Le mythe de Thésée à la lumière des Upanishads ...


Thésée, dites-vous? ... oui, attendez, ce nom me dit bien quelque chose ! ... mais quoi ? ... là, je dois dire que je n'en sais trop rien ! ... mais, s'il a bien existé au point que chacun, ou presque, se souvienne de ce nom, mais point de ce qu'il fut ou de ce qu'il fit, n'est-ce pas à notre mémoire qu'il faut demander des comptes ? ... à tout le moins à ceux qui en ont la charge, ne croyez-vous pas ?

Peut-on ainsi - répondis-je - se débarasser de cette responsabilité sur "ceux qui ... " comme vous dites ? ... N'est-ce point là notre curiosité qui est prise en défaut ? n'aurions-nous plus le désir de connaître ?

Je ne suis pas de cet avis, mais je vous prends au mot : n'avez-vous pas dit "le mythe de Thésée" ? ... lui déniant ainsi toute existence réelle, puisque, comme chacun sait, le mythe c'est ce qui n'existe pas !

Soit ! ... je ne vous demande donc pas pour ce qui concerne les Upanishads ? ...

Curieusement, cela me parle davantage, enfin, tout est relatif !... mais attendez, j'y suis! ... un de mes amis entreprit récemment de se convertir au bouddhisme ... quand je dis "entreprit", vous m'avez compris, il ne s'agit pas d'un suiveur, j'en compte peu parmi mes amis, non, toute sa vie consista à entreprendre ! ... et quand je dis qu'il s'est "converti", c'est par abus de langage, car chacun sait qu'il ne s'agit pas d'une religion, mais tout au plus d'une philosophie ! ...

Tout au plus ?

Oui, d'accord, c'est facile! je n'ai rien préparé ... mais vous, qui êtes-vous ? ... vous êtes-vous annoncé ? ... soyons clairs, puisque aussi bien, je vous sens la volonté de mettre les points sur les i ... je ne mets pas la religion au dessus de tout, surtout depuis que l'on sait que, plus souvent qu'à son tour, elle est en dessous de tout ... au passage, que reste-t-il de sa superbe pour accepter ainsi l'opprobre ? ... ceci étant, elle pourra se targuer bientôt d'avoir connu les deux cotés de la barre ! ... après tout, sans être libre-penseur, n'était-il point temps de refaire son éducation ? ... mais enfin, vous m'avez compris ! ... ne sommes-nous pas entre nous ? ... où en étions-nous déjà?

*
*    *
"Où en étions-nous déjà?"

Cette question échevelée, combien de fois Thésée se l'est-il posée ? ... au sortir des terribles épreuves qui l'amenèrent inexorablement à l'évidence de sa singularité ?...

Pour commencer, le mythe s'y attarde, c'est un peu tard, au printemps de sa vie, qu'il apprit par sa mère "qu'il avait bien un père" ... mais, pour n'être pas encore fait, il était tout sauf niais, et en déduisit sur le champ que ce truisme, pour le moins innoportun en pareille circonstance, dissimulait tant bien que mal un ultime atermoiement, une courte réplique du silence abyssal auquel sa mère célibataire s'était astreinte depuis tant d'années ...

Son sang, cet inconnu, ne fit qu'un tour ! ... il craignit alors le pire ... pourquoi lui avait-on si longtemps caché l'identité de ce visiteur d'un soir ? ... Ethra, sa mère, certes était fille de roi, mais il la savait avanturière, briseuse de codes ... s'était-elle, déjà si jeune, commise avec quelque manant ? ... ou pis encore, avec quelque métèque ? ... voulait-elle désormais, à l'âge ou les admirateurs se font plus rares, lui conter son exploit, sortir du placard devant le fruit de son écart ... ? !

Patatras ! rien de tout ça ... par la porte à peine refermée, l'espoir s'était faufilé, laissant Thésée aux prises avec l'affreuse banalité de sa conception dans l'entre-soi du palais ... le mystérieux coupable d'avoir disparu aussitôt qu'apparu, n'était rien moins que roi ! ... et, pour couronner le tout, son royaume se targuait de la présence tutélaire de Pallas Athéna ...

Ce retour à la normalité pour un homme de son rang était-il du goût de Thésée, qui toute sa vie préféra l'exploit à la routine ? nul ne le sait, car le mythe, pour tout vous dire, avait d'autres chats à fouetter.

A cet endroit du mythe, je vous propose de le laisser prospérer tranquillement, comme il le fit sans nous depuis plus de deux mille ans, et continuera de le faire bien après que nous ayons essayé sans succès sa face nord ... pour aller faire un tour du coté d'Empédocle.

Non que ce tout premier des philosophes et dernier des voyants n'en ait laissé jamais une quelconque interprétation, mais il me semble que l'on peut trouver dans sa vision grandiose de la marche de l'univers, quelques clés qui nous permettraient de l'interpreter correctement, au point - c'est là notre ambition ! de lui rendre la parole sur ce qu'il a à dire sur un épisode crucial de l'histoire de l'Homme ...
"Est vrai ce qui est fécond!" ... cette maxime où l'impératif le dispute au catégorique, un peu germanique en somme, pragmatique, bien observée, excluant par avance toute morale "humaine, trop humaine", est tombée, au grand soir du XVIIIème siècle, comme un couperet glacial sur les nuques déjà refroidies de tous ceux qui, jusque là, n'avaient su que tourner autour du pot ...

Pilate aurait-il pu se satisfaire de cette réponse ? ... aurait-il pensé à l'Empire ? ... nul ne le sait! ... selon ce qu'il fut dit, l'hygiène de ses mains le préoccupait plus que l'avenir des hommes ...

"Est vrai ce qui est fécond!" ... Est-il besoin de nommer l'auteur de ce qui pourrait être un mantra, de ce constat digne d'un Elohim ? ... Observateur appliqué, intransigeant, des choses de la nature comme de la nature des choses, je ne résiste pas au plaisir de vous présenter Johann Wolfgang ! ... je n'ai pas eu l'outrecuidance de vous rappeler son nom ... il lui restait à se faire un prénom, eh bien voilà, c'est fait !

Alors, plutôt que d'en débattre à l'infini, ou au café du coin, et pourquoi pas, sur la page blanche d'un prochain BAC qui renouerait avec sa fonction de passeur ... j'eus l'idée d'expérimenter cette observation, sur un cobaye sicilien à propos duquel la vérité reste à faire! ...

Empédocle !

Oui, Empédocle ! ... C'est un peu comme Thésée, son nom dit bien quelque chose à quelques nostalgiques de cette époque où la philosophie ne se faisait pas encore à Athènes, mais, qui eut grand tord, entre deux raisonnements inopinés, qui auraient pu faire sa fortune, de ne pas taire sa souffrance d'être né, son indescriptible sentiment de ne pas être chez soi ...

Pour ces raisons que la raison naissante voulait à tout prix ignorer, Empédocle fut écarté de la liste des pères fondateurs de l'Occident. Il est vrai que cette nouvelle aventure de l'humanité, pour avoir quelque chance d'éclore, n'aurait su s'embarrasser du "refusisme" de l'éveillé sicilien, à tout le moins du sentiment que ce monde n'est que douleur ...

Comment, en effet, l'Occident aurait-il pu accepter ce père douloureux ?... comment aurait-il pu accepter de naître de celui qui refusa ce privilège ? ...

Héraclite, un temps pressenti pour le rôle, fut lui aussi écarté ...

De ce père escamoté, émasculé, de ce témoin génant de nos hésitations, que nous reste-t-il ? ... un inventaire à la Prévert : quelques fragments épars, de nombreux commentaires, autant de jugements et plus encore, une légende, une lave au goût de sang, une sandale esseulée...

Cette sandale que l'Etna aurait rejetée après que ce fou de dieu ait joint le geste à la parole, réintégrant sans autre forme de procès, le ventre infernal des mères primordiales ...

Drôle de destin, me direz-vous ... pour sa sandale au moins ! fut-elle d'airain, recrachée comme un vulgaire noyau que même un volcan ne saurait digérer ...

Que nous reste-t-il de ce mystère, à part ce bien maigre indice ? ... aujourd'hui, certains explorateurs, ennemis du risque, et soucieux de l'empreinte carbonne, s'empressent, avant la grande ordalie de l'incinérateur, de disséquer vos poubelles, tant qu'elles peuvent encore parler, pour savoir qui vous êtes...

Drôle d'époque ! ... à tout prendre, pour savoir qui je suis, je préfère fouiller les poubelles de l'histoire des modernes - Ah, mes amis, si vous saviez le gâchis ! ... mais avec un peu d'organisation, on y retrouve quelques bons copains qui disent merde au système et, les jours de chance, quelques mythes sans date de péremption ...

Empédocle, " une figure bariolée !", aurait dit Nietzche dans sa langue natale, au moins selon son traducteur ! ... j'aurais dit pour ma part, "haute en couleurs", mais le traducteur, comme tous les obscurs et autres éconduits de la célébrité, avait sans doute son mot à dire sur un personnage auprès duquel, sur la photo, il se serait bien contenté de faire pâle figure ...

L'amour et la discorde ! voilà ce qui met toute chose en mouvement, ici-bas comme au firmament ... cette tension entre forces opposées et leur rapport harmonieusement déséquilibré, détermine les cycles cosmiques où domine tour à tour l'un des deux antagonistes.

Au début d'un nouveau cycle, c'est toujours l'amour qui gouverne, sans partage ... la discorde, quant à elle, est reléguée à l'extérieur de la sphère, mais, ôpiniatre, jamais à court d'arguments, elle finira par s'y insinuer, précédée de ses puissants émissaires que sont la jalousie et la haine, au point de tout pervertir, tout fragmenter, jusqu'au chaos final, seule et paradoxale apothéose qui, preuve de son efficience, se satisfait d'une absence de témoins ...

Qui, dans sa propre vie, n'en a fait l'expérience ? ... je ne parle bien évidemment pas de la "paradoxale apothéose" qui n'est pas de notre compétence, mais de nos amours si beaux, si prometteurs, qui "parfois" finissent en charpie ...

Confrontés à la douloureuse expérience de cet amour insolent qui imposait hier encore son éternité usurpée aux "regards obliques des passants honnêtes", et se refuse à mourir dans l'intimité désormais délétère d'où s'échappent à tire-d'aile les noms d'oiseau de la haine mauvaise ...

Indifférent désormais à nos histoires d'alcôve, le cosmos nouveau, ferme ses yeux, bouche ses oreilles, et s'éloigne promptement ! ...

Lorsque nous étions au centre de ses attentions, lequel de ses cycles, de ses signes ou de ses humeurs, auraient pu nous laisser de marbre ? ... tour à tour exaltés ou tremblant de peur, ne lui avons-nous pas bâti de nombreux et somptueux temples dans lesquels, s'il lui en prenait l'envie, il pouvait se mirer ? ... de tous les continents inquiets, montait la fumée des sacrifices ...

Mais, depuis qu'il prend ses aises, se répand dans un espace corvéable à merci, et pour tout dire, partout où nous ne sommes pas, nous rapetisse et nous excentre chaque jour un peu plus, ne nous dit plus rien de son projet, qu'aurions-nous à nous soucier de ce parent volage ?

Alors, pour pallier notre perplexité croissante, il y a bien la Bible qui renverse la table avant qu'elle ne soit mise ou, à tout le moins, avant qu'Hésiode ne s'y installe ... que nous dit-elle sans détour ? ... à tout le moins sans s'embarrasser d'aucun mythe qui pourrait lui faire concurrence : ce n'est pas le cosmos qui créa les dieux, mais les dieux qui créèrent le cosmos !

L'affaire est d'importance, car, à ce point, il nous faut bien choisir : sommes-nous, infimes microcosmes, à l'image du cosmos qui nous fit, créateurs des dieux ? ou bien encore, le résultat d'une tentative, qui pour être ambitieuse se termina comme l'on sait, vous et moi ?

"Bereshit bara Elohim !"

A bon entendeur, salut! ... exit les dieux grecs, nés, certes, avant la guerre de Troie mais bien après la bataille ... au diable vauvert la nucléosynthèse, nouvelle genèse qui semble en savoir long sur notre corps, mais, pas plus qu'Homère, c'est-à-dire rien ou pas grand chose, s'il s'agit de notre âme ! ...

Ils sont nombreux désormais, ceux qui pensent que le cosmos, n'est intervenu, ni en notre faveur, ni en notre défaveur, et plus nombreux encore ceux qui pensent qu'il aurait pu nous faire la faveur de ne pas naître ... De ce sentiment, le bouddhisme est né ! ... Il n'en a pas l'apanage ! En Grêce, à l'époque où Gautama connut l'éveil sous l'arbre de Boddhi, Héraclite eut un mauvais réveil au sortir de son lit, maudissant ce que la vie avait fait de ses contemporains, et plus encore ce qu'ils en faisaient, et de ce pas, les invitait à se pendre, mais il ne fit pas école ... De Bouddha il fut dit qu'il était un sage, et d'Héraclite, qu'il était un homme en colère ... jamais il ne fut dit que l'occident était né d'une pénurie de cordes !...

Le mythe de Thésée, lui, s'inscrit dans un "petit"cycle, si tant est que nous voulions, découper le réel en tranches, alors que tout n'est que continuité, mais, dans le même temps, réversibilité, superposition ... Hésiode était de la race de ceux qui en savaient encore quelque chose ! ... mais, comme dit l'autre, on ne peut pas s'empêcher, il paraît même que c'est à cela qu'on nous reconnait ! ...

Cela ne pose-t-il pas la question de la pertinence de nos représentations d'un univers et de leur fécondité, ce dernier ne faisant, il est vrai, aucun effort pour nous guider en cet effort ?

Mis à la porte ! ... tel est notre destin !

Ils en savent quelque chose, les hussards de la physique quantique, bafoués, humiliés, nargués, par cette nature qui se refuse à eux au fil des expériences : "ce que tu vois, n'est pas ce que je suis ! " ... " es-tu bien sûr que je serai au rendez-vous que tu prévois ? " "où suis-je le plus moi-même ? dans mon apparaître, ou dans mon disparaître ? " "suis-je ici ou là-bas, ou les deux à la fois ? " etc.

A ce stade il nous faut parler des sophistes ! ou, ce qui revient au même, des malheurs du sophisme ...

Comme les manichéens, quelques siècles plus tard, comme les cathares, un peu plus tard encore, ces princes de la rhétorique ont en commun d'avoir, in fine, perdu la bataille des mots ... Voilà bien un paradoxe qui devrait mobiliser quelques chercheurs de talent ! ...

Dans l'attente de leurs lumières, force est de constater que, bien souvent, il ne fait pas bon manier la langue avec trop d'habileté ...

Qui pourrait en douter? l'histoire est écrite par les vainqueurs. Quant à la langue officielle, n'est-elle pas bien souvent le dialecte de la tribu qui a gagné la guerre ?

La victoire des mots est essentielle, car une fois acquise, son armée intemporelle compte autant de soldats qu'il se lève chaque jour de crétins pour la célébrer : qui au bout du bar, qui dans les dîners en ville ... c'est "manichéen !" laisse tomber le docte qui ne sait rien de cette philosophie qui véhicula toute la subtilité plusieurs fois millénaire de l'orient des mystères.

Il me semble de ce point de vue que l'inquisition, bon chien chasse de race, n'avait qu'à faire son miel des mauvaises manières de Platon et Aristote.

C'est ainsi que Protagoras et les siens furent moqués ... quel danger représentaient-ils donc pour mériter une telle attention ? ... se moque-t-on avec autant d'ardeur d'une opinion dont tout le monde se moque ?

" l'Homme est la mesure de toute chose !" ... pour la plupart d'entre nous, de Protagoras, que reste-t-il, à part ces quelques mots qui en disent long sur sa prétendue démesure ? ...

Ce qui peut apparaître de prime abord comme une rodomontade et lui valut d'être momifié de son vivant ... un peu comme les recroquevillés de Pompéi, réduits à ne plus être dans nos représentations que cette dernière et singulière expression qui escamote à jamais leur véritable singularité.

Pour quelle raison, Platon décida de prendre Protagoras au premier degré ?... Il aurait eu plus de mal avec Desproges !...

Comment n'a-t-il pas vu qu'il s'agit là du cri d'une abyssale solitude et qui exprime en d'autres termes ce monde vécu comme illusion ?

"Le monde est ma représentation! " vingt quatre siècles pour reformuler le cri de Protagoras façon lebensraum, mais cette fois sous les applaudisements du jury, car le prestige dont jouit l'élève Nietzche rejaillit sur le maître ... qui s'intéresserait à Shopenhauer s'il n'avait contribué à la folie de son impressionnable élève ?

Si celui-ci avait une prédisposition, il est vrai que tout esprit bien né pourrait rapidement se faiencer pour peu qu'il accepte d'aller au bout de ce vertigineux constat ...

Qui a jamais aperçu l'immense solitude de l'expulsé derrière le propos flamboyant ? Chacun ne réagit-il pas à sa manière ? Sachant sa phrase suffisamment explosive, Protagoras ne pensa sans doute pas utile de se jeter dans un volcan ... à n'en pas douter, sa rupture du lien avec la nature et avec les dieux était plus conceptuelle, plus distanciée, moins charnellement ressentie que ce ne fut le cas pour Empédocle.

Les dandys ont-ils moins à nous dire sur la folie des hommes que les fous, sous prétexte qu'ils en tirent un quelconque profit ?

Platon et Aristote ont chacun leur explication du monde, je ne les plains pas, quand bien même ils se chamaillent sur quelques points de détail, ils ont tous les deux une foi inébranlable dans la toute puissance de leur pensée.

Qui a jamais lu Protagoras à l'envers ? qui a jamais vu qu'il proclamait ainsi la prochaine faillite de la pensée ? à tout le moins son impuissance à rejoindre l'éternel. Protagoras, à sa manière, annonce Plotin, c'est là encore mon hypothèse ...

Avaient-ils entièrement tort ces sophistes qui ne ressentaient plus aucun lien, ni avec la nature, ni avec l'esprit des mondes ? Sommes-nous plus au contact de ce qui nous vit naître ?

Qui pourrait donc les contredire sauf à inventer un avant, un ailleurs, où s'écrit ce qui se passe ici-bas ? Qui a jamais définitivement fait l'économie de la cause finale ?

Mais, regardons de plus près le langage qui, souvent, sait plus de choses sur nous que nous en savons nous-mêmes ...

Sauf à inventer, disais-je ... "inventer" est un mot ambigu, polysémique, et qui en cet état de dispersion, s'invente parfois des sens opposés. C'est donc ès-qualités qu'il peut servir à débusquer nos représentations, à les tracer, si vous préférez mourir un peu plus tard à vos illusions. Lorsque je l'ai employé, avez-vous pensé à une fiction, à ce qui n'existe pas, à un mythe ? alors, vous vous êtes naturellement rangés à l'avis de Protagoras ?

Ou bien, avez-vous pensé aux archéologues qui découvrent, de temps à autre, une grotte ornée dont personne n'avait conscience qu'elle existait en silence depuis des millénaires, hors d'atteinte de l'air léthal que nous exhalons, mais surtout de notre opinion si fragile, sans laquelle nous serions,"si fragiles"! ...

Bref ! ... dans le mythe qui nous occupe, après avoir erré dans le labyrinthe, Thésée se retrouve en face du minotaure, selon ce qui nous est dit : un homme à tête de taureau ( à tête de boeuf, aurait dit Empédocle !) ... la scène, désormais, nous semble ridicule, mais, lorsque nous saurons où elle se passe vraiment, nous perdrons un peu de notre condescendance !

Thésée réussit tout ce qu'il entreprend ! Cependant, comme Achille, il a le talon fragile ... Son problème c'est qu'il ne sait pas qui il est, ne sachant d'où il vient ! ... un peu comme nous, sauf que nous ne savons plus que nous ne le savons pas ...

Voyez un peu la scène : Thésée mi-homme, mi-dieu, se retrouve en face de son demi-frère, mi-homme, mi-bête ! ...

"Connais-toi, toi-même!" ... voilà une expérience dont nous ne savons plus rien qui avons réemployé le bois du cercueil pour en faire un divan ...

Mi-homme, mi-dieu ? son demi-frère ! ? ... qu'est-ce que cette mascarade ? me direz-vous !

Pour qui s'aide des lumières d'Empédocle, le mythe de Thésée nous parle de cette période incertaine du démarrage d'un nouveau cycle ...

Ces forces de haine, de discorde, qui ont engendré le chaos et déjà s'immiscent ou s'attardent dans le nouveau cycle, nous en suivons la trace au rythme des apparitions de Poséidon à trois endroits du mythe ... Poséidon, dieu des tempêtes, ébranleur du sol, provocant stupeur et tremblements jusque chez les plus avertis, ennemi juré de la raison naissante, et plus particulièrement de sa nièce Athéna ...

Au tout début du mythe, Poséidon se signale à sa manière par le viol d'Ethra*, fille de Pitthée, roi de Trézenne.

Comment faire alors pour dissimuler l'oeuvre de celui qui ne sait que détruire celles des hommes, leurs embarcations imprudentes, leurs constructions improvisées au voisinage des failles, et jusqu'à la promesse du choix que leurs filles pubères seraient en droit de décider?

Trézenne n'est pas Athènes, mais elle mérite un roi ! A tout le moins le détour ...

Retour de Delphes, dépité par ce que lui a dit la Phytie, ou plutôt par ce qu'elle ne lui a pas dit, car à cette époque, il faut bien s'y résoudre, le serpent ne parle à plus grand monde, Egée fait une halte chez son ami Pitthée, lui-même, le savait-il ? ami du serpent python et de ses oracles, et qui comprend sur le champ que "le pied qui sort de l'outre" confère à son hôte le profil d'un père respectable...

La suite, vous la savez : les petits plats dans les grands, et le Roi dans sa reine...

Ce qui fait de Thésée, comme vous et moi, tout à la fois un fils de l'Homme et un fils de Dieu.

Il mit un certain temps à savoir qui était son père terrestre, mais sut-il jamais qu'il avait un père céleste ? cela n'a pas grande importance, le mythe sait pour deux !...

Maintenant, si nous revenons à cette étrange confrontation au bout du labyrinthe, pourquoi le minotaure serait-il le demi-frêre de Thésée ?

En crête, à la suite d'un pari stupide du roi Minos, Poséidon, à la manière de Zeus, son frère en espiègleries, avait surgi des eaux sous forme d'un magnifique taureau blanc, mais, s'il n'avait pas le calibre pour enlever Europe, il n'en avait pas moins ôté sa dignité à Pasiphaé, épouse du roi Minos en proie à une folie érotique, comme disent les anciens grecs qui ne sauraient être tenus responsables du déchaînement de leurs passions.

C'est ainsi que naquit celui qu'il fallait soustraire au regard des hommes, cacher au bout du sombre labyrinthe, le minotaure, l'homme à tête de taureau ...

Voilà donc cet étrange face à face d'un être mi-homme, mi-dieu, à la recherche de son identité, et d'un être mi-homme, mi-bête qui n'a d'autre souci que de dévorer sa part d'humanité présentée sous la forme de très jeunes athéniens qui n'ont pas encore atteint l'acmé, cette sagesse durement acquise qui a réussi à imposer le silence aux cinq sens ...

A la fin du mythe, Thésée accompagné d'Ariane, son âme victorieuse **, celle qui lui permit de vaincre ses démons, de retrouver la lumière, s'enfuit.

Mais, bientôt contraint par une soudaine tempête de se réfugier provisoirement dans l' île de Naxos.

C'est là donc pour la troisième fois que Poséidon intervient ... une fois de plus il va mettre fin au triomphe de l'amour, obliger Thésée, avec la complicité d'Athéna, à abandonner son âme pour rejoindre la raison. La suite, on la connait, il rentre à Athènes, établit la démocratie, abandonne tous ses pouvoirs ...

Au delà du bien et du mal, il y a la destinée de l'Homme !

Flash back : à un autre endroit du mythe, les forces retardataires interviennent, non sous l'aspect de Poséidon, mais sous les traits de l'infâme Procuste. Cet épisode qui faillit coûter la vie à Thésée et donc la nôtre, mérite que l'on s'y attarde quelque peu, ne croyez-vous pas ?

Thésée vient d'apprendre qui est son père terrestre, difficile de dire si sa mère lui a tout avoué, toujours est-il qu'il se met de ce pas, en route vers Athènes, chaussé de l'ancêtre de la double boucle, j'ai nommé les sandales de son père ...

Les routes qui mènent à la connaissance de soi ne sont jamais sûres, c'est la raison pour laquelle Thésée les choisit en priorité, il conviendrait de s'interroger sur ce point !...

En chemin, accidenté, voire accidentogène, à cet endroit escarpé de la Grèce, il rencontre Procuste qui a l'habitude d'offrir l'hospitalité pour la nuit à tous ceux de passage. Une fois ceux-ci allongés dans le lit, le taré des montagnes entreprend de les mettre au gabarit, d'allonger ceux qui sont trop petits, et de scier les membres de ceux qui dépassent.

Le mythe ne recule devant aucuns effets spéciaux, fussent-ils gore, car l'enjeu est d'importance : ce à quoi nous attachons désormais beaucoup d'importance, notre "personnalité" n'existe pas encore, et ne saurait exister, le message est on ne peut plus clair, au moins lorsque l'on a essuyé les éclaboussures de sang sur ses lunettes : les forces retardataires font tout ce qui est en leur pouvoir pour revenir à l'indifférencié, au temps où le "moi" tel qu'on le conçoit en occident, attendait encore sous l'horizon de l'Histoire. En ratatinant le stakhanoviste de la mise aux normes, Thésée laisse le champ libre à un nouveau venu à la surface de Gaïa, l'individu !

Au détour d'un upanishad - les hindous semblent s'être libérés des images du mythe avant les occidentaux - il nous est dit ceci: "celui qui s'est éveillé au "soi", qui l'a retrouvé dans le sombre labyrinthe du corps, devient le créateur de l'univers, l'auteur de toute chose". Reste l'image du labyrinthe, car la frontière n'est pas étanche entre l'expérience intérieure du monde vécue en images et la révolution conceptuelle ...

Sorti victorieux de l'épreuve, Thésée finit par rejoindre Athènes, regroupe les villages et les tribus, installe la démocratie où chaque individu, libéré de la tyrannie mimétique de ceux de son sang, comme de celle du roi-prêtre, ce tout autre qui excipe de son sang, peut faire entendre sa voix.

Notes :

* L'interprétation littérale que nous faisons des mythes, ajoutée à notre condescendance, comme aux diatribes des Pères de l'Eglise, n'ont pas peu contribué à leur relégation aux oubliettes de L'Histoire. Avant même d'envisager d'autres niveaux de lecture, il paraît nécessaire de la critiquer pour ce qu'elle a d'insuffisant et d'anachronique.

Jean-Pierre Vernant, qui ne croyait à aucun miracle, fusse-t-il grec, a très justement et utilement alerté ceux qui auraient des oreilles pour l'entendre, sur la polysémie des mots grecs.

Ainsi "enfanter" peut vouloir dire "produire", quand "naissance" peut signifier "origine"... D'une certaine manière, nous sommes là aussi à la frontière d'un saut psychique qui reste à exhumer : le concept est encore lové dans le mot qui fait image, dans cette image porteuse de sens.

Il faut ajouter à celà, qu'à l'époque où furent élaborés les mythes, la relation au monde se faisait encore majoritairement par l'image, et par elle seule, porteuse de sens, dans l'attente de la pensée conceptuelle qui fit s'éteindre progressivement cette expérience multi-millénaire. L'on peut observer les stigmates de ce "grand remplacement" chez les tout premiers philosophes.

Le plus emblématique de ce saut évolutif du psychisme étant Phérécide de Syros et son serpent Ophioneus qui s'insinue dans les processus positifs . Le plus en souffrance étant Empédocle.

A partir d'Anaximandre, l'affaire était pliée, la pensée conceptuelle s'était définitivement imposée comme seule capable de dire le monde. Nous reviendrons bientôt sur cette période qui nous vit naître.

Pour en revenir à la sexualisation de l'action des dieux qui nous les fit rejeter non pour déviance mais pour anthropomorphisme, il me semble que beaucoup seraient surpris d'apprendre que la première équipe de démolition était constituée des philosophes grecs , suivis des Pères de l'Eglise...

** Il y a une manière de lire le mythe dont les résultats vous surprendront, sous ce nouvel éclairage, Ariane est l'âme de Thésée, Pénélope celle d'Ulysse, Euridyce, celle d'Orphée, Diotime celle de Socrate, Hélène celle des garçons ...etc.


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