s'interrogea sur cette étrange divagation qui l'avait emporté loin de toute raison.
Comment et pourquoi les hommes auraient-ils dû se soucier à ce moment-là plutôt qu'à tout autre de ce sol qui supportait depuis la nuit des temps, sans mot dire, leur piétinement furieux, alors que personne jamais, fut-il philosophe, ne s'était interrogé sur cet immense privilège accordé à certains êtres vivants de pouvoir se déplacer librement à la surface de la planète...
Oh, bien sûr, si l'on prenait le temps d'observer la flore, celle-ci n'avait de cesse de conquérir un nouvel espace vital, restant pour autant prisonnière en cela du vent, des oiseaux ou des insectes … Autant d'intelligence silencieuse était-elle le résultat d'une immense frustration?
La faune certes, pouvait se déplacer par ses propres moyens, sans médiateurs apparents, mais seulement, tout bien considéré, à l'intérieur de frontières invisibles étroitement surveillées par son implacable instinct de survie.
Seul l'homme pouvait décider d'aller ici ou là, sans que cela soit toujours motivé par le besoin de se reproduire ou de se nourrir...
Mais - se dit-il – pouvait-on se contenter de définir l'Homme par ce qu'il n'est pas ou qu'il n'est plus, par cette apparente absence de racines, d'instincts?
L'hypothèse lui parut séduisante mais trop réductrice, en tout cas difficilement vérifiable au regard de ce qu'il pouvait constater chaque jour...
Combien d'hommes en effet, ici et là, étaient encore prisonniers de leurs racines : les romains des légions, ces paysans fièrement déguisés en hommes de guerre, n'étaient-ils pas en proie à une peur obsessionnelle d'être enterré en terre étrangère? La disgrâce de Marc Antoine, le plus illustre d'entre eux et sans doute l'un des plus aimés, n'avait-elle pas pris prétexte, admis jusqu'aux plus loyaux de ses fidèles, de sa volonté d'être enterré en Égypte ?
Judas lui-même, intellectuel déraciné, ne luttait-il pas paradoxalement de toutes ses forces pour se sentir, pour se dire, enraciné dans cette terre fugitive qui fut jadis promise à son peuple sans toutefois qu'aucune date n'ait jamais été précisée ... terre insaisissable qui s'était si souvent dérobée sous leurs pieds au fil des allers et retours entre Nil et Euphrate, des invasions orientées à tout vent, des déportations...
Quant aux autres disciples du galiléen, pour l'essentiel des gens du nord, pacifiques, abrupts aussi, querelleurs, se révélant à l'occasion guerriers infatigables, comment les dissocier des terres contrastées où ils avaient vu le jour, entre cette mer intérieure, lisse de prime abord, mystérieuse, qui ne se donne que très rarement en spectacle, et la montagne impudique, omniprésente, qui n'a de cesse que de défier le ciel et le regard des hommes, entre ces deux mondes que d'ordinaire tout oppose mais qui, le moment venu de la tempête, courbent l'échine, sacrifient à la colère des dieux les fragiles fleurs de leur méditation.
On les disait, au moins pour certains d'entre eux, doués du don de double vue.
Quel curieux attelage -pensa-t-il - ces hommes du passé qui décryptaient encore l'insondable mystère du monde en images, qui voyaient encore derrière les apparences ce que plus personne ne pouvait apercevoir, amateurs de paraboles, totalement étrangers à la pensée conceptuelle de Judas, seul représentant de sa tribu auprès du maître qu'ils s'étaient pourtant unanimement reconnus.
C'est alors qu'il revit, comme dans un rêve, la scène que lui avait rapportée son épouse, cette scène étrange où le Galiléen fut brutalement confronté à la meute assemblée des tueurs unanimes, bigots des fins de semaine, exécuteurs improvisés des basses œuvres de la Loi.
Ceux-ci, dans un même élan, venaient donc de traîner jusqu'à ses pieds une femme adultère.
Soumis à la question censée le mettre à mal, le prendre en défaut quant au respect de la Loi, le galiléen, resté muet, évitant manifestement de croiser leur regard, s'était accroupi lentement, et, nez rivé au sol, après une temporisation peu respectueuse de l'excitation générale, entreprit de dessiner sur celui-ci des signes inconnus...
C'est alors que, captivés par ce comportement étrange, focalisés sur ces signes incompréhensibles tracés dans la poussière des siècles, les tueurs entendirent une parole étrange qui ne semblait pas provenir du recroquevillé : « Que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre ! »
Chacun d'entre eux, qui allégé de l'opinion des autres, qui allégé du fardeau de la haine et des pierres non encore souillées, qui l'ayant reportée sur le galiléen, s'en était alors retourné dans l'univers rassurant de ses représentations.
Qu'avait voulu signifier le galiléen ? Quel rapport occulte y avait-il entre la faute supposée de la femme adultère et le sol sur lequel chaque jour nous posons nos pieds ?
Pilate eut le sentiment que Judas ne s'attardait pas trop à ce genre de détails, trop occupé à présenter son champion comme celui qui prendrait bientôt la tête d'une révolution planétaire où la Loi, leur loi, serait imposée aux peuples de ce monde, où nulle place ne serait laissée à l'ivraie.
Heureusement, pour se faire une opinion plus complète sur ce phénomène naissant, il avait le meilleur des informateurs en la personne de sa propre épouse qui agissait le plus naturellement du monde, à visage découvert, parfaitement identifiée et intégrée avec respect dans le cercle toujours plus large des admiratrices du galiléen.
Son ressenti lui était infiniment précieux, même si le prix à payer lui semblait disproportionné; ne lui semblait-il pas en effet que Claudia, au fil du temps, prenait de plus en plus fait et cause pour ce meneur dont il avait tant de difficultés à percer le secret ?...
Il s'était demandé à ce sujet si celui-ci dont on pouvait déjà supposer le génie, ne lui adressait pas quelques messages subliminaux par l'entremise de celle qu'il savait être son épouse.
A l'évidence, l'énergumène savait toujours à qui il parlait et comment s'en faire comprendre : aux uns, hommes d'un passé qui s'attardait, il dispensait des paraboles, ces images si parlantes qu'elles ne nécessitaient pas alors une quelconque interprétation, aux autres, déjà accoutumés à la pensée conceptuelle, aux impératifs de la raison, il proposait de réfléchir à telle ou telle énigme, à tel ou tel mystère dont il détenait les clés mais ne souhaitait les confier à quiconque n'aurait fait l'effort de les trouver par lui-même, tel un Socrate réincarné.
"Rendez-à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu!"
Cette formule bien sentie le tarabustait : pour habile qu'elle soit sur le plan politique, ne contenait-elle pas, tout bien considéré, au deuxième degré, un humour dévastateur, une attaque subtile contre César, rabaissé de la sorte à son statut de simple mortel?
Il se promit d'en parler à Judas...
Quant aux instincts ancestraux, à la volonté de puissance de quelques uns, au regain d'intérêt pour la magie dévoyée, n'avaient-ils pas repris, sur toutes les terres connues, à l'est comme à l'ouest, le contrôle des esprits des nouveaux puissants de ce monde, refermant sans ménagement la miraculeuse parenthèse démocratique de l'agora, sa formidable volonté d'installer l'individu au cœur des préoccupations, recouvrant d'un voile pudique la vertu ensevelie des anciens romains de la République?
Ne s'étaient-ils pas insidieusement lovés dans le psychisme des généraux d'Alexandre, métamorphosés en tyrans dans l'ombre portée du grand disparu, de César aussi, le grand romain de petite vertu, pressé d'en finir avec les libertés comme un peu plus tard avec sa vie, et pour finir, de tous ces enfants de la Grèce des lumières, contaminés par l'Orient décadent qui se fit un devoir de reprendre ses droits sur des esprits trop vite libérés à son goût de son emprise plusieurs fois millénaire.
Et pour ce qu'il avait directement sous les yeux, ces incessantes luttes intestines qui parcouraient cette province agitée dont il avait hérité de la gouvernance, ne faisaient-elles pas écho aux meurtres, guerres civiles et autres conflits sanglants qui déchirèrent Rome pendant des décennies?
La Pax Romana était-elle, comme les romains en avaient le secret, un mot qui masquait tant bien que mal, la distance aidant, les maux d'une république consanguine qui accoucha d'un monstre affublé de la toge impériale ?
Judas lui faisait parfois l'effet d'un possédé, d'un jouet du destin dont l'activisme couplé à une très grande intelligence dissimulait mal une perpétuelle fuite en avant.
Comment comprendre cette osmose entre les douze disciples du galiléen, si l'on savait la disparité qui aurait pu à chaque instant faire exploser l'étrange harmonie que lui relataient ses informateurs?
Au contraire de Judas, les autres étaient des gens fragiles, au sens romain du terme, perméables à toutes les sensations, à l'exaltation comme à la peur.
Un détail lui paru alors exorbitant : ils étaient tellement en osmose avec le galiléen, le groupe semblait tellement homogène, qu'à l'extérieur plus personne ne savait qui était qui, qui disait quoi, et que pour finir, Judas avait dû le désigner aux sbires afin qu'ils ne se trompent pas sur la personne.
Fragiles, ils s'étaient alors tous enfuis... "comme un seul homme !"...
"comme un seul homme !" l'expression fit à nouveau sourire Pilate … il pensa à la phalange qui manœuvrait de cette manière laborieusement apprise, "comme un seul homme"...combien de temps et de patience avait-il fallu pour que les romains acceptent cette discipline, acceptent de ne plus se battre en furieux, avides d'un exploit personnel ? Mais reforment les rangs par réflexe, sans réfléchir, quand bien même l'ami d'enfance, le voisin du village, était tombé là, à leurs pieds, la tête fracassée...
Contrairement à des figures célébrées comme Achille ou Héraclès, le légionnaire n'était pas un héros, mais la légion elle, était héroïque! Matrice d'hommes nouveaux qui, sitôt qu'ils purent dire "je" furent mis dans l'obligation de se tenir à distance de leurs émotions. La légion romaine était tout d'abord une bataille contre soi-même. Contre ce sentiment de soi si nouveau qu'il en était désordonné. Dans la Rome dépourvue de maîtres avérés, de centres des mystères, elle était une initiation à ciel ouvert...
L'exemple de Sparte - décidément, la Grèce, toujours et encore! - avait profondément influencé les stratèges de la légion. Rome, depuis ses enfants privilégiés de rang équestre jusqu'aux paysans mis en ordre sur les champs de bataille, était la fille des mystères d'Athènes et de la Sparte mystérieuse.
Judas avait raison - comme souvent quand il s'agissait des affaires humaines - se dit-il!
Il lui avait décrit avec beaucoup d'émotion ses condisciples comme des hommes d'un autre temps, qui voyaient des choses que la plupart des hommes ne voyaient plus... pour se faire bien comprendre, il avait pris un exemple : dans le ballet synchronisé, majestueux, des myriades d'oiseaux assemblés dans le ciel au moment du départ saisonnier, ils voyaient beaucoup plus qu'un spectacle...ils se sentaient proches de l'âme qui présidait au mouvement d'ensemble.
A Tibériade, c'est dans cet état second, retardataire au regard de l'évolution, qu'ils avaient aperçu cette scène où le galiléen s'affranchissait des lois de la matière, scène que la seule intelligence ne pouvait concevoir, la disqualifiant ainsi au regard de ceux qui déjà déifiaient cette nouvelle relation au monde .
Tout bien réfléchi, d'étrange hier encore, le galiléen lui semblait soudain plus familier, n'était-il pas en effet, comme tout romain de bon rang, un fin stratège, car de toute évidence, il n'était pas venu au hasard, l'époque constituait une charnière entre un monde en voie de disparition et le monde à venir, entre les galiléens empêtrés dans leurs visions d'un autre temps mais qui pouvaient encore ressentir sa véritable nature et Judas, l'intellectuel, qui pouvait le comprendre, au moins jusqu'à un certain point ...
Extrait de : "Rencontres secrètes, le rêve de Judas!"
- imaginons ! Rome décide de proclamer le galiléen Roi des juifs ... mais pour autant vassal de Rome, tu ne l'as pas oublié, j'espère ?
- Comment l'aurais-je pu ?
- Bien, as-tu pensé à la réaction des sadducéens ?
- Les sadducéens n'attendent aucun messie, ils redoutent jusqu'à l'évocation de cette attente qui dépasse, tu le sais, très largement nos frontières...
- Que veux-tu dire ?
- Pilate : je veux bien continuer notre conversation à la seule condition que tu ne plaides pas continuellement le faux pour savoir le vrai...
- soit, exprime-toi !
- Même s'ils n'en pensent pas moins, le culte des césars leur convient, des lors qu'il ne peut nuire à leur pouvoir sur le temple...
- Selon ce que tu dis, Auguste ne fut pas le messie?
- Comme je viens de te le dire, ils ne sont pas dupes mais sont près à accepter cette parodie, pour autant que leur pouvoir héréditaire sur le temple soit respecté...
- tu les penses vraiment aussi résignés que cela en ce qui concerne l'avenir messianique de votre peuple ?
Tenant provisoirement sa fougue à distance, Judas accepta intérieurement de sensibiliser Pilate à la complexité des forces en présence :
- je vais te révéler un double secret: la plupart des disciples de Jésus comme les sadducéens sont des hommes d'un autre temps...
- que veux-tu dire ?
Judas, soudain était moins agité, devenu grave, il poursuivit :
- vous, les romains, êtes des hommes nouveaux, le citoyen, l'individu, ce qu'il advient de lui et de ses biens après la mort, voilà autant d'interrogations qui vous sont familières mais restent totalement étrangères aux sadducéens … pour eux, le père se perpétue dans le fils et ses pouvoirs accompagnent naturellement cette transmission par le sang... voilà leur conception de l'immortalité...Est mort, définitivement mort, celui qui n'a pas de descendance mâle...
- c'est étrange !
- Désormais, mais cela était justifié dans les temps immémoriaux...
- il n'y aurait donc pas d'individualité ?
- Si, mais au niveau supérieur de la lignée...
- on sait définir un individu, on sait quand il naquit, quand il mourut, mais comment faire pour une lignée ?
- 42 générations...
- quoi 42 générations, je ne comprends plus rien...
Judas jubilait :
je sais que vous autres romains ne pouvez pas comprendre, c'est bien pour cela qu'il vous faut nommer Jésus roi des juifs et vous contenter d'encaisser les impôts levés dans ce nouveau royaume vassal...
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La nuit était tombée...
Pilate se tenait droit, immobile, comme statufié, à la proue du parvis de son palais.
Une question insistante le sortit brutalement de sa torpeur : pourquoi le dialogue s'était-il brutalement interrompu ? ... pourquoi ne se souvenait-il plus de la suite de leur conversation ?
Quel étrange mystère – se dit-il - que cette mémoire capricieuse dont ses maîtres grecs avaient fait une déesse !
Pourquoi s'invitait-elle soudain, cette imprévisible, au prétexte fugace de choses insignifiantes : un son, une odeur, le sentiment troublant de déjà vu, déjà vécu... Pourquoi s'absentait-elle au moment-même où l'on en avait le plus besoin?
Lui signifiait-elle de la sorte, seule à pouvoir décider, que cet aperçu rétrospectif suffisait, qu'il fallait revenir pas à pas sur ce qui précédait? S'attacher à comprendre derrière les mots échangés dans ce jeu de dupes le drame qui commençait à se nouer sur des plans plus subtils.
Insistant miroir, la cour à ses pieds était vide, sans fond, absorbé en grande partie par l'ombre mouvante.
Il eut, l'espace d'un instant, la tentation étrange, incongrue, de vouloir s'y noyer, d'oublier, comme elle semblait le faire sans trop de difficulté, tous ceux qui, hier encore, l'avaient foulée aux pieds, comme un seul homme, hors d'eux-mêmes, dans un furieux coude-à-coude, ne se préoccupant nullement de ce qu'elle était, de ce à quoi elle pouvait bien servir...
« ...comme un seul homme ... hors d'eux-mêmes...!» la juxtaposition paradoxale de ces deux images lui sembla lourde de sens, il se promit d'y revenir...
Mais tout là-haut, resplendissante, nimbée de l'aura solaire, la lune venait de s'imposer...
Reprenant soudain le contrôle de ses pensées, il s'interrogea sur cette étrange divagation qui l'avait emporté loin de toute raison.
Comment et pourquoi les hommes auraient-ils dû se soucier à ce moment-là plutôt qu'à tout autre de ce sol qui supportait depuis la nuit des temps, sans mot dire, leur piétinement furieux, alors que personne jamais, fut-il philosophe, ne s'était interrogé sur cet immense privilège accordé à certains êtres vivants de pouvoir se déplacer librement à la surface de la planète...
Oh, bien sûr, si l'on prenait le temps d'observer la flore, celle-ci n'avait de cesse de conquérir un nouvel espace vital, restant pour autant prisonnière en cela du vent, des oiseaux ou des insectes … Autant d'intelligence silencieuse était-elle le résultat d'une immense frustration?
La faune certes, pouvait se déplacer par ses propres moyens, sans médiateurs apparents, mais seulement, tout bien considéré, à l'intérieur de frontières invisibles étroitement surveillées par son implacable instinct de survie.
Seul l'homme pouvait décider d'aller ici ou là, sans que cela soit toujours motivé par le besoin de se reproduire ou de se nourrir...
Mais - se dit-il – pouvait-on se contenter de définir l'Homme par ce qu'il n'est pas ou qu'il n'est plus, par cette apparente absence de racines, d'instincts?
L'hypothèse lui parut séduisante mais trop réductrice, en tout cas difficilement vérifiable au regard de ce qu'il pouvait constater chaque jour...
Combien d'hommes en effet, ici et là, étaient encore prisonniers de leurs racines : les romains des légions, ces paysans fièrement déguisés en hommes de guerre, n'étaient-ils pas en proie à une peur obsessionnelle d'être enterré en terre étrangère? La disgrâce de Marc Antoine, le plus illustre d'entre eux et sans doute l'un des plus aimés, n'avait-elle pas pris prétexte, admis jusqu'aux plus loyaux de ses fidèles, de sa volonté d'être enterré en Égypte ?
Judas lui-même, intellectuel déraciné, ne luttait-il pas paradoxalement de toutes ses forces pour se sentir, pour se dire, enraciné dans cette terre fugitive qui fut jadis promise à son peuple sans toutefois qu'aucune date n'ait jamais été précisée ... terre insaisissable qui s'était si souvent dérobée sous leurs pieds au fil des allers et retours entre Nil et Euphrate, des invasions orientées à tout vent, des déportations...
Quant aux autres disciples du galiléen, pour l'essentiel des gens du nord, pacifiques, abrupts aussi, querelleurs, se révélant à l'occasion guerriers infatigables, comment les dissocier des terres contrastées où ils avaient vu le jour, entre cette mer intérieure, lisse de prime abord, mystérieuse, qui ne se donne que très rarement en spectacle, et la montagne impudique, omniprésente, qui n'a de cesse que de défier le ciel et le regard des hommes, entre ces deux mondes que d'ordinaire tout oppose mais qui, le moment venu de la tempête, courbent l'échine, sacrifient à la colère des dieux les fragiles fleurs de leur méditation.
On les disait, au moins pour certains d'entre eux, doués du don de double vue.
Quel curieux attelage -pensa-t-il - ces hommes du passé qui décryptaient encore l'insondable mystère du monde en images, qui voyaient encore derrière les apparences ce que plus personne ne pouvait apercevoir, amateurs de paraboles, totalement étrangers à la pensée conceptuelle de Judas, seul représentant de sa tribu auprès du maître qu'ils s'étaient pourtant unanimement reconnus.
C'est alors qu'il revit, comme dans un rêve, la scène que lui avait rapportée son épouse, cette scène étrange où le Galiléen fut brutalement confronté à la meute assemblée des tueurs unanimes, bigots des fins de semaine, exécuteurs improvisés des basses œuvres de la Loi.
Ceux-ci, dans un même élan, venaient donc de traîner jusqu'à ses pieds une femme adultère.
Soumis à la question censée le mettre à mal, le prendre en défaut quant au respect de la Loi, le galiléen, resté muet, évitant manifestement de croiser leur regard, s'était accroupi lentement, et, nez rivé au sol, après une temporisation peu respectueuse de l'excitation générale, entreprit de dessiner sur celui-ci des signes inconnus...
C'est alors que, captivés par ce comportement étrange, focalisés sur ces signes incompréhensibles tracés dans la poussière des siècles, les tueurs entendirent une parole étrange qui ne semblait pas provenir du recroquevillé : « Que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre ! »
Chacun d'entre eux, qui allégé de l'opinion des autres, qui allégé du fardeau de la haine et des pierres non encore souillées, qui l'ayant reportée sur le galiléen, s'en était alors retourné dans l'univers rassurant de ses représentations.
Qu'avait voulu signifier le galiléen ? Quel rapport occulte y avait-il entre la faute supposée de la femme adultère et le sol sur lequel chaque jour nous posons nos pieds ?
Pilate eut le sentiment que Judas ne s'attardait pas trop à ce genre de détails, trop occupé à présenter son champion comme celui qui prendrait bientôt la tête d'une révolution planétaire où la Loi, leur loi, serait imposée aux peuples de ce monde, où nulle place ne serait laissée à l'ivraie.
Heureusement, pour se faire une opinion plus complète sur ce phénomène naissant, il avait le meilleur des informateurs en la personne de sa propre épouse qui agissait le plus naturellement du monde, à visage découvert, parfaitement identifiée et intégrée avec respect dans le cercle toujours plus large des admiratrices du galiléen.
Son ressenti lui était infiniment précieux, même si le prix à payer lui semblait disproportionné; ne lui semblait-il pas en effet que Claudia, au fil du temps, prenait de plus en plus fait et cause pour ce meneur dont il avait tant de difficultés à percer le secret ?...
Il s'était demandé à ce sujet si celui-ci dont on pouvait déjà supposer le génie, ne lui adressait pas quelques messages subliminaux par l'entremise de celle qu'il savait être son épouse.
A l'évidence, l'énergumène savait toujours à qui il parlait et comment s'en faire comprendre : aux uns, hommes d'un passé qui s'attardait, il dispensait des paraboles, ces images si parlantes qu'elles ne nécessitaient pas alors une quelconque interprétation, aux autres, déjà accoutumés à la pensée conceptuelle, aux impératifs de la raison, il proposait de réfléchir à telle ou telle énigme, à tel ou tel mystère dont il détenait les clés mais ne souhaitait les confier à quiconque n'aurait fait l'effort de les trouver par lui-même, tel un Socrate réincarné.
"Rendez-à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu!"
Cette formule bien sentie le tarabustait : pour habile qu'elle soit sur le plan politique, ne contenait-elle pas, tout bien considéré, au deuxième degré, un humour dévastateur, une attaque subtile contre César, rabaissé de la sorte à son statut de simple mortel?
Il se promit d'en parler à Judas...
Quant aux instincts ancestraux, à la volonté de puissance de quelques uns, au regain d'intérêt pour la magie dévoyée, n'avaient-ils pas repris, sur toutes les terres connues, à l'est comme à l'ouest, le contrôle des esprits des nouveaux puissants de ce monde, refermant sans ménagement la miraculeuse parenthèse démocratique de l'agora, sa formidable volonté d'installer l'individu au cœur des préoccupations, recouvrant d'un voile pudique la vertu ensevelie des anciens romains de la République?
Ne s'étaient-ils pas insidieusement lovés dans le psychisme des généraux d'Alexandre, métamorphosés en tyrans dans l'ombre portée du grand disparu, de César aussi, le grand romain de petite vertu, pressé d'en finir avec les libertés comme un peu plus tard avec sa vie, et pour finir, de tous ces enfants de la Grèce des lumières, contaminés par l'Orient décadent qui se fit un devoir de reprendre ses droits sur des esprits trop vite libérés à son goût de son emprise plusieurs fois millénaire.
Et pour ce qu'il avait directement sous les yeux, ces incessantes luttes intestines qui parcouraient cette province agitée dont il avait hérité de la gouvernance, ne faisaient-elles pas écho aux meurtres, guerres civiles et autres conflits sanglants qui déchirèrent Rome pendant des décennies?
La Pax Romana était-elle, comme les romains en avaient le secret, un mot qui masquait tant bien que mal, la distance aidant, les maux d'une république consanguine qui accoucha d'un monstre affublé de la toge impériale ?
Judas lui faisait parfois l'effet d'un possédé, d'un jouet du destin dont l'activisme couplé à une très grande intelligence dissimulait mal une perpétuelle fuite en avant.
Comment comprendre cette osmose entre les douze disciples du galiléen, si l'on savait la disparité qui aurait pu à chaque instant faire exploser l'étrange harmonie que lui relataient ses informateurs?
Au contraire de Judas, les autres étaient des gens fragiles, au sens romain du terme, perméables à toutes les sensations, à l'exaltation comme à la peur.
Un détail lui paru alors exorbitant : ils étaient tellement en osmose avec le galiléen, le groupe semblait tellement homogène, qu'à l'extérieur plus personne ne savait qui était qui, qui disait quoi, et que pour finir, Judas avait dû le désigner aux sbires afin qu'ils ne se trompent pas sur la personne.
Fragiles, ils s'étaient alors tous enfuis... "comme un seul homme !"...
"comme un seul homme !" l'expression fit à nouveau sourire Pilate … il pensa à la phalange qui manœuvrait de cette manière laborieusement apprise, "comme un seul homme"...combien de temps et de patience avait-il fallu pour que les romains acceptent cette discipline, acceptent de ne plus se battre en furieux, avides d'un exploit personnel ? Mais reforment les rangs par réflexe, sans réfléchir, quand bien même l'ami d'enfance, le voisin du village, était tombé là, à leurs pieds, la tête fracassée...
Contrairement à des figures célébrées comme Achille ou Héraclès, le légionnaire n'était pas un héros, mais la légion elle, était héroïque! Matrice d'hommes nouveaux qui, sitôt qu'ils purent dire "je" furent mis dans l'obligation de se tenir à distance de leurs émotions. La légion romaine était tout d'abord une bataille contre soi-même. Contre ce sentiment de soi si nouveau qu'il en était désordonné. Dans la Rome dépourvue de maîtres avérés, de centres des mystères, elle était une initiation à ciel ouvert...
L'exemple de Sparte - décidément, la Grèce, toujours et encore! - avait profondément influencé les stratèges de la légion. Rome, depuis ses enfants privilégiés de rang équestre jusqu'aux paysans mis en ordre sur les champs de bataille, était la fille des mystères d'Athènes et de la Sparte mystérieuse.
Judas avait raison - comme souvent quand il s'agissait des affaires humaines - se dit-il!
Il lui avait décrit avec beaucoup d'émotion ses condisciples comme des hommes d'un autre temps, qui voyaient des choses que la plupart des hommes ne voyaient plus... pour se faire bien comprendre, il avait pris un exemple : dans le ballet synchronisé, majestueux, des myriades d'oiseaux assemblés dans le ciel au moment du départ saisonnier, ils voyaient beaucoup plus qu'un spectacle...ils se sentaient proches de l'âme qui présidait au mouvement d'ensemble.
A Tibériade, c'est dans cet état second, retardataire au regard de l'évolution, qu'ils avaient aperçu cette scène où le galiléen s'affranchissait des lois de la matière, scène que la seule intelligence ne pouvait concevoir, la disqualifiant ainsi au regard de ceux qui déjà déifiaient cette nouvelle relation au monde .
Tout bien réfléchi, d'étrange hier encore, le galiléen lui semblait soudain plus familier, n'était-il pas en effet, comme tout romain de bon rang, un fin stratège, car de toute évidence, il n'était pas venu au hasard, l'époque constituait une charnière entre un monde en voie de disparition et le monde à venir, entre les galiléens empêtrés dans leurs visions d'un autre temps mais qui pouvaient encore ressentir sa véritable nature et Judas, l'intellectuel, qui pouvait le comprendre, au moins jusqu'à un certain point ...
Extrait de : "Rencontres secrètes, le rêve de Judas!"