Quelque part en Calabre, non loin de Crotone, grande Grèce, début du Vème siècle avant J.C. ( suite du 14/04/2020)


Harassé mais heureux, un peu vieilli avant l'âge il est vrai, Apollonius avait envisagé d'achever ici son périple initiatique ...

Ici, c'est-à-dire aux confins occidentaux de la grande Grèce, dans cette nébuleuse sicilo-calabraise où s'étaient réfugiés depuis quelques décennies, tous ceux qui n'auraient su accepter le joug perse sur les côtes orientales, cette tentative de mainmise sur les consciences nouvelles d'un passé qui entendait bien s'attarder, fût-ce aux moyens conjugués de la guerre et de la tyrannie.

Pour ce qui concernait son propre destin, c'est en tout cas ainsi que le hasard des rencontres de ces dernières années en avait apparemment décidé ...

Fils d'un riche marchand de la côte occidentale d'Asie mineure, il aurait pu tout aussi bien mener une vie tranquille, oisive, consacrée pour l'essentiel à l'étude des enseignements venus du fond des âges, pimentée toutefois par le brouhaha des philosophies naissantes, par cette toute nouvelle excitation, cet étrange engouement de quelques hommes, immédiatement suspects aux yeux des bigots assemblés, pour les mystères de la nature, pour l'histoire du cosmos ...

Mais, à l'exemple de ses illustres prédécesseurs, son insatiable quête de savoir l'avait emmené de son Ionie natale jusqu'aux limites de l'univers connu, loin, très loin, toujours plus à l'est, aux confins orientaux de la Perse immense ... dans la vallée du Gange, dans cette vallée de tous les nouveaux départs, plus mystérieuse encore que celle du Nil qu'il venait de quitter à grand peine, et dont les mystères n'étaient pas sans rappeler un certain nombre de ceux qui étaient familiers aux petits grecs bien nés.

Le mage qui avait accepté de le recevoir dans sa grotte reculée, à la différence de certains de ceux qu'il avait pu rencontrer ici ou là autour de la Méditerranée et jusque dans les plus lointaines terres, ne semblait pas drapé dans sa dignité, ne portant manifestement pas son habit de lin blanc immaculé comme un quelconque emblème.

Il lui avait été décrit comme un homme libre, se tenant à juste distance de la magnificence des mystères orphiques et de l'austérité pythagoricienne, ne reniant pas pour autant le rôle de ces sagesses dans celle qu'il poursuivait, désormais seul, sans relâche.

Le premier contact fut direct et les mots précis :

- on m'a parlé de toi et du périple que tu as accompli, je t'épargnerai donc les épreuves de purification car il me semble que chacun de tes pas s'en est chargé bien mieux qu'aucun maître fait de chair et d'os n'aurait pu le faire...
- merci! je suis venu jusqu'à toi parce que....
- je sais!

Apollonius, pour la deuxième fois, fut décontenancé :

- personne ne m'a averti de ce ... comment dire ? ... de ce don...
- ce n'est pas un don ! Te concernant, je n'ai rien vu, non, c'est juste une constatation, tu es là! Qui pourrait dire le contraire ? Tu sais, les nouvelles marchent plus vite que les pieds des hommes ... il se trouve qu'un petit nombre de ceux-ci , rares parmi les rares, viennent me voir dès lors que leur chemin de vie les amène à se demander ce qui se cache réellement derrière le mystère de Dionysos ...
- effectivement, je suis là, devant toi, alerté, porté - devrais-je dire - par ta notoriété décidément indifférente aux distances ... Au delà des éloges, la question que je me posais et me pose toujours est : en quoi la divulgation du sens caché du mystère de Dionysos est-elle si importante pour comprendre ce que nous sommes ?

Le mage marqua un temps d'arrêt, semblant chercher un nouveau souffle, un point d'appui :

- tout est là !
- comment cela "tout est là" ?
- "ce que nous sommes" ... oui ... tout est là!
- n'est-ce pas évident ?
- oui, si tu veux ...
- je ne comprends plus ... pourquoi cette hésitation ?
- les évidences cachent souvent des choses plus complexes ...
- as-tu un exemple ?
- le présent n'est-il pas la seule chose dont nous sommes à peu-près sûrs ...
- je suis un peu perdu! ...
- "ce que nous sommes" comme tu dis, est insuffisant ... encore eut-il fallu préciser ta pensée avant d'oser convoquer ce merveilleux mystère... à titre d'exemple, s'agit-il de ce que nous sommes depuis toujours... ou bien encore, de ce que nous sommes devenus, et plus encore de ce que nous pensons être, dans l'ignorance de ce que nous sommes réellement ? car le mystère saura répondre à ta question à la condition que tu saches toi-même ce qu'elle contient réellement...

Apollonius se sentit un peu honteux : tout ce périple initiatique autour de la méditerranée et souvent bien au delà - se dit-il - pour en arriver là, à oublier la plus élémentaire des précautions, l'absolue nécessité de se connaître soi-même ... en l'occurrence, de ne poser aucune question qui n'ait elle-même été questionnée au préalable ...

Bien entendu - le mage l'avait souligné à sa manière - ce qui l'avait porté toutes ces dernières années, avait accompagné chacun de ses milliers de pas le long d'interminables chemins, comme dans les douloureuses impasses du doute, c'était la quête du sens, la quête des origines ... alors, pourquoi ? mille fois pourquoi ? avait-il oublié sa question au seuil d'une révélation qu'il sentait si fort avoir pleinement méritée ? Pourquoi tout cet effort pour aboutir à cette question qui ne questionnait qu'elle même ?

Le mage savait et envisageait calmement le débat intérieur qu'il avait suscité chez Apollonius, mais, parce qu’il le savait digne de découvrir désormais le véritable mystère de Dionysos, il voulait lui signifier que la dernière marche importait autant que tout le chemin parcouru...

Il sentit que le moment était venu :

- le mystère de Dionysos exprime une évolution ... ne crois-tu pas ?
- soit ! ne retourne pas le couteau dans la plaie...
- comme tu y vas ! ... pour un instant au moins, oublie ton ego ... au moins le temps solennel de la divulgation du mystère ... quand bien même si - et nous y reviendrons amplement - tu lui dois cet ego...
- je ne comprends pas ! ...
- il est vrai que cela est devenu pour nous une exigence ! inconsciemment se rejoue la blessure originelle de l'expulsion ... mais écoute plutôt : avant que Dionysos Zagreus, le premier Dionysos, ne soit mis en pièces par les titans, les hommes ne comprenaient rien au monde, et pour une bonne raison, je vais te le dire, c'est qu'ils n'en avaient nul besoin...
- que veux-tu dire ?
- si l'on ne connaît pas leur rapport mystérieux, consubstantiel, à l'évolution de la conscience, les mots sont des pièges ... comment te dire ? ... pour peu que l'on veuille bien l'interroger, le langage recèle beaucoup de mystères, révèle à mots couverts quelques étapes cruciales de notre évolution ... prends par exemple le mot que tu viens d'employer : "comprendre", ne dit-il pas tout et plus encore ? on le dit d'un ensemble qui comprend chacune de ses parties, mais on l'emploie désormais à un tout autre usage ...
- je commence à comprendre ce que tu veux dire ... lorsque nous disons dans le nouvel usage : "j'ai compris", c'est que bien loin d'être lové au sein de l'ensemble qui reste à déchiffrer, nous avons souhaité ardemment y pénétrer, à tout le moins pénétrer ses mystères ...
- effectivement, "comprendre" peut aussi bien se dire dans les deux cas, selon que l'on se trouve à l'intérieur ou à l'extérieur d'un ensemble ...
- donc " être compris" c'est être à l'intérieur, dans les deux sens du terme, quand "avoir" compris résulte de la volonté d'y retourner ...
- on peut le dire comme cela ! C'est tellement vrai que désormais "être compris" signifie que quelqu'un d'extérieur a saisi de vous ce qui ne se voit pas de prime abord, votre intériorité ... "comprendre" est donc insensiblement passé inconsciemment dans la conscience des hommes d'un état à une acquisition, de l'immobilité à l'action, de la béatitude au combat ... c'est une des mystérieuses facettes de la mise en pièces de Dionysos Zagreus.


Apollonius eut une révélation :

- la logique, le rapport de l'un au multiple ... ils ne m'avaient donc pas abusé ...
- qui ?
- ceux qui m'ont recommandé de te rencontrer ...
et que t'ont-ils dit ?
- ils m'ont dit que l'on pouvait te situer quelque part entre Orphée et Pythagore ...
- quelle perte de temps ! quelle indigence !
- comment ça ? il y avait beaucoup de révérence dans leurs propos ...
- grand bien leur fasse ! écoute-moi : situer quelqu'un en fonction de telle ou telle école, de telle ou telle influence, permet de le juger a priori, et partant, d'éviter d'exercer son intelligence sur ce qu'il propose ... nous en revenons toujours à la même chose : pourquoi ne nous posons -nous pas les bonnes questions ? pourquoi cette stratégie plus ou moins consciente d'évitement ? quel homme éveillé peut ignorer que la vie nous est donnée pour nous poser la bonne, la seule question ... et celle qui en découle : la raison de ce don ?


Extrait de "Rencontres secrètes, le rêve de judas!"

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