La fin du rêve de Judas
Claudia s'était éclipsée à l'intérieur du palais, le laissant seul avec lui-même...
Privé de la justesse de ses analyses, de ses questions qui souvent tenaient lieu de réponse, il s'entendit dire machinalement : quel drôle de peuple!
Comment en étaient-ils arrivés là, à cette attente fébrile d'un messie ? Se sentaient-ils à ce point en danger, en perdition, qu'il leur fallait un sauveur ici et maintenant...
Mais, comme si Claudia eut été encore présente à ses cotés, il balaya d'un revers cette idée trop simpliste. Tout bien considéré, cette attente n'était-elle pas universelle, partagée par tous les peuples ? Par les romains eux-mêmes, jusques et y compris par le plus illustre d'entre eux, César Auguste, premier empereur, fossoyeur de la république, quoi qu'il en dise, et qui ne résista pas plus que de bienséant à l'idée de sa prochaine divinisation...
Plus qu'aucun autre dirigeant de Rome, Auguste avait su prendre tout le temps que le destin lui avait donné sans compter pour imposer l'idée de la Pax Romana, et, plus habile encore, pour convoquer sous son impressionnante coupe de béton du Panthéon, tous les dieux du monde connu, dotés illico, cela va de soi, d'un clergé dédié.
Avec le recul, cette longue période de paix, adossée au génial rapprochement des dieux hier antagonistes sous sa bienveillante protection, ne témoignait-elle pas de son intime compréhension de l'air du temps, de la sourde demande de tous ces peuples nés dans l'inquiétude du crépuscule des dieux ?
Soudain, Pilate se prit à sourire devant les images confidentielles des derniers instants de cet empereur décidément peu ordinaire :
Au moment de revenir à sa condition humaine, au seul instant véritablement démocratique de sa vie, n'avait-il pas confié au petit cercle éploré des ambitieux, qu'il n'était pas dupe du rôle qu'il avait dû tenir dans ce mélodrame universel, même si, de l'avis de tous, il avait parfaitement maîtrisé son texte...
Confronté à cette ultime épreuve, le galiléen lui n'avait apparemment pas eu le souci de lui-même, pas même de dénoncer les apparences de la comédie humaine ...
Selon ce que les uns et les autres lui avaient rapporté, il s'était plutôt soucié du sort tragique de ceux qui restaient pour un instant encore à la surface de cette planète : " Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font!"...
Quel homme normalement constitué aurait jamais pu prononcer de telles paroles en une telle circonstance ? Judas en avait-il eu vent ? Ce démenti de tout ce à quoi il avait cru, cette révélation fulgurante sur tout ce qu'il n'avait su voir, l'avaient-il conduit au suicide ?
Cette fantastique défaite d'un homme adulé hier encore, soudain dénué de toute magie, prisonnier anonyme d'une douleur indicible, transmutée en victoire sur la haine, ne disqualifiait -elle pas, l'espace de quelques mots incompréhensibles, l'assemblée hétéroclite des faux-messies ?
Pour la deuxième fois, Pilate se surprit à sourire : Hérode lui-même, n'avait-il pas été pressenti par ses proches pour le rôle ?...
Hérode, Antiochus, Ptolémée ... à l'image d'un défilé carnavalesque, il revit la geste grotesque de ces rois et autres pharaons de pacotille : grecs, égyptiens, assyriens ou babyloniens qui, depuis quelques siècles, redoublaient d'impudence, dieux autoproclamés, profanateurs de mystères, désireux d'imposer leur culte à des peuples qui ne les avaient pas acclamés.
Comment ne pas voir ce qui avait vraisemblablement anéanti Judas ? Comment ne pas voir dans le galiléen dont chacun attendait consciemment ou inconsciemment qu'enfin il s'impose, foule hostile et Judas mêlés, l'image inverse? l'image d'un être qui ne s'interposa jamais entre les dieux et les hommes pour en tirer un quelconque pouvoir, invoquant devant qui voulait ou pouvait l'entendre son père mystérieux, ce père "qui est aux cieux", jusqu'à lui dédier une prière où il fera large place à tous ses frères les hommes, père si mystérieux qu'il ne le sauvera pas de son destin funeste pour des raisons que la raison ignore ...
Chez Judas, cette attente avait un caractère exclusif, politique, rédempteur, revanchard, nostalgique de ce temps qui vit la grandeur du royaume de David.
Mais comment reconstruire un passé si particulier tout en envisageant l'universel ? ...
Que s'était-il donc passé depuis cette époque, pour que tout un peuple, derrière ses élites, envisage fébrilement la fin prochaine du monde, de cet éon fourvoyé dont témoignaient déjà les attendus du jugement dernier ? Étaient-ils devenus fous ? Au nom de quoi pensaient-ils qu'ils formeraient le socle du prochain éon ? Qu'avaient-ils de plus que les autres? Pourquoi cette application tenace à s'en distinguer, à s'en séparer par les moyens insidieusement efficaces de la circoncision, des rites et autres interdits alimentaires ?
Étant entendu que, pour ces fous de Dieu, ballottés de Charybde en Scylla, de Babylone à Thèbes, d'exodes en déportations, seul (après avoir longtemps hésité, mais ils n'en démordaient plus) seul leur dieu était le seul dieu !...
Pilate, décidément las de cet imbroglio, gros d'affrontements sanglants, en vint à esquisser un sourire sans toutefois en éprouver l'envie... si d'innombrables vies n'étaient en cause, est-ce que tout cela n'apparaîtrait pas à sa juste valeur ? ... dérisoire !
Qui, tout bien pesé - se dit-il - s'il n'avait plus à craindre le jugement des autres mais plus encore la faiblesse insigne de son propre jugement, aurait pu dire qu'il savait quoi que ce soit de Dieu ou des dieux?
Alors, confronté à cette énigme, il y avait bien les dieux des grecs! ... leur proximité spatiale et temporelle avait, il est vrai, de quoi rassurer ... enfin, si l'on peut dire !
Eux-mêmes avaient retenu de leur lointaine enfance orientale, qu'il valait mieux tenir à distance ces insatiables pilleurs de femmes, ces jaloux compulsifs, déclencheurs de cataclysmes, maîtres du ciel imprévisible comme de la mort prévisible ... qu'il n'y avait pas d'autre choix que de tenter de les amadouer au moyen de sacrifices incessants, de libations généreuses, de fumées verticales, de rituels millimétrés, gravés dans le marbre des mystères ...
Comment se faire une opinion, comment y voir clair dans ce capharnaüm ? Il appela Socrate à son secours, mais Socrate ne lui répondit pas...
Extrait de "Rencontres secretes, le rêve de Judas".
Privé de la justesse de ses analyses, de ses questions qui souvent tenaient lieu de réponse, il s'entendit dire machinalement : quel drôle de peuple!
Comment en étaient-ils arrivés là, à cette attente fébrile d'un messie ? Se sentaient-ils à ce point en danger, en perdition, qu'il leur fallait un sauveur ici et maintenant...
Mais, comme si Claudia eut été encore présente à ses cotés, il balaya d'un revers cette idée trop simpliste. Tout bien considéré, cette attente n'était-elle pas universelle, partagée par tous les peuples ? Par les romains eux-mêmes, jusques et y compris par le plus illustre d'entre eux, César Auguste, premier empereur, fossoyeur de la république, quoi qu'il en dise, et qui ne résista pas plus que de bienséant à l'idée de sa prochaine divinisation...
Plus qu'aucun autre dirigeant de Rome, Auguste avait su prendre tout le temps que le destin lui avait donné sans compter pour imposer l'idée de la Pax Romana, et, plus habile encore, pour convoquer sous son impressionnante coupe de béton du Panthéon, tous les dieux du monde connu, dotés illico, cela va de soi, d'un clergé dédié.
Avec le recul, cette longue période de paix, adossée au génial rapprochement des dieux hier antagonistes sous sa bienveillante protection, ne témoignait-elle pas de son intime compréhension de l'air du temps, de la sourde demande de tous ces peuples nés dans l'inquiétude du crépuscule des dieux ?
Soudain, Pilate se prit à sourire devant les images confidentielles des derniers instants de cet empereur décidément peu ordinaire :
Au moment de revenir à sa condition humaine, au seul instant véritablement démocratique de sa vie, n'avait-il pas confié au petit cercle éploré des ambitieux, qu'il n'était pas dupe du rôle qu'il avait dû tenir dans ce mélodrame universel, même si, de l'avis de tous, il avait parfaitement maîtrisé son texte...
Confronté à cette ultime épreuve, le galiléen lui n'avait apparemment pas eu le souci de lui-même, pas même de dénoncer les apparences de la comédie humaine ...
Selon ce que les uns et les autres lui avaient rapporté, il s'était plutôt soucié du sort tragique de ceux qui restaient pour un instant encore à la surface de cette planète : " Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font!"...
Quel homme normalement constitué aurait jamais pu prononcer de telles paroles en une telle circonstance ? Judas en avait-il eu vent ? Ce démenti de tout ce à quoi il avait cru, cette révélation fulgurante sur tout ce qu'il n'avait su voir, l'avaient-il conduit au suicide ?
Cette fantastique défaite d'un homme adulé hier encore, soudain dénué de toute magie, prisonnier anonyme d'une douleur indicible, transmutée en victoire sur la haine, ne disqualifiait -elle pas, l'espace de quelques mots incompréhensibles, l'assemblée hétéroclite des faux-messies ?
Pour la deuxième fois, Pilate se surprit à sourire : Hérode lui-même, n'avait-il pas été pressenti par ses proches pour le rôle ?...
Hérode, Antiochus, Ptolémée ... à l'image d'un défilé carnavalesque, il revit la geste grotesque de ces rois et autres pharaons de pacotille : grecs, égyptiens, assyriens ou babyloniens qui, depuis quelques siècles, redoublaient d'impudence, dieux autoproclamés, profanateurs de mystères, désireux d'imposer leur culte à des peuples qui ne les avaient pas acclamés.
Comment ne pas voir ce qui avait vraisemblablement anéanti Judas ? Comment ne pas voir dans le galiléen dont chacun attendait consciemment ou inconsciemment qu'enfin il s'impose, foule hostile et Judas mêlés, l'image inverse? l'image d'un être qui ne s'interposa jamais entre les dieux et les hommes pour en tirer un quelconque pouvoir, invoquant devant qui voulait ou pouvait l'entendre son père mystérieux, ce père "qui est aux cieux", jusqu'à lui dédier une prière où il fera large place à tous ses frères les hommes, père si mystérieux qu'il ne le sauvera pas de son destin funeste pour des raisons que la raison ignore ...
Chez Judas, cette attente avait un caractère exclusif, politique, rédempteur, revanchard, nostalgique de ce temps qui vit la grandeur du royaume de David.
Mais comment reconstruire un passé si particulier tout en envisageant l'universel ? ...
Que s'était-il donc passé depuis cette époque, pour que tout un peuple, derrière ses élites, envisage fébrilement la fin prochaine du monde, de cet éon fourvoyé dont témoignaient déjà les attendus du jugement dernier ? Étaient-ils devenus fous ? Au nom de quoi pensaient-ils qu'ils formeraient le socle du prochain éon ? Qu'avaient-ils de plus que les autres? Pourquoi cette application tenace à s'en distinguer, à s'en séparer par les moyens insidieusement efficaces de la circoncision, des rites et autres interdits alimentaires ?
Étant entendu que, pour ces fous de Dieu, ballottés de Charybde en Scylla, de Babylone à Thèbes, d'exodes en déportations, seul (après avoir longtemps hésité, mais ils n'en démordaient plus) seul leur dieu était le seul dieu !...
Pilate, décidément las de cet imbroglio, gros d'affrontements sanglants, en vint à esquisser un sourire sans toutefois en éprouver l'envie... si d'innombrables vies n'étaient en cause, est-ce que tout cela n'apparaîtrait pas à sa juste valeur ? ... dérisoire !
Qui, tout bien pesé - se dit-il - s'il n'avait plus à craindre le jugement des autres mais plus encore la faiblesse insigne de son propre jugement, aurait pu dire qu'il savait quoi que ce soit de Dieu ou des dieux?
Alors, confronté à cette énigme, il y avait bien les dieux des grecs! ... leur proximité spatiale et temporelle avait, il est vrai, de quoi rassurer ... enfin, si l'on peut dire !
Eux-mêmes avaient retenu de leur lointaine enfance orientale, qu'il valait mieux tenir à distance ces insatiables pilleurs de femmes, ces jaloux compulsifs, déclencheurs de cataclysmes, maîtres du ciel imprévisible comme de la mort prévisible ... qu'il n'y avait pas d'autre choix que de tenter de les amadouer au moyen de sacrifices incessants, de libations généreuses, de fumées verticales, de rituels millimétrés, gravés dans le marbre des mystères ...
Comment se faire une opinion, comment y voir clair dans ce capharnaüm ? Il appela Socrate à son secours, mais Socrate ne lui répondit pas...
Extrait de "Rencontres secretes, le rêve de Judas".